Depuis le début de l’année, la bourse U.S. montre des signes d’inquiétude : au 12 mars 2025, le S&P 500 affiche une baisse de 4,6 %, tandis que le Nasdaq chute de 8,5 %. Faut-il y voir la confirmation d’un scénario de récession aux États-Unis ou une réaction excessive des marchés ?
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Wall Street face au risque de récession : un excès de pessimisme ?
Vincent Bezault : Wall Street semble intégrer le scénario d’une récession.
Depuis le début de l’année – et nous sommes le 13 mars 2025 au moment d’écrire ces lignes – les performances citées sont donc arrêtées à la clôture du 12 mars.
Depuis le début de l’année, le S&P 500 a reculé de 4,6 %, tandis que le Nasdaq a corrigé de 8,5 %.
Est-ce que les investisseurs ont raison de jouer ce scénario, ou vont-ils un peu vite en besogne ?
Patrick Artus : Trois chocs vont affecter l’économie américaine.
Le premier, c’est l’explosion du déficit public. Nous avons eu les chiffres du Congressional Budget Office portant sur le quatrième trimestre de l’année dernière (qui correspond à l’année fiscale). Sur les deux premiers mois de l’année, le déficit public dépasse 1 100 milliards de dollars. Les prévisions tablent désormais sur un déficit dépassant 7 points de PIB pour l’année fiscale entière.
Il faut noter que cette anticipation d’une hausse du déficit public a provoqué en Europe une hausse des taux d’intérêt. Or, cela a été totalement ignoré par le marché américain, qui reste focalisé sur d’autres aspects.
Le marché obligataire anticipe une récession
Vincent Bezault : D’ailleurs, le marché obligataire américain semble plutôt jouer le scénario de la récession, puisque les taux longs américains ont baissé.
Nous étions à 4,80 % le 14 janvier, et au moment où nous enregistrons, le 13 mars, nous sommes à 4,30 %.
Patrick Artus : Exactement. Et les marchés ignorent totalement la dérive du déficit extérieur.
Je reviendrai sur la qualité de la dette publique des États-Unis, mais avant cela, un deuxième facteur clé : l’inflation.
Nous avons une inflation sous-jacente qui ne baisse plus. Pour février, elle s’établit à 3,3 %, et elle inquiète la Réserve fédérale (Fed).
S’ajoute une incertitude sur l’ampleur des droits de douane qui seront mis en place par l’administration Trump sur le Canada, le Mexique, l’Europe et la Chine, entre autres.
Un autre facteur souvent sous-estimé : l’impact des travailleurs sans papiers aux États-Unis. Beaucoup d’entre eux, craignant des expulsions, pourraient renoncer à travailler. Actuellement, 7 millions de sans-papiers occupent un emploi aux États-Unis, ce qui représente une part non négligeable de la main-d’œuvre.
Si ces facteurs se conjuguent, l’inflation pourrait très bien remonter à 4 % dans la seconde moitié de l’année. Pourtant, le marché obligataire et le marché des taux courts, qui anticipent les décisions de la Réserve fédérale, semblent totalement ignorer ce risque inflationniste.
Aujourd’hui, parmi les trois risques – déficit public, inflation et affaiblissement de la croissance – les marchés ne se focalisent que sur le dernier.
C’est ce qui a conduit :
– à une baisse des anticipations de taux de la Fed de 75 points de base ;
– à une baisse des taux longs de 50 points de base ;
– et à un repli des marchés actions.
Si l’on compare aux niveaux du pic de marché, la baisse est encore plus marquée : -12 % pour le Nasdaq et -8 % pour le S&P 500.
Autrement dit, le marché américain s’inquiète davantage d’une récession que de l’inflation ou du déficit public.
Or, je pense que cette réaction néglige la réponse de la Réserve fédérale et le risque d’une détérioration de la perception de la dette publique américaine.
Une erreur d’appréciation des marchés ?
Vincent Bezault : Justement, commençons par la Réserve fédérale. En quoi le marché sous-estime-t-il sa réaction ?
Patrick Artus : Si l’inflation atteint 4 % d’ici la fin de l’année, la Réserve fédérale ne baissera pas ses taux d’intérêt de 75 points de base, comme le marché l’anticipe actuellement. Au contraire, elle pourrait les relever.
Le marché est totalement à contre-courant, du moins tant que Jerome Powell dirigera la Fed. Powell restera en poste jusqu’en mai 2026, et il a affirmé à plusieurs reprises son indépendance vis-à-vis des pressions politiques.
Si les mesures de l’administration Trump font effectivement remonter l’inflation autour de 4 %, alors la Fed réagira en conséquence, et nous aurons des hausses de taux au lieu des baisses actuellement anticipées.
Un autre point à surveiller, c’est la qualité perçue de la dette publique américaine.
Les Treasuries sont l’actif financier de référence à l’échelle mondiale. Mais leur statut pourrait être remis en question pour plusieurs raisons :
-Le déficit public qui dépasse 7 points de PIB.
-Le déficit extérieur des États-Unis, qui se finance via des entrées de capitaux étrangers, notamment des pays du Moyen-Orient et de l’Europe.
Or, la Chine, l’Inde, le Japon ou encore le Brésil réduisent leur exposition aux Treasuries. Aujourd’hui, les principaux acheteurs sont les pays exportateurs de pétrole et certains pays européens.
Mais il y a une nouvelle donne en Europe. Le plan Draghi, qui pourrait mobiliser l’équivalent de 2,5 points de PIB en investissements publics et privés et l’augmentation des dépenses militaires et des investissements européens.
Si ces plans se concrétisent, ils vont absorber une partie des excédents d’épargne européens, réduisant d’autant le flux de capitaux européens vers les Treasuries.
Moins d’achats européens de dette américaine, c’est une pression supplémentaire sur les taux d’intérêt aux États-Unis. Donc, une réduction du flux vers les Treasuries.
Le dollar en danger ?
Troisième menace : les politiques économiques assez particulières que préconise Stephen Miran, le nouveau président du Council of Economic Advisors, qui joue un rôle important, tout en communiquant beaucoup. Son objectif est clair : la réindustrialisation des États-Unis. Aujourd’hui, l’industrie ne représente plus que 10 % du PIB, un niveau aussi faible qu’en France. Pour y remédier, il défend deux leviers : des droits de douane massifs et une dépréciation du dollar.
Dans ses écrits, il va même jusqu’à suggérer que les États-Unis devraient contraindre les détenteurs étrangers de dollars à les vendre ou à les échanger contre une dette à très long terme, à 100 ans, à taux fixe et très faible. Il ne parle pas explicitement de taux zéro, mais évoque des niveaux extrêmement bas.
Si la qualité perçue de la dette publique américaine venait à s’effondrer, c’est tout le système monétaire international qui serait remis en question. Ce système repose sur le dollar, qui représente 60 % des réserves de change mondiales, domine le marché obligataire international et sert de référence pour la facturation de la moitié du commerce mondial. Il est aussi au cœur des transactions de change, la plupart s’effectuant entre le dollar et une autre devise. Une déstabilisation du billet vert provoquerait donc un choc majeur sur l’ensemble du système financier mondial.
Pour l’instant, les marchés ont réagi en faisant baisser les taux longs, mais cette tendance pourrait s’inverser à mesure qu’ils prendront conscience du retour de l’inflation et de l’ampleur du déficit public. Si la confiance dans le dollar s’érode, les flux de capitaux vers les États-Unis, y compris sur le marché des actions, se tariront. En parallèle, une inflation persistante pèserait sur la consommation des ménages, ce qui ne serait pas favorable aux marchés boursiers.
L’inflation perçue par les ménages en forte hausse
Vincent Bezault : Justement, on observe une forte remontée des anticipations d’inflation à 12 mois du côté des ménages.
Patrick Artus : Oui, notamment dans l’enquête du Conference Board, où les ménages anticipent désormais une inflation de 6 % sur un an. C’est généralement une prévision exagérée par rapport à la réalité, mais d’autres enquêtes menées par la Réserve fédérale confirment cette tendance haussière.
Vincent Bezault : Mais cela impacte le comportement des consommateurs et leur confiance.
Patrick Artus : Exactement. Les salaires n’étant pas totalement indexés sur l’inflation, la hausse des prix entraîne une baisse des salaires réels, ce qui pèse sur la consommation. Cela ne touche pas uniquement les valeurs technologiques, qui font face à d’autres défis, notamment des doutes sur la rentabilité de l’intelligence artificielle. Deux inquiétudes dominent sur ce sujet. D’abord, les besoins massifs en capitaux et en investissements : les grandes entreprises technologiques américaines prévoient d’investir plus de 320 milliards de dollars dans l’IA cette année. Ensuite, le risque que ces investissements soient trop coûteux et pèsent sur la rentabilité. Il y a aussi l’hypothèse que d’autres acteurs émergent avec des solutions d’IA aussi efficaces, mais nécessitant moins d’investissements.
On assiste déjà à une correction des valorisations : le PER de NVIDIA, par exemple, est passé de 70 à 50, ce qui reste élevé. Tesla, quant à elle, a perdu plus de la moitié de sa valeur. Mais si la consommation des ménages chute, tous les secteurs seront impactés, qu’il s’agisse de la grande consommation, des télécoms ou de la santé.
Deux incertitudes pèsent particulièrement sur les marchés. La première concerne la politique monétaire après le départ de Jerome Powell. La seconde est liée aux élections de mid-term. La cote de popularité de Donald Trump est en baisse dans tous les sondages, y compris auprès des électeurs républicains, qui expriment des inquiétudes sur le risque inflationniste, sur l’instabilité provoquée par Elon Musk dans certains services publics et sur l’avenir de Medicare et Medicaid. Il n’est donc pas exclu que les démocrates remportent ces élections.
En parallèle, beaucoup d’incertitudes demeurent sur l’ampleur et le champ des hausses de droits de douane, sur l’identité du futur président de la Réserve fédérale et sur les résultats des élections de mid-term.
Retour de la menace “carry-trade”
Vincent Bezault : Ne faut-il pas aussi prendre en compte la relation dollar-yen ? Lorsque le carry trade a été affecté par la réappréciation du yen cet été, nous avons assisté à des débouclages massifs. Si le dollar baisse dans le contexte actuel et que le yen s’apprécie, ne risque-t-on pas de voir de nouvelles opérations de débouclage ?
Patrick Artus : J’ai récemment étudié la situation du Japon. La Banque du Japon reste extrêmement prudente. Fin janvier, elle a légèrement relevé ses taux à 0,5 %, alors que l’inflation atteint 4 % en février et plus de 3 % en sous-jacent. Malgré cela, elle hésite à aller plus loin.
Le taux d’intérêt à 10 ans est actuellement autour de 1,50 %. Avec 4 % d’inflation, cela signifie que les taux réels restent très négatifs. La Banque du Japon semble coincée par la dette publique, qui représente 238 % du PIB, dont 90 % est détenu par des Japonais. Une hausse marquée des taux longs alourdirait considérablement la charge de la dette.
Dans ces conditions, il est probable qu’elle tolère une parité yen-dollar autour de 145-146 afin d’éviter un emballement des taux d’intérêt. L’inflation au Japon est portée par deux éléments : une hausse des salaires comprise entre 3,5 % et 4 %, et un recul de la productivité, notamment dans l’industrie manufacturière, qui pourrait être lié au vieillissement de la population. Aujourd’hui, les coûts salariaux unitaires au Japon augmentent d’environ 4 % par an, ce qui accentue les pressions inflationnistes.
Même si la Banque du Japon réduit progressivement ses achats d’obligations, elle continue d’influencer le marché obligataire, notamment par ses déclarations. Actuellement, le taux d’intérêt à 10 ans dans 10 ans est estimé à 2,50 %. À court terme, les taux réels restent largement négatifs, ce qui facilite le financement de la dette publique.
Je ne pense donc pas que le Japon relèvera massivement ses taux d’intérêt.
Vincent Bezault : Je ne parlais pas d’une appréciation massive, mais plutôt d’un jeu de rééquilibrage. Si le yen se renforce pendant que le dollar se déprécie, cela pourrait provoquer une nouvelle vague de débouclage financier.
Patrick Artus : Oui, et nous ne connaissons pas encore le point d’arrivée du dollar. Il est actuellement à 1,09 pour un euro et autour de 145-146 yens pour un dollar.
À court terme, la Réserve fédérale devrait stabiliser le billet vert en ajustant sa politique monétaire. Mais si, l’année prochaine, elle adopte une politique beaucoup plus expansionniste, si la qualité de la dette américaine est remise en question et si l’Europe absorbe une plus grande partie de son épargne, alors le dollar pourrait chuter plus fortement. Un niveau de 1,20 voire 1,25 contre l’euro dans 18 mois ne serait pas surprenant.
Privilégier l’or dans les portefeuilles ?
Vincent Bezault : Et dans ce cas-là, est-ce qu’il ne faudrait pas privilégier l’or dans les portefeuilles ?
Patrick Artus : Je n’aime pas l’or. Mais cela ne l’a pas empêché de monter.
Vincent Bezault : Vous ne l’aimez pas, Patrick, mais cela ne l’a pas empêché de grimper.
Patrick Artus : Non, mais je considère que c’est une épargne stérilisée. Or, nous avons un besoin massif d’épargne et un besoin tout aussi massif d’investissement.
Vincent Bezault : Là, c’est l’économiste qui parle.
Patrick Artus : Oui, mais il faudrait presque interdire la détention d’or ! Cela immobilise de l’épargne qui pourrait être investie ailleurs. C’est la même logique que le Bitcoin : cela ne finance rien. Vous êtes assis sur des lingots, mais ces capitaux ne sont pas utilisés pour produire ou développer l’économie.
Cela étant dit, il est difficile d’établir une corrélation stable entre le prix de l’or et d’autres facteurs économiques. Il a été à certains moments corrélé à l’inflation américaine, ce qui semble être le cas actuellement. À d’autres périodes, il l’a été à l’expansion du bilan de la Réserve fédérale. Aujourd’hui, ce bilan diminue très lentement, mais il ne baisse pas de manière drastique.
Vincent Bezault : Il y a une érosion progressive.
Patrick Artus : Un tassement, oui, mais beaucoup plus lent que celui du bilan de la BCE. L’or a aussi été lié aux fluctuations du dollar. Si mon raisonnement sur le taux de change du dollar est correct, alors oui, il faudrait acheter de l’or. Mais encore une fois, cela me semble une aberration au regard des besoins d’investissement actuels.
Vincent Bezault : Là encore, c’est l’économiste qui parle, et non l’investisseur.
Patrick Artus : Oui, mais même les banques centrales s’y mettent. Elles ont acheté énormément d’or récemment, ce qui me perturbe beaucoup.
Vincent Bezault : C’est un contre-argument que vous me donnez. Si les banques centrales achètent de l’or…
Patrick Artus : C’est qu’elles doutent de la qualité des actifs existants. Il y a d’ailleurs un indicateur qui reflète cette perception : le swap spread, c’est-à-dire l’écart entre les taux des swaps et les taux des dettes publiques.
Ce spread a beaucoup baissé, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. Cela traduit, selon moi, une détérioration de la qualité perçue des dettes publiques. En parallèle, la confiance dans le système financier s’améliore par rapport à celle accordée aux États. Aujourd’hui, les swap spreads sont légèrement négatifs, ce qui est impressionnant. On observe que les taux des swaps dépassent de 30 à 50 points de base ceux des obligations d’État.
La surperformance des indices européens peut-elle se prolonger ?
Vincent Bezault : C’est aussi une conséquence de la création monétaire et des déficits que l’on observe.
Patrick Artus : Oui, les déficits jouent un rôle clé. En Europe, les taux longs ont augmenté, mais pour des raisons très différentes de celles des États-Unis. Ici, ils ne réagissent pas à l’inflation, mais uniquement aux déficits publics et aux nouvelles règles du pacte de stabilité. Ils ne prennent pas en compte la faible croissance européenne. Cette hausse des taux est aussi liée à la nouvelle position de l’Allemagne sur sa politique budgétaire.
D’une manière générale, on constate une perte de confiance des marchés dans la solidité des dettes publiques.
Vincent Bezault : Pourtant, à la fin de l’année 2024, les investisseurs se ruaient sur les actifs américains, invoquant leur sécurité. Mais depuis le début de 2025, voire un peu avant, on observe une surperformance des indices européens en Bourse.
Si on prend les chiffres du 12 mars, encore une fois, je crois que l’Euro Stoxx et le CAC 40 affichaient une progression d’environ 8,5 %.
Patrick Artus : Oui, mais cette performance était encore plus forte il y a quelques jours. On a assisté à une correction récente qui a réduit ces gains.
Vincent Bezault : Mais est-ce que cette surperformance des indices européens peut se prolonger si les États-Unis entrent en récession et que les tensions sur les taux se confirment ? Vous dites que le marché finira par prendre en compte l’inflation et que, selon vous, les taux longs américains vont remonter.
Patrick Artus : Il y a deux aspects à considérer. Tout d’abord, les taux à 10 ans en Europe ont augmenté d’environ 50 points de base par rapport à leurs plus bas niveaux. C’est une réaction excessive aux nouvelles fiscales. En réalité, seule l’Allemagne pourra creuser significativement son déficit public. Le pays envisageait un retour à l’équilibre budgétaire, mais devrait finalement viser un déficit autour de 2 % du PIB. Ce n’est pas une évolution de nature à inquiéter les marchés. Il y a donc une surréaction à la flexibilisation des règles budgétaires européennes.
D’un autre côté, on peut critiquer le marché obligataire européen pour avoir ignoré l’inflation. Christine Lagarde a d’ailleurs changé de discours en quelques jours. Il y a huit jours, elle affirmait que l’inflation européenne était totalement sous contrôle. Ce matin, elle se dit inquiète.
En réalité, l’inflation sous-jacente en Europe est de 2,7 %, et elle ne diminue pas. Si une guerre commerciale éclate entre l’Europe et les États-Unis, avec une montée des droits de douane, l’impact sera inflationniste des deux côtés de l’Atlantique. L’inflation européenne pourrait ainsi dépasser nettement 2,5 % d’ici la fin de l’année.
La situation économique européenne est également préoccupante. La croissance est faible, et les prévisions officielles – entre 1,1 % et 1,3 % selon la Commission européenne ou le FMI – me semblent encore trop optimistes. Il y aura sans doute moins de croissance que cela. D’ailleurs, la Banque de France a déjà revu à la baisse ses prévisions pour l’économie française.
Dans ce contexte, il est difficile de justifier une forte remontée des taux longs en Europe. Il n’y a pas de croissance significative et pas de dérapage majeur sur les déficits publics.
Une question cruciale concerne la politique monétaire de la BCE : va-t-elle adopter une logique d’économie de guerre ? Si l’Europe décide que la menace russe impose un réarmement massif, et si elle met en place les propositions de Mario Draghi sur la transition énergétique et l’innovation, cela entraînera une forte hausse des dépenses publiques. Dans ce cas, la BCE pourrait choisir de ne pas réagir à l’augmentation des déficits, de poursuivre la baisse de ses taux et d’accepter un niveau d’inflation légèrement supérieur à son objectif.
Si tel est le cas, la hausse récente des taux longs européens sera probablement corrigée à la baisse. Elle a été trop brutale et trop rapide, alors même que la BCE pourrait continuer à assouplir sa politique. Aux États-Unis, à l’inverse, on ignore trop les risques d’inflation et de déficit public. La baisse des taux observée ces derniers mois pourrait donc être en partie annulée.
Comment investir dans ce contexte chahuté ?
Vincent Bezault : Dans ce contexte, quelle allocation d’actifs privilégier ?
Patrick Artus : Honnêtement, la situation est devenue trop incertaine pour acheter massivement des actions, en particulier américaines. Il y a trois ou quatre mois, nous étions convaincus qu’il fallait acheter des actions américaines, notamment dans le secteur technologique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
D’abord, la politique de Donald Trump est mauvaise pour les marchés actions, nous en avons déjà parlé. Ensuite, les récents doutes sur l’intelligence artificielle ont changé la donne. Enfin, si l’on regarde l’enquête Conference Board, une question clé concerne les perspectives économiques des ménages américains. Les réponses actuelles sont compatibles avec un scénario de récession aux États-Unis. Officiellement, personne ne parle de récession, mais il est loin d’être certain que la croissance reste positive.
Une croissance faible, des doutes sur l’IA et des tensions commerciales signifient qu’il faut éviter les actions américaines, quel que soit le secteur.
Vincent Bezault : Mais cela ne vous semble-t-il pas déjà partiellement intégré dans les cours ?
Patrick Artus : Pas nécessairement. Les enquêtes de sentiment des investisseurs sont certes au plus bas, et les positions vendeuses (shorts) sur les marchés sont à des niveaux extrêmes. Mais cela ne protège pas d’une nouvelle vague de correction si de mauvaises nouvelles viennent confirmer le ralentissement économique américain.
Le problème des droits de douane, par exemple, est sous-estimé. Lorsqu’un pays impose des barrières tarifaires, les autres répliquent. La Chine, l’Europe et le Canada vont mettre en place des mesures de rétorsion sur les produits américains. Cela entraîne une hausse des prix pour tout le monde, une baisse du pouvoir d’achat et, in fine, une croissance plus faible. Tous les épisodes de guerre commerciale dans l’histoire ont conduit à une stagnation, voire à une récession.
Aujourd’hui, le consensus des marchés table encore sur une croissance moyenne de 1,7 % aux États-Unis en 2025, après 2,8 % en 2024. Mais personne ne prend en compte un scénario de récession. Si de nouveaux signaux négatifs émergent, la Bourse américaine pourrait encore reculer.
Vincent Bezault : Et pour les actions européennes ?
Patrick Artus : Si les tensions commerciales s’intensifient et que les États-Unis ralentissent, les actions européennes en souffriront également. Deux secteurs peuvent néanmoins tirer leur épingle du jeu.
Le premier est l’industrie de la défense. Avec l’augmentation des dépenses militaires en Europe, ces entreprises devraient bénéficier de perspectives solides sur plusieurs années. Le second est le secteur bancaire, qui profite de la pentification de la courbe des taux d’intérêt.
Vincent Bezault : Même après leur récente envolée ?
Patrick Artus : Oui, car l’augmentation des budgets de défense est un phénomène qui s’inscrit dans la durée. Pour les banques, la dynamique reste favorable tant que la courbe des taux se normalise. En revanche, mieux vaut éviter les autres secteurs et rester à l’écart du marché américain pour l’instant.
Sur le marché obligataire, il me semble judicieux de bloquer des taux longs en Europe. Les rendements obligataires ont trop monté par rapport aux fondamentaux économiques, ce qui représente une opportunité d’investissement. À l’inverse, il faut éviter les obligations américaines, car leurs taux sont trop bas par rapport aux risques d’inflation et de déficit public.
Vincent Bezault : Vous privilégieriez donc aujourd’hui la dette européenne, notamment le Bund, en estimant que les taux sont excessivement élevés ?
Patrick Artus : Oui, les taux européens me semblent exagérément hauts, alors que la croissance est faible, qu’il n’y a pas de catastrophe budgétaire et que la BCE adoptera sans doute une position plus souple vis-à-vis de l’inflation.
Vincent Bezault : Vous n’avez pas mentionné l’or…
Patrick Artus : Non, mais si l’on reste dans une logique de défiance vis-à-vis des Treasuries, l’or continuera probablement à monter. Ce qui est plus surprenant, en revanche, c’est la chute du Bitcoin. Je pensais que l’élection de Trump favoriserait durablement son cours, et pourtant il est retombé autour de 90 000 dollars, alors qu’il était monté à 105 000 ou 107 000 dollars. Cette défiance est étrange et semble avoir une dimension politique.
On observe par ailleurs un recul des flux de capitaux vers les États-Unis, notamment sur les actions américaines, ce qui est cohérent avec la situation économique. Mais dans le cas du Bitcoin, qui n’est rattaché à aucun pays en particulier, cette baisse est plus difficile à expliquer. C’est d’autant plus surprenant que l’administration Trump prévoit une dérégulation des crypto-monnaies, ce qui aurait dû théoriquement soutenir le marché.
Quant à l’or, il bénéficie d’un arbitrage contre la dette américaine. Si les doutes sur la dette des États-Unis ou sur la croissance s’intensifient, il pourrait encore progresser. Les banques centrales, qui représentent aujourd’hui 50 % des achats d’or mondiaux, jouent un rôle central dans cette tendance.
Quid des baisses d’impôt et de la dérégulation ?
Vincent Bezault : Vous m’inspirez une question qui me vient un peu tard, mais que je vous pose tout de même. Vous avez brossé un tableau assez inquiétant de la situation américaine. N’intégrez-vous pas dans votre raisonnement l’effet positif qu’une dérégulation massive et une baisse de la fiscalité pourraient avoir sur les marchés et sur l’activité ?
Patrick Artus : Pour l’instant, Trump n’a pas encore détaillé sa politique fiscale. Pendant la campagne, il avait promis de baisser l’impôt sur les sociétés de 21 % à 15 %. Mais avec un déficit public supérieur à 7 % du PIB, cela me semble très difficile à mettre en œuvre. Il aura du mal à faire passer de nouvelles baisses d’impôts au Congrès, où la Chambre des représentants pourrait s’y opposer.
Quant à la dérégulation, elle aura un impact différencié selon les secteurs. Je pense qu’une dérégulation financière trop brutale pourrait inquiéter les investisseurs plutôt que les rassurer, car elle pourrait faire craindre une nouvelle crise financière. Ce n’est pas sûr que les banques américaines souhaitent réellement une sous-capitalisation ou un assouplissement des règles prudentielles.
Vincent Bezault : N’êtes-vous pas un peu trop optimiste quant aux réactions des investisseurs ? En général, ils se réjouissent de toute forme de dérégulation…
Patrick Artus : La dérégulation du marché des biens est généralement bien accueillie. Mais dans le secteur financier, les investisseurs sont plus prudents. Les grandes banques américaines appliquent aujourd’hui des règles internes très strictes et ne cherchent pas nécessairement à revenir à un modèle ultra-laxiste.
La dérégulation aura sans doute plus d’impact dans le secteur technologique, notamment sur les GAFAM, qui pourraient bénéficier d’un assouplissement des régulations sur les données et l’intelligence artificielle.
Vincent Bezault : Cela signifie qu’on aurait tiré des leçons de la grande crise financière ?
Patrick Artus : Oui, et cela vaut aussi pour les grandes banques américaines, qui ont désormais des règles internes très strictes. Mais d’autres secteurs, notamment la technologie et les services numériques, pourraient profiter davantage des mesures de dérégulation.
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