Dans un contexte de besoins colossaux en matière budgétaire, Patrick Artus, conseiller économique auprès de Natixis, analyse les dynamiques d’épargne et d’investissement à l’échelle mondiale. Invité de Synapses, il expose les enjeux d’une guerre économique qui pourraient redéfinir les équilibres entre grandes puissances économiques.
L’un des points centraux soulevés par Patrick Artus est l’explosion des besoins d’investissement dans les décennies à venir. Transition énergétique, biodiversité, gestion de l’eau : ces domaines nécessiteront un supplément d’investissement équivalent à 4 à 5 % du PIB mondial chaque année, soit 4 000 à 5 000 milliards de dollars par an pendant 30 ans. Cette transition entraînera une pression accrue sur les ressources en épargne.
Depuis les années 1980, le monde a évolué dans un contexte d’excédent d’épargne, popularisé par l’expression savings glut de Ben Bernanke. Cet excédent était principalement porté par des pays comme la Chine, qui réinvestissaient leurs excédents commerciaux dans des actifs américains, notamment de la dette publique.
Cependant, cette dynamique est en train de changer. La Chine, confrontée à un vieillissement démographique et à une baisse des prix de l’immobilier, pourrait consommer son stock d’épargne à des fins domestiques. De même, les pays exportateurs de pétrole, comme ceux de l’OPEP, commencent à investir massivement dans leurs propres infrastructures pour préparer l’après-pétrole.
Si les États-Unis bénéficient aujourd’hui d’un accès privilégié à l’épargne mondiale, grâce à leur attractivité économique et à des mesures comme l’Inflation Reduction Act (IRA), ce privilège pourrait être remis en question. Les principaux pourvoyeurs d’épargne (Europe, Japon, pays exportateurs de pétrole) auront de plus en plus tendance à mobiliser leurs ressources pour des investissements locaux, réduisant leur capacité à financer les déficits extérieurs américains.
Patrick Artus souligne que l’Europe dispose d’un avantage clé : elle ne souffre pas d’un déficit d’épargne. Avec un excédent de 3 points de PIB sur sa balance courante, elle pourrait théoriquement financer ses propres besoins d’investissement. Cependant, cet excédent profite majoritairement aux États-Unis, qui captent une grande partie de l’épargne européenne grâce à une rentabilité supérieure des entreprises et des mesures fiscales attractives.
Pour rester compétitive, l’Europe devra trouver des solutions pour conserver son épargne. Cela pourrait passer par des incitations fiscales, des dispositifs de soutien à l’investissement local ou encore une relocalisation stratégique des industries clés. Sans cela, l’Europe risque de perdre son avantage comparatif dans des domaines cruciaux comme la transition énergétique.
L’analyse de Patrick Artus met en lumière un affrontement économique majeur entre l’Europe et les États-Unis. Si ces derniers disposent d’atouts structurels comme une démographie dynamique (notamment grâce à l’immigration), des coûts énergétiques réduits et des gains de productivité élevés, l’Europe conserve un potentiel d’investissement grâce à son excédent d’épargne.
Pour les investisseurs, cette dynamique pose une question stratégique : faut-il privilégier les États-Unis, en raison de leur attractivité actuelle, ou parier sur une Europe qui pourrait, à terme, mieux mobiliser ses ressources ?
L’avenir de l’épargne mondiale est en train de se jouer, et les choix économiques de chaque région auront des conséquences majeures sur les équilibres financiers globaux. Alors que l’Europe et les États-Unis s’engagent dans une bataille pour capter les ressources nécessaires à leurs ambitions, les investisseurs devront surveiller de près les évolutions législatives et les initiatives fiscales des deux côtés de l’Atlantique.