Dans cet entretien, Vincent Bezault interroge Pierre Sabatier, président du cabinet d’analyse économique Primeview et président de l’AUREP, sur les perspectives des marchés financiers. De la stratégie de Donald Trump aux déséquilibres européens, en passant par le réveil de la bourse chinois, l’économiste livre une analyse des tendances qui devraient orienter les portefeuilles dans les prochains mois. Un tour d’horizon exhaustif et des choix d’allocation assumés, précis et solidement étayés.
Vincent Bezault : Commençons par les États-Unis. Donald Trump n’est-il pas en train de réussir son pari ? Lorsqu’il a annoncé en avril des droits de douane prohibitifs, le marché a immédiatement craint une récession, provoquant un flash krach. Depuis, les indices ont rebondi et atteignent de nouveaux plus hauts. La croissance américaine reste solide : 3,3 % au deuxième trimestre, et selon le modèle GDPNow de la Fed d’Atlanta, elle dépasserait 3 % au troisième trimestre. Trump exerce par ailleurs une forte pression sur la Fed pour qu’elle baisse les taux. Dans ce contexte, les actions américaines n’ont-elles pas un boulevard devant elles, malgré leur valorisation élevée ?
Pierre Sabatier : D’abord, revenons quelques mois en arrière. Beaucoup d’observateurs ont réagi aux annonces de Trump en projetant leur opinion — souvent négative, surtout en Europe — sur les conséquences économiques. Certains affirmaient que le dollar allait perdre son statut de monnaie de réserve, ce qui aurait constitué un bouleversement colossal pour les marchés financiers. Or, les États-Unis ne se résument pas à leur président. Ce n’est pas un régime présidentiel à la française : le système repose sur des institutions qui poursuivent avant tout la défense des intérêts américains.
Avec le recul de quelques mois, force est de constater que ces scénarios ne se sont pas réalisés. Le dollar n’a pas perdu son statut. Les États-Unis ne sont pas devenus insolvables. Au contraire, les marchés financiers ont montré leur résilience. Cela illustre une réalité qu’il faut rappeler : les États-Unis ne se résument pas à la personnalité de leur président. Leur système repose sur une continuité institutionnelle qui vise un seul objectif : défendre les intérêts américains.
États-Unis : un pari protectionniste qui semble porter ses fruits
Vincent Bezault : Donc si l’objectif était de regagner en compétitivité vis-à-vis du reste du monde, ce pari semble gagné ?
Pierre Sabatier : Si l’on évalue le pari de Trump à l’aune de la compétitivité, la réponse est claire : oui, il a atteint son objectif.
Prenons le cas de l’Europe. Les droits de douane imposés s’établissent autour de 15 %. Cela peut sembler modéré, mais il faut y ajouter l’appréciation de l’euro de 12 % face au dollar depuis le début de l’année. Le cumul représente environ 25 % de gain de compétitivité pour les entreprises américaines. Autrement dit, sans rien produire de plus, elles vendent désormais 25 % moins cher sur les marchés mondiaux qu’en janvier.
Face à la Chine, le mécanisme est différent. Le yuan n’a pas évolué par rapport au dollar. Il n’y a donc pas eu de compensation via le change. D’où la décision américaine d’augmenter fortement les taxes douanières ciblées. Cela montre une logique constante : les États-Unis frappent uniquement là où le rapport de force leur est favorable. Là où ils risqueraient de se mettre en difficulté, ils préfèrent instaurer des moratoires ou temporiser.
Cette approche traduit une réalité profonde : les États-Unis ne sont pas suicidaires. Ils arbitrent constamment pour défendre leur compétitivité.
U.S. : une économie qui ralentit… comme attendu
Vincent Bezault : Cela veut-il dire que l’économie intérieure n’a pas souffert de cette politique protectionniste ?
Pierre Sabatier : Non. L’économie américaine connaît un ralentissement, mais celui-ci est parfaitement cohérent avec le cycle. Il faut d’ailleurs rappeler un point méthodologique : nous passons beaucoup de temps à commenter des chiffres économiques qui, quelques mois plus tard, sont souvent révisés en profondeur. C’est particulièrement vrai pour les statistiques d’emploi.
Il y a quelques mois, les créations d’emplois paraissaient surprenamment fortes. Mais les révisions récentes ont montré qu’elles avaient été surestimées. Cela remet en perspective les discours qui annonçaient une économie en surchauffe. En réalité, l’emploi, comme d’autres indicateurs, montre une économie qui ralentit progressivement, ce qui est normal au regard des taux d’intérêt élevés et d’une politique monétaire restrictive.
C’est une bonne nouvelle : cela signifie que les mécanismes économiques jouent leur rôle. Les taux freinent la demande, la croissance ralentit, mais sans dérapage brutal.
La Fed sous pression ?
Vincent Bezault : Trump continue de demander à la Fed de baisser les taux. La banque centrale agit-elle sous son influence ?
Pierre Sabatier : C’est une illusion de penser que la Fed obéit aux injonctions politiques de Trump. Elle suit ses mandats : stabilité des prix et plein emploi. Or, sur ces deux fronts, la situation évolue dans un sens qui justifie une baisse des taux.
• L’inflation est sous contrôle, loin des craintes de surchauffe.
• L’emploi ralentit, et comme toujours aux États-Unis, quand la dynamique se retourne, le chômage finit par grimper.
Historiquement, chaque fois que les chiffres de l’emploi basculent, la Fed intervient. Elle n’a pas besoin de Trump pour le faire.
Ce qui est exceptionnel aujourd’hui, c’est la séquence inédite : après une première baisse, la Fed a marqué une pause. Depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est rarissime. Elle a attendu que les données confirment le ralentissement avant d’aller plus loin. Cela témoigne de son prudence.
U.S. : une dette publique insoutenable ?
Vincent Bezault : Le poids de la dette américaine, plus de 36 000 milliards de dollars, n’est-il pas une bombe à retardement ?
Pierre Sabatier : Il faut distinguer deux choses : le stock de dette et son service. Ce n’est pas le montant nominal qui est problématique, mais les intérêts à payer chaque année. Actuellement, ils absorbent environ 20 % des recettes fiscales américaines. C’est colossal.
Deux leviers existent pour alléger ce fardeau. La baisse des taux d’intérêt. Comme la dette américaine est financée sur des maturités courtes, la sensibilité est très forte. Une détente rapide des taux ferait immédiatement baisser la charge.
Une hausse des recettes fiscales. Les États-Unis prélèvent relativement peu d’impôts au regard de leur PIB. C’est un levier qui sera probablement activé par les prochains présidents, mais pas encore à court terme.
Regardons le Japon : il affiche plus de 250 % de dette/PIB, mais financée à quasi 0 %. Le pays ne s’est pas effondré. Tant que les taux restent faibles, un stock élevé de dette n’est pas insoutenable.
C’est pour cela que la Fed a intérêt à accompagner le cycle. En baissant ses taux, elle soutient non seulement l’économie privée, mais aussi la soutenabilité de la dette fédérale.
L’impact de la baisse du dollar face à l’euro
Vincent Bezault : Vous avez évoqué le rôle du dollar. Si l’on retraite la performance des indices américains en tenant compte de la dépréciation de la devise, la perspective change. Pour un investisseur européen, la hausse du marché américain est moins impressionnante si elle est compensée par un affaiblissement du dollar face à l’euro. Certains envisagent même que l’euro puisse poursuivre son mouvement et grimper vers 1,25 ou 1,30. Est-ce un scénario plausible ?
Pierre Sabatier : Je n’y crois pas. Un tel niveau serait insoutenable pour l’Europe. Rappelons que la demande interne du continent est structurellement faible : vieillissement de la population, faible dynamisme de consommation, tendance à l’épargne. Pour compenser, l’Europe dépend de la demande externe, donc de ses exportations.
Or, si l’euro continue de s’apprécier, les entreprises européennes perdent en compétitivité sur les marchés mondiaux. À un certain seuil, cela devient une véritable récession entrepreneuriale : les marges s’érodent, les exportations reculent, et c’est tout le tissu industriel qui souffre.
Le problème est aggravé par le fait que l’euro ne s’est pas seulement apprécié contre le dollar, mais aussi contre le yuan chinois. Pékin ayant défendu sa monnaie, la hausse de l’euro s’est traduite par un renchérissement simultané vis-à-vis de deux grands partenaires commerciaux.
Dans ces conditions, il est difficile d’imaginer que l’euro grimpe bien au-delà des niveaux actuels. Les autorités européennes savent qu’une monnaie trop forte étranglerait leurs entreprises. Quant aux Américains, ils n’ont pas intérêt non plus à laisser filer le dollar à la baisse.
Vincent Bezault : Pour un investisseur européen, cela veut dire que le risque de change est désormais largement derrière nous ?
Pierre Sabatier : Oui. Les taux de change actuels sont assez proches d’un point d’équilibre. La crainte que les performances des actions américaines soient annulées par la faiblesse du dollar est désormais limitée.
Crédibilité du dollar : pas d’alternative
Vincent Bezault : Certains continuent d’affirmer que le dollar pourrait perdre son statut de monnaie de réserve internationale. Est-ce un risque sérieux ?
Pierre Sabatier : C’est un faux débat. On peut raisonner par l’absurde : pour que le dollar perde ce rôle, il faudrait qu’une autre devise le remplace. Or, quelle est l’alternative ?
• L’euro ? Trop d’hétérogénéité politique au sein de la zone. Les investisseurs mondiaux ne veulent pas d’une monnaie dont l’avenir dépend de 27 gouvernements.
• Le yuan chinois ? Pékin contrôle trop étroitement ses marchés de capitaux. La Chine n’a pas encore la crédibilité d’une monnaie librement convertible et transparente.
• Le yen ou la livre sterling ? Pas de masse critique.
En pratique, il n’y a aucune alternative crédible. Le dollar reste soutenu par la puissance américaine sur tous les plans : économique, militaire, financier, technologique. Il conserve donc son rôle pivot.
Fractures sociales américaines : le vrai risque interne
Pierre Sabatier : Si l’on cherche un risque majeur, il est plutôt interne. Les politiques de Donald Trump sont procycliques : elles favorisent ceux qui bénéficient déjà de la dynamique, sans réduire les inégalités. En clair, les grandes entreprises, notamment les géants de la technologie, captent l’essentiel des gains. Les classes moyennes et populaires, elles, ne voient pas leur situation s’améliorer.
Cela crée un élastique social de plus en plus tendu. Aux États-Unis, l’histoire montre que ce genre de déséquilibre finit toujours par générer une radicalité politique. Trump en est une manifestation, mais il pourrait un jour être remplacé par une autre forme de radicalité, peut-être d’orientation différente.
Vincent Bezault : Donc ce n’est pas l’Amérique dans son ensemble qui caracole, mais quelques locomotives, tandis que le reste du tissu économique reste en retrait ?
Pierre Sabatier : Exactement. Les statistiques globales donnent l’impression que l’économie américaine est en plein essor. Mais si l’on regarde dans le détail, ce sont quelques trusts technophiles qui tirent la moyenne. Les autres entreprises, les wagons du train, avancent beaucoup plus lentement.
Leçon du passé: Roosevelt contre Standard Oil
Cette situation rappelle la fin du XIXe siècle. Trump cite souvent William McKinley, président protectionniste et nationaliste. Mais souvenons-nous de la suite : McKinley a été assassiné en 1901, et son vice-président, Théodore Roosevelt, lui a succédé avec un programme radicalement différent.
Roosevelt a lancé une lutte antitrust acharnée, allant jusqu’au démantèlement de la Standard Oil en 1911. Pourquoi ? Parce que l’élastique social et économique était trop tendu. Trop de pouvoir concentré dans les mains de quelques acteurs crée un risque systémique.
Ce parallèle est éclairant. Aujourd’hui, les géants de la technologie jouent le rôle de Standard Oil. Tant que le système fonctionne, ils prospèrent. Mais si la société américaine juge que le déséquilibre est devenu intenable, il peut y avoir un changement brutal des règles du jeu. Pour les marchés, cela signifierait des phases de volatilité extrême : +50 %, −50 %, à répétition.
Actions : les locomotives américaines
Vincent Bezault : Si l’on regarde vos graphiques sectoriels, on constate que seuls trois secteurs surperforment réellement : les technologies de l’information, la consommation discrétionnaire et les télécoms. Doit-on continuer à miser sur eux ?
Pierre Sabatier : Oui, parce que derrière ces appellations, on retrouve toujours les mêmes noms : Microsoft, Apple, Nvidia, Amazon, Tesla, Meta, Alphabet. Ces entreprises possèdent deux atouts décisifs :
– la technophilie : elles savent intégrer les innovations pour générer des gains de productivité supérieurs à la moyenne.
– le cash : elles disposent de montagnes de liquidités, qui leur permettent non seulement de financer leur propre recherche, mais aussi de racheter toute innovation menaçante.
Ces deux avantages rendent leur domination presque impossible à contester tant que les règles du jeu ne changent pas. Elles expliquent la surperformance durable de Wall Street.
D’autres secteurs à surveiller ?
Vincent Bezault : Mais avec la baisse des taux, d’autres secteurs ne pourraient-ils pas bénéficier d’un regain d’intérêt ?
Pierre Sabatier : Absolument. L’entrée en cycle de baisse des taux crée une opportunité pour les financières. Quand la courbe des taux se repentifie, les banques voient leurs marges d’intermédiation se reconstituer. Aux États-Unis, elles sont encore à la traîne par rapport aux trusts technophiles. Elles pourraient donc devenir les gagnants complémentaires des prochains mois.
Obligations américaines : miser sur la duration longue
Vincent Bezault : Et du côté des obligations, quelle est votre recommandation ?
Pierre Sabatier : Nous restons surpondérés. Les obligations américaines jouent le rôle de réserve de valeur. À ces niveaux de taux, la sensibilité à une baisse est très forte. Cela signifie qu’en cas de poursuite de l’assouplissement, leur prix pourrait s’apprécier rapidement.
Il faut privilégier la partie longue de la courbe, car c’est là que le potentiel est le plus important. Les maturités courtes réagiront, mais le véritable gain viendra des échéances longues.
L’Europe, une zone en panne ?
Vincent Bezault : Passons à l’Europe. Si je brosse le tableau à grands traits : la France, deuxième économie de la zone, est enlisée dans ses problèmes politiques. L’Allemagne avait suscité de l’espoir avec son plan de relance, qui a donné un regain temporaire à certaines valeurs de la cote, notamment allemandes, mais on commence à douter de la vitesse d’exécution. Et puis il y a les cas contrastés : l’Espagne et l’Italie voient leur statut obligataire se raffermir, tandis que celui de la France se dégrade. Bref, un tableau où il est difficile de distinguer les locomotives. Dans ce contexte, les actions européennes ne sont-elles pas condamnées à sous-performer durablement les actions américaines, compte tenu de perspectives beaucoup plus moroses ?
Pierre Sabatier : Votre diagnostic est juste. Du point de vue d’un investisseur international, l’Europe n’est pas la zone la plus attractive. Elle cumule plusieurs handicaps structurels.
Le premier, c’est sa croissance potentielle, plus faible qu’ailleurs. Le facteur majeur, c’est le vieillissement démographique : moins de main-d’œuvre disponible, moins de dynamisme de consommation, une tendance à l’épargne plus forte. Tout cela pèse sur la demande interne.
Le deuxième handicap, c’est la complexité institutionnelle. L’Europe a une monnaie unique, mais des politiques budgétaires nationales. Chaque pays conserve une autonomie qui limite la cohérence d’ensemble. Cela rend les prises de décision lentes et souvent incomplètes. Les spreads de taux restent contenus, mais les divergences entre États persistent.
Le troisième handicap, c’est l’instabilité politique, particulièrement en France. Pour un investisseur global, ces incertitudes créent une prime de risque supplémentaire. Quand d’autres zones offrent de la lisibilité, pourquoi se compliquer la vie en s’exposant à une région où « le bazar » est permanent ?
L’Europe : une zone à éviter ?
Pour un investisseur international, la comparaison est vite faite. Aux États-Unis, malgré les excès de Trump, la ligne politique est claire et les taux de croissance potentiels sont supérieurs. En Chine, malgré la crise immobilière, on voit une volonté politique assumée pour relancer l’économie et les marchés. En Europe, on voit quoi ? Des débats sans fin, des blocages institutionnels, des gouvernements fragiles.
Résultat : la perception extérieure est celle d’une zone où il y a « trop de bruit », trop de complexité. Et donc, on réduit l’exposition. On l’a vu cette année : les flux d’investissement internationaux se sont rapatriés vers les États-Unis dès lors que le spectre d’une récession américaine s’est éloigné. Les capitaux, qui avaient temporairement soutenu les actions européennes au premier semestre, repartent de l’autre côté de l’Atlantique.
Cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner totalement l’Europe. Mais globalement, oui, la zone est vouée à sous-performer par rapport aux États-Unis, tant que ses handicaps structurels ne sont pas traités.
Bourse européenne : sous-pondérer, mais ne pas sortir totalement
Vincent Bezault : Cela revient donc à sous-pondérer l’Europe dans un portefeuille international ?
Pierre Sabatier : Exactement. Mais attention : sous-pondérer ne veut pas dire zéro. Il ne faut pas confondre prudence et désengagement complet.
L’Europe dispose de deux soutiens importants :
Un soutien monétaire : la BCE a déjà abaissé ses taux directeurs à 2 %, un niveau que beaucoup jugeaient inatteignable. Elle pourra aller plus bas, car l’économie européenne en a besoin.
Un soutien budgétaire, certes parcellaire, mais réel. Même en Allemagne, pays habituellement très réticent, des plans existent. Leur mise en œuvre est lente, à cause des coalitions, mais le principe est acté.
Cela signifie que l’Europe n’est pas condamnée à l’effondrement. Elle peut offrir des opportunités. Mais elles se situent au niveau microéconomique, pas au niveau macro. Autrement dit : ce n’est pas l’Europe en bloc qu’il faut jouer, mais certaines entreprises, certains secteurs, et parfois certains pays.
Cycle monétaire : le rôle moteur des bancaires
Vincent Bezault : Vos graphiques sectoriels montrent que les bancaires ont surperformé de manière spectaculaire au cours des douze derniers mois. Est-ce encore un pari à conserver ?
Pierre Sabatier : Ce qui s’est passé était prévisible. Quand une banque centrale engage un cycle de baisse des taux, cela provoque une repentification de la courbe des taux :
• Les taux courts baissent vite.
• Les taux longs baissent plus lentement.
Or, une banque vit de cette transformation. Elle emprunte court pour prêter long. Si elle se refinance à trois mois à 2 %, et qu’elle prête à vingt ans à 4,2 %, sa marge est de 2,2 %. Si les taux courts étaient restés à 4 % pour un prêt à 4,2 %, sa marge n’aurait été que de 0,2 %.
C’est la mécanique classique du cycle monétaire. À cela s’ajoute l’effet volume : quand les taux baissent, le crédit repart, et les banques gagnent aussi sur le volume distribué. C’est exactement ce que nous avons observé en Europe : les bancaires ont bénéficié à plein de cette configuration.
Les foncières : autres gagnantes du cycle monétaire
Il ne faut pas oublier les foncières (immobilier coté), qui profitent également d’un cycle de baisse des taux. Leurs bilans sont très endettés. Quand le coût de financement baisse, leur situation s’améliore mécaniquement. De plus, la valeur de leurs actifs immobiliers remonte, car le rendement exigé par les investisseurs diminue.
Les foncières ont donc, elles aussi, bénéficié du cycle monétaire en Europe.
Alléger les bancaires ?
Vincent Bezault : Mais aujourd’hui, est-ce encore un bon pari ?
Pierre Sabatier : Non, pas vraiment. Le mouvement a déjà été largement consommé. Les bancaires ont connu une surperformance de l’ordre de 40 %, ce qui est colossal en un laps de temps si court.
Désormais, la BCE a signalé une pause. Certes, elle pourra encore baisser, mais la plus grosse partie du chemin est faite. Par ailleurs, l’économie européenne reste molle. Le volume de crédit distribué ne va pas exploser.
Autrement dit, l’histoire qui a soutenu les bancaires est désormais dans les cours. Il est donc raisonnable d’alléger les positions.
Trop tôt pour les cycliques ?
Vincent Bezault : Théoriquement, après le cycle monétaire, vient le cycle économique. Quand la reprise est enclenchée, ce sont les cycliques qui en profitent. Est-ce le moment ?
Pierre Sabatier : Pas encore. Dans un schéma idéal, après les financières, on mise sur les secteurs cycliques : industrie, consommation, matériaux. Mais en Europe, les signaux sont trop hétérogènes et trop incertains.
• L’Allemagne avance lentement, freinée par ses coalitions politiques et par le vieillissement de sa population.
• La France est minée par une instabilité politique qui dissuade les investisseurs étrangers.
• L’Italie et l’Espagne s’en sortent mieux, mais cela ne suffit pas à tirer l’ensemble.
Résultat : il est trop tôt pour jouer massivement les cycliques. La reprise européenne n’est pas assez solide.
Le bon positionnement : stock picking et biais défensif
Vincent Bezault : Concrètement, quelle stratégie recommandez-vous pour l’Europe ?
Pierre Sabatier : Trois lignes directrices.
Sous-pondérer l’Europe par rapport aux États-Unis dans les allocations globales.
Pratiquer le stock picking : ne pas acheter « l’Europe » en bloc, mais sélectionner les entreprises solides, dotées de visibilité et de pricing power, capables de se projeter à l’international.
Garder un biais défensif. Dans une zone où la croissance interne est faible et où la demande dépend des exportations, il vaut mieux privilégier les sociétés qui peuvent résister à des vents contraires.
L’Europe n’est pas condamnée à l’échec, mais elle ne peut être abordée que de façon chirurgicale.
Chine : Après cinq années de correction, un marché qui se réveille
Vincent Bezault : Parlons maintenant de la Chine. Le marché action chinois a connu une correction sévère : entre février 2021 et fin 2023-début 2024, il a perdu près de 65 % de sa valeur, certains calculs évoquent même une chute de 70 %. Une véritable hémorragie boursière. Pourtant, depuis quelques mois, on observe un réveil : les indices reprennent de la couleur, alors que l’économie réelle reste plombée par une crise immobilière persistante, une consommation fragile et des tendances déflationnistes. Est-ce seulement un rebond technique lié aux valorisations très basses, ou y a-t-il des raisons plus structurelles d’espérer ?
Pierre Sabatier : Nous avons pris la décision de surpondérer les actions chinoises dès le premier semestre 2024, et ce pour deux raisons principales.
Premièrement, les valorisations. Après une baisse de 65 %, une grande partie du pire scénario est déjà intégrée dans les cours. La Chine ne disparaît pas. Elle reste la deuxième puissance économique mondiale, avec une base industrielle immense, une capacité d’innovation réelle et une démographie entrepreneuriale très forte. Même si son économie ralentit, elle ne peut pas être traitée comme un marché secondaire.
Deuxièmement, la volonté politique. Pékin a clairement choisi de réorienter l’épargne domestique vers ses marchés financiers. L’objectif est explicite : compenser la faiblesse du secteur immobilier en recréant un effet richesse via les actions. Cette stratégie est soutenue et encouragée par les autorités, tant sur le plan monétaire (liquidités abondantes) que budgétaire (mesures de soutien ciblées).
Bourse chinoise : les catalyseurs sont là
Le prix n’est qu’un élément. Une action bon marché peut le rester indéfiniment si rien ne change dans son environnement. Ce qui compte, ce sont les catalyseurs. Et en Chine, nous en voyons plusieurs :
Une volonté politique claire et affichée. Pékin ne se contente pas de déclarations, il agit.
Une stratégie de long terme visant à renforcer la technologie domestique, seule réellement capable de rivaliser avec les géants américains.
Une orientation de l’épargne interne vers la Bourse, qui crée un flux structurel de capitaux.
Ces éléments montrent que la Chine ne vit pas seulement un rebond technique, mais une réallocation profonde.
Chine : une bourse en « marches d’escalier » ?
Vincent Bezault : Peut-on alors faire du market timing en Chine ?
Pierre Sabatier : C’est très difficile. Dans un marché aussi dévalorisé, le rebond se fait rarement en ligne droite. Il prend la forme de marches d’escalier :
• Une annonce politique déclenche une forte hausse.
• Le marché consolide, parfois violemment.
• Une nouvelle mesure relance la dynamique.
C’est un mouvement heurté, mais prévisible dans son schéma. Pour un investisseur, il faut tenir sa ligne et accepter cette volatilité technique. Tenter de sortir et de revenir au bon moment conduit presque toujours à manquer l’essentiel de la performance.
Chine : de marché émergent à marché mûr
La manière dont les portefeuilles internationaux sont construits crée une aberration.
Pour les marchés développés (États-Unis, Europe, Japon), on définit toujours une borne basse et une borne haute. Même si l’on est négatif, on conserve une exposition minimale.
Pour les marchés émergents, c’est binaire : soit on en détient, soit on peut descendre à zéro.
Or, la Chine est encore classée « émergent » dans les grands indices comme le MSCI. Pourtant, c’est désormais une puissance économique mature, dotée de la deuxième place mondiale en PIB, d’infrastructures modernes, et d’un appareil industriel sans équivalent.
Résultat : elle est structurellement sous-pondérée dans les portefeuilles internationaux. Beaucoup d’investisseurs institutionnels n’ont aucune exposition à la Chine, alors même que sa taille justifierait l’inverse.
Nous considérons que la Chine doit être traitée comme un marché développé : toujours présente dans un portefeuille, avec un poids ajusté selon le cycle, mais jamais zéro.
Bourse chinoise : stop ou encore ?
Les cours actuels intègrent déjà beaucoup de mauvaises nouvelles : crise immobilière, consommation fragile, croissance en berne. Mais ils n’intègrent pas encore la force des catalyseurs politiques et financiers que nous évoquions.
Les autorités chinoises sont déterminées à relancer leur économie et à faire des marchés financiers un pilier stratégique. Quand vous avez ce degré de visibilité sur la volonté d’un État aussi puissant, vous ne pariez pas contre lui.
La techno chinoise : seule rivale crédible des États-Unis ?
Vincent Bezault : Vous avez mentionné la technologie. Est-ce aujourd’hui le moteur principal du marché chinois ?
Pierre Sabatier : Oui. C’est probablement le seul secteur capable de rivaliser réellement avec les États-Unis.
La Chine a identifié la tech comme domaine prioritaire : semi-conducteurs, intelligence artificielle, 5G, e-commerce, véhicules électriques. Les géants chinois (Alibaba, Tencent, Huawei, BYD) sont encouragés, financés et protégés par l’État.
À long terme, c’est cette bataille technologique qui déterminera l’équilibre des puissances économiques. Pour un investisseur, s’exposer à la Chine, c’est aussi miser sur cette confrontation, qui ne fait que commencer.
Quelle allocation d’actifs adopter ?
• Aux Etats-Unis : surpondérer les actions, en privilégiant les trusts technophiles et les financières, et conserver une forte exposition aux obligations longues.
• En Europe, il faut sous-pondérer, alléger les bancaires, éviter les cycliques, et pratiquer un stock picking défensif.
• En Chine, il faut considérer le pays comme un marché mûr, maintenir une exposition permanente, et aujourd’hui le surpondérer, en acceptant la volatilité inhérente à son mode de fonctionnement.
Pierre Sabatier : C’est exactement cela. Notre conviction est que le monde actuel est traversé par des forces contradictoires, mais qu’il reste possible de bâtir une stratégie cohérente si l’on s’appuie sur les données économiques, les rapports de force politiques et les dynamiques sectorielles. Les investisseurs qui sauront lire ces signaux auront une longueur d’avance.
La Synthèse de Vincent
États-Unis : vous préconisez une surpondération des actifs américains. Côté actions, il faut continuer à miser sur les trusts technophiles — Microsoft, Apple, Nvidia, Amazon, Meta, Alphabet, Tesla — qui restent les locomotives de Wall Street. Mais vous ajoutez désormais les financières, grandes bénéficiaires de la baisse des taux et de la repentification de la courbe. Côté obligations, la priorité va aux titres de longue duration, qui offrent une forte sensibilité à la détente des taux.
Europe : la zone reste à sous-pondérer dans l’allocation mondiale. Les bancaires, dopées par le cycle monétaire, ont déjà donné l’essentiel de leur potentiel : il faut alléger. Le passage au cycle cyclique est trop incertain, compte tenu des faiblesses structurelles (croissance potentielle basse, demande interne atone, instabilité politique). La bonne approche est donc le stock-picking défensif, avec une sélection rigoureuse des pays et des valeurs capables de résister. • Chine : après une chute de près de 65 %, le marché offre un point d’entrée attractif. La volonté politique de Pékin de soutenir ses marchés financiers et de renforcer sa technologie domestique crée un cadre porteur. Pour vous, la Chine doit être considérée comme un marché mûr, c’est-à-dire présent en permanence dans les portefeuilles, avec un poids modulé selon le cycle. Aujourd’hui, vous plaidez pour une surpondération, en acceptant une volatilité en marches d’escalier.
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Les valeurs de qualité qui constituent les Sélections Elite sont toujours délaissées. Nous continuons à y voir une opportunité, car le marché peut raconter ce qu’il veut, in fine la qualité finit toujours par payer.