L’arrivée de nouveaux conseillers économiques à la Maison Blanche fait resurgir la question du rôle du dollar dans l’économie mondiale. Dans cet entretien, Vincent Bezault interroge Patrick Artus, conseiller économique chez Ossiam, sur les conséquences potentielles pour l’industrie américaine, les capitaux étrangers, et les marchés financiers.
Le statut du dollar remis en cause depuis la Maison Blanche ?
Vincent Bezault : Il y a quelques mois, vous m’expliquiez que le dollar n’était pas réellement menacé. Mais j’ai lu récemment une note de votre part dans laquelle vous vous interrogez sur une possible perte du statut de monnaie de réserve du dollar. Qu’est-ce qui a changé ?
Patrick Artus : Ce qui a changé, c’est la nomination de Stephen Miran au poste de conseiller économique principal de la Maison Blanche. Il a publié de nombreux textes — dont il semble aujourd’hui se distancer — dans lesquels il affirme que la désindustrialisation des États-Unis est liée au rôle de monnaie de réserve du dollar. Ce rôle attire en effet beaucoup de capitaux vers les États-Unis, non seulement dans la dette publique, mais aussi vers les marchés actions et les entreprises américaines.
Une stratégie pour faire baisser le dollar ?
Vincent Bezault : Quelle est la logique derrière cette thèse ?
Patrick Artus : Stephen Miran proposait que les États-Unis exercent des pressions sur les autres pays pour qu’ils vendent leurs dollars. Il envisageait deux options : soit ces pays échangeraient leurs dollars contre de la dette très long terme, soit ils vendraient massivement leurs dollars pour acheter d’autres devises. Mais si cette dette est émise par l’État américain, cela ne ferait pas baisser le dollar. La seule façon d’y parvenir serait que les banques centrales vendent des dollars pour acheter d’autres monnaies, ce qui provoquerait une dépréciation.
Vincent Bezault : L’objectif serait donc de soutenir la compétitivité industrielle ?
Patrick Artus : Exactement. Il s’agirait de réindustrialiser les États-Unis, ce qui est un objectif central de la politique républicaine actuelle. Ce mécanisme s’ajouterait aux droits de douane, également censés protéger l’industrie américaine.
Un débat interne à l’administration Trump
Vincent Bezault : Cette vision est-elle partagée au sein de l’administration ?
Patrick Artus : Pas du tout. Bessent, le secrétaire au Trésor, défend une thèse opposée : pour lui, un dollar fort est bénéfique aux États-Unis. Il met en avant les arguments classiques : un dollar fort permet d’importer à bas prix, et il attire les capitaux. Or, les États-Unis ont besoin de capitaux étrangers pour financer leurs déséquilibres.
Vincent Bezault : Et la communauté économique, de son côté ?
Patrick Artus : À 99 %, les économistes considèrent qu’un dollar fort est favorable aux États-Unis. Il attire les capitaux, permet aux États-Unis d’avoir un déficit extérieur de l’ordre de 4 % du PIB de manière structurelle, sans difficulté de financement. C’est aussi ce qui a permis l’essor des nouvelles technologies.
Nouvelles technologies : le vrai moteur industriel des États-Unis ?
Vincent Bezault : Lorsqu’on parle de réindustrialisation, vous faites remarquer qu’il faudrait intégrer le développement des nouvelles technologies dans cette réflexion. Mais beaucoup de ces technologies sont dépendantes de produits fabriqués à l’étranger, ce qui fragilise tout de même la souveraineté américaine, non ?
Patrick Artus : C’est exact. Mais si vous regardez les exportations de services des États-Unis, vous verrez qu’elles sont en nette progression, en particulier pour les services technologiques. Même si les exportations de biens restent déficitaires — environ 100 milliards de dollars de déficit mensuel hors effets exceptionnels —, le solde des services est en amélioration.
Les services technologiques fournis par les grandes plateformes, les fameuses “7 Magnifiques”, sont très proches de l’industrie. Les États-Unis sont donc en position de force sur ce segment.
Vincent Bezault : Mais même des entreprises comme Nvidia ne fabriquent pas leurs propres puces…
Patrick Artus : C’est vrai, mais des usines de production de semi-conducteurs sont en cours de développement sur le territoire américain. Le véritable problème est celui des compétences : la main-d’œuvre américaine n’a pas toujours le niveau de formation requis pour ce type de production extrêmement précise.
Réindustrialisation : un leurre économique ?
Patrick Artus : En réalité, en misant sur les services informatiques et les technologies de pointe, les États-Unis jouent sur leur avantage comparatif. Leur système universitaire, leurs chercheurs (dont beaucoup viennent de l’étranger), constituent une ressource stratégique majeure. Vouloir revenir à la fabrication d’acier, de jeans ou de chemises n’a aucun sens économique.
Vincent Bezault : La réindustrialisation ne vous semble donc pas crédible à grande échelle ?
Patrick Artus : Elle ne peut être que marginale. Les grandes entreprises ne vont pas détruire leurs chaînes de valeur existantes. Lorsqu’on discute avec des dirigeants d’entreprises implantées aux États-Unis, ils expliquent que leurs chaînes de production sont mondialisées : au Mexique, en Asie, en Chine… Il est hors de question de remettre cela en cause.
On peut imaginer des relocalisations ciblées, venues notamment de pays développés, notamment dans les secteurs très énergivores. Mais cela ne suffira pas à constituer une dynamique macroéconomique de réindustrialisation.
Un dollar faible, une politique risquée pour les États-Unis
Vincent Bezault : Une politique de dollar faible pourrait donc mettre en danger tout l’équilibre économique américain ?
Patrick Artus : Absolument. C’est une politique très négative pour les États-Unis. Elle compromettrait le financement du déficit extérieur. Mais comme je le disais, il est impossible de prévoir quelle ligne sera retenue par l’administration Trump, car les positions sont contradictoires.
Il y a également une incertitude sur la politique monétaire. Le départ de Jerome Powell pourrait conduire Trump à nommer un successeur plus accommodant, favorable à des baisses agressives des taux d’intérêt.
Taux d’intérêt : un risque baissier sur le dollar
Vincent Bezault : Ces éventuelles baisses de taux pourraient-elles elles aussi peser sur le dollar ?
Patrick Artus : Oui. Même sans renoncer officiellement au statut de monnaie de réserve, une politique monétaire expansionniste provoquerait une baisse du dollar par les mécanismes de marché classiques.
On est donc face à deux scénarios :
Une baisse modérée du dollar via une politique monétaire plus souple.
Une baisse très forte du dollar, provoquée par des décisions qui mettraient en danger son statut international.
Il existe aussi un risque institutionnel. Si les investisseurs étrangers perçoivent une remise en cause de l’État de droit aux États-Unis — par exemple, une disparition de la séparation des pouvoirs —, ils pourraient se détourner massivement du dollar. Ce serait un signal extrêmement négatif.
Dette américaine : des déficits massifs en perspective
Vincent Bezault : Revenons à la question de la dette. Si le dollar se déprécie, l’attractivité des titres de dette américains ne risque-t-elle pas de s’éroder aux yeux des investisseurs étrangers ?
Patrick Artus : Absolument. L’attractivité de la dette publique américaine est fragilisée par deux éléments. Premièrement, l’anticipation d’un affaiblissement du dollar. Le dollar est déjà passé de 1,02 à 1,13 contre euro ces derniers mois. Cette tendance, si elle se poursuit, est négative pour les investisseurs étrangers.
Deuxièmement, il y a les perspectives très dégradées des finances publiques. Les chiffres pour les six premiers mois de l’année fiscale 2025 montrent un déficit fédéral proche de 8 % du PIB, contre 6,5 % l’année précédente. Une hausse inquiétante.
Des baisses d’impôts massives sans financements réalistes
Vincent Bezault : Cela s’explique notamment par les projets fiscaux de Donald Trump ?
Patrick Artus : Tout à fait. Il prévoit de reconduire le Tax Cuts and Jobs Act de 2017, qui arrive à échéance. Cette mesure coûte environ 450 milliards de dollars par an. À cela s’ajoutent d’autres annonces : baisse de l’impôt sur les sociétés (de 21 à 15 %), suppression d’impôts sur les pourboires, réduction des impôts locaux, etc. Ce second paquet fiscal représente près de 700 milliards de dollars.
Au total, cela représente environ 1100 milliards de dollars par an. Même si tout ne sera pas voté, une part importante le sera probablement.
Droits de douane : un financement illusoire
Vincent Bezault : Le financement de ces baisses repose en partie sur une hausse des droits de douane, n’est-ce pas ?
Patrick Artus : En théorie, oui. Pour financer tous ces projets fiscaux, il faudrait imposer des droits de douane uniformes de 25 % sur toutes les importations. Aujourd’hui, on en est à environ 13 % en moyenne, en raison des exemptions (comme l’ALENA).
Mais ce scénario est peu réaliste. Trump a déjà reculé sur l’électronique, sur les pièces automobiles, et sans doute sur d’autres biens comme les articles de sport, soumis à de forts lobbies. Il a même reconnu que des droits de douane à 145 % sur la Chine ne sont pas soutenables dans la durée.
L’effet boomerang des taxes à l’importation
De plus, toutes les études — celles de la Peterson Institute ou du Pew Institute — montrent que les recettes espérées des droits de douane sont largement surestimées. L’impact négatif sur l’activité économique et la consommation fait que l’État ne récupère que la moitié des recettes brutes escomptées.
Moins de recettes, plus de dépenses
Vincent Bezault : Donc, en résumé : moins de recettes et plus de dépenses ?
Patrick Artus : Exactement. Du côté des dépenses, les promesses de réductions budgétaires sont illusoires. Même Elon Musk a révisé ses prévisions, et on est très loin de l’objectif de 150 milliards de dollars. D’autant que les chiffres avancés incluent parfois des mesures déjà décidées.
Ajoutons à cela une hausse des dépenses militaires et des droits de douane inférieurs aux prévisions. On peut donc s’attendre à un déficit public supérieur à 7 % du PIB. Le Congressional Budget Office, même sans inclure les nouvelles baisses d’impôts, projette une dette publique au-delà de 120 % du PIB en 2030.
Vers des taux longs américains plus élevés ?
Patrick Artus : Tout cela a un impact direct sur les taux d’intérêt à long terme. Le taux à 10 ans est aujourd’hui à 4,30 %. Il pourrait dépasser les 4,50 %, voire plus, même si la Fed devient plus accommodante après le départ de Jerome Powell.
Cela se traduira par moins d’achats de Treasuries, ce qui fragilise encore le financement du déficit extérieur. Les États-Unis ont besoin d’environ 4 points de PIB de capitaux étrangers par an. Cela passe notamment par des achats d’obligations et d’actions américaines.
Marché actions : entre soulagement et incertitude
Vincent Bezault : Ces incertitudes s’étendent-elles aussi au marché actions américain ?
Patrick Artus : Oui. À court terme, si Trump confirme la désescalade tarifaire, il y aura un soulagement qui pourrait faire monter le marché. Le S&P 500 et le Nasdaq ont déjà retrouvé la moitié de leur baisse précédente.
Mais à long terme, il y a deux grandes incertitudes :
Les effets résiduels des droits de douane sur l’activité et la consommation.
La rentabilité des investissements massifs dans l’intelligence artificielle.
Les États-Unis investissent 350 milliards de dollars cette année dans l’IA, mais on ne sait pas encore quels revenus en seront tirés. Cette incertitude pèse sur les perspectives à long terme du marché actions.
Un marché américain vulnérable à plusieurs niveaux
Vincent Bezault : Donc, pour résumer, vous pensez que les actifs américains — dette comme actions — pourraient devenir moins attractifs ?
Patrick Artus : Exactement. Le déficit budgétaire, la politique monétaire, les droits de douane, et les incertitudes technologiques forment un cocktail dangereux. Même si les marchés peuvent continuer à monter à court terme, les fondamentaux restent fragiles.
Une administration divisée, un cap incertain
Vincent Bezault : Pour conclure, vous évoquez des visions divergentes au sein de l’administration américaine : Bessent favorable à un dollar fort, Miran à un dollar faible pour soutenir la réindustrialisation. À court terme, Trump semble reculer sur sa logique douanière, ce qui pourrait soutenir le marché actions. Mais à plus long terme, les défis budgétaires et institutionnels pèseront sur les actifs américains.
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