L’or brille de mille feux. Après une envolée de près de 40 % depuis le début de l’année. Les heureux détenteurs hésitent : faut-il prendre ses bénéfices avant que le soufflé ne retombe ? Pendant que les autres se demandent s’il n’est pas déjà trop tard pour monter dans le train. Et si, finalement, la vraie question n’était pas jusqu’où ira l’or, mais pourquoi détenir de l’or aujourd’hui ?
Pierre Sabatier, président de Primeview et de l’AUREP affirme cependant que « vendre de l’or aujourd’hui, ce serait comme résilier son assurance avant un accident. »
L’or a grimpé de 40 % : faut-il vendre ?
Vincent Bezault : Pierre, l’or affiche une performance spectaculaire depuis le début de l’année, autour de +40 %. Est-ce qu’il n’est pas temps de réduire les positions ?
Pierre Sabatier : Tout dépend du raisonnement qui a conduit à acheter de l’or. Avant de se demander s’il faut en vendre, il faut savoir pourquoi on en détient. Depuis des années, nous en recommandons l’achat, mais pas pour les mêmes raisons que celles qu’on lit souvent.
Certains comparent l’or à une obligation sans coupon : vous savez ce que vous investissez et ce que vous retrouverez, c’est-à-dire la même chose, puisque l’or ne verse ni intérêt ni dividende.
D’un point de vue théorique, son cours évolue donc à l’inverse des taux d’intérêt. Quand les taux baissent, les obligations deviennent moins attractives et l’or gagne en valeur. À l’inverse, lorsque les taux montent, les obligations rapportent davantage et le métal jaune devrait, en toute logique, en pâtir.
Pourtant, ces dernières années ont contredit cette logique : malgré la hausse rapide des taux, le prix de l’or a continué à progresser. Nous entrons aujourd’hui dans une phase de reflux des taux, ce qui devrait, théoriquement, lui donner un nouvel élan. Mais la vérité, c’est que le cycle de l’or n’est plus conjoncturel. Il est structurel.
Autrement dit, nous ne recommandons pas d’arbitrer. Notre conseil reste inchangé : conserver l’or à l’achat, dans des proportions raisonnables. Non pas pour battre les marchés, mais parce que l’or est une assurance, et une assurance de long terme.
Contre quoi s’assure-t-on ? Contre la perte de crédibilité des monnaies fiduciaires.
Nous vivons dans un monde devenu extrêmement complexe, largement alimenté depuis quinze ans par une création monétaire massive. Certes, les banques centrales ont mis fin au quantitative easing depuis peu, mais cette pause ne durera probablement pas.
Le couple dette publique élevée et création monétaire excessive ne permet pas de maintenir des taux d’intérêt hauts très longtemps : cela mènerait à l’infarctus économique.
Autrement dit, les banques centrales peuvent se passer du soutien monétaire un temps, mais jamais durablement, car l’économie mondiale ne supporterait pas cette contrainte.
C’est dans ce contexte qu’émerge le risque véritable, celui du long terme : quand la politique monétaire cesse d’être dictée par des critères économiques et devient un instrument pour gagner du temps, la conséquence inévitable est une érosion de la confiance dans la monnaie.
Et quand cette défiance devient globale — lorsque toutes les grandes puissances sont endettées, lorsque toutes les banques centrales ont administré les prix des marchés pendant des années et ne peuvent plus faire marche arrière — alors il faut se protéger contre ce risque systémique.
L’or est l’un des rares actifs tangibles capables d’assurer cette protection. C’est d’ailleurs pour cela qu’il monte, que les taux baissent ou montent : dans un monde incertain, où l’on remet même en question le statut du dollar comme monnaie de réserve, il devient le refuge naturel des investisseurs.
Car si l’on en arrive à contester ce pilier, c’est tout le socle financier bâti depuis cinquante ans qui vacille.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas le remettre en cause — peut-être que c’est nécessaire. Mais cela ouvre une période d’incertitude majeure, où il est logique de se tourner vers des actifs réels, ceux qui ne reposent sur aucune promesse de remboursement, mais sur leur existence même.
Et c’est précisément cela que représente l’or aujourd’hui : une assurance contre la perte de confiance dans le système monétaire mondial.
Achat massif d’or : un exemple à suivre ?
Vincent Bezault : D’ailleurs, il n’est pas fortuit que les banques centrales elles-mêmes – et pas des moindres – achètent de l’or ?
Pierre Sabatier : C’est tout à fait vrai. La part d’or détenue par les banques centrales est repartie à la hausse. Pendant des décennies, elle n’avait cessé de reculer.
Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait, à l’époque, aucune remise en cause du cadre monétaire. Les politiques se limitaient à jouer sur la hausse ou la baisse des taux d’intérêt, sans jamais toucher à la taille du bilan des banques centrales. Autrement dit, le quantitative easing n’existait pas encore comme instrument de politique économique.
Mais depuis que le bilan des banques centrales est devenu un véritable levier d’action, les choses ont changé. Et nous savons qu’un levier trop souvent sollicité finit toujours par affaiblir la confiance dans la monnaie.
Or la monnaie n’a de valeur que par la confiance qu’on lui accorde. C’est un pacte collectif : je donne mon billet parce que je sais qu’en face, on me livrera mon repas du midi. Le jour où cette confiance vacille, la logique du troc reprend le dessus. Quand la monnaie perd sa crédibilité, les gens exigent plus de billets pour la même chose — non pas parce que les biens ont plus de valeur, mais parce qu’ils n’y croient plus.
C’est exactement ce que traduit aujourd’hui le pari sur l’or : une assurance contre la défiance monétaire.
Et le contexte actuel, loin d’en réduire le besoin, le renforce. Nous ne sommes pas dans une période où l’assurance devient inutile : nous entrons au contraire dans un monde où il faut en détenir davantage.
L’or tourne actuellement autour de 3 600 dollars l’once, au-delà même de 3 500. Cela ne veut pas dire que la progression se fera en ligne droite — il est tout à fait possible qu’on retombe vers 3 000 dollars à court terme. Mais on ne fait pas de “timing” sur une assurance.
L’orientation de fond reste haussière, car il n’existe tout simplement pas d’alternative crédible pour se protéger d’une perte de confiance dans les monnaies fiduciaires.
Quelle alternative à l’or ?
Vincent Bezault : Vous dites qu’il n’existe pas d’alternative à l’or. Pourtant, certains vous rétorqueront qu’il y a désormais les cryptomonnaies.
Pierre Sabatier : Pourquoi pas ? Sur le plan technique, peut-être. Si l’on devait en retenir une, ce serait sans doute le bitcoin. Mais je tiens à le préciser : je ne suis ni pro ni anti sur le sujet. Simplement, il faut comprendre une chose essentielle : le pouvoir de battre monnaie est un attribut du politique.
Historiquement, il n’existe que deux prérogatives qui fondent la légitimité d’un pouvoir politique : le droit de faire la loi et le droit de battre monnaie. Ce sont ces deux leviers qui assurent son autorité sur une zone donnée. Or, si un jour les cryptomonnaies cherchent à se substituer à la monnaie officielle, ou ne serait-ce qu’à préempter ce pouvoir monétaire, le politique interviendra pour les interdire. C’est inévitable.
C’est donc là que se situe le vrai sujet : le risque réglementaire. Ce n’est pas un problème de faisabilité technique – sur le papier, les cryptos pourraient parfaitement remplir les fonctions d’une monnaie. Mais c’est un problème de souveraineté. Et je ne crois pas un seul instant que les gouvernements, même contraints, soient prêts à sacrifier ce pouvoir.
Il faut se souvenir d’où nous venons : si la France est devenue la France, c’est parce que le royaume de France, centré sur l’Île-de-France, a imposé son autorité sur les autres duchés grâce au contrôle de la monnaie. Ce pouvoir n’a jamais été un simple outil économique ; c’est le socle du pouvoir politique.
C’est d’ailleurs ce qui fait qu’une obligation souveraine reste l’actif de référence. L’État n’est pas un agent économique comme les autres : dans une économie composée de ménages, d’entreprises et d’États, l’État est le seul capable de vous promettre qu’il vous remboursera, car il détient le pouvoir d’émettre la monnaie dans laquelle sa dette est libellée.
C’est ce qui en fait un acteur particulier. Et c’est ce qui explique qu’il peut toujours tenir sa promesse nominale : si vous lui prêtez 100, il pourra toujours vous rendre 100, voire 102. En revanche, rien ne garantit que ces 102 auront la même valeur d’achat qu’avant. Autrement dit, il peut vous rembourser en monnaie dépréciée, mais il vous remboursera. C’est tout le paradoxe : le contrat est respecté, mais la valeur réelle est perdue.
C’est pour cette raison que je ne miserais pas sur les cryptos comme substitut à l’or. Le risque n’est pas technologique, il est politique. Le jour où une crypto deviendra une véritable concurrente d’une monnaie fiduciaire, les autorités couperont l’accès à son usage dans leur zone d’influence.
C’est donc un pari dangereux. Peut-être que certaines survivront, peut-être que certaines s’imposeront dans des marges du système, mais elles ne remplaceront pas la monnaie souveraine.
Et c’est là que l’or garde toute sa légitimité. Il reste la seule assurance universelle contre la perte de confiance dans les monnaies officielles – qu’il s’agisse de l’euro, du dollar ou, demain, du yuan.
Préférez l’original à la copie !
Vincent Bezault : Ceux qui s’intéressent à l’or se posent souvent la même question : comment investir ? On peut acheter de l’or physique, de l’or « papier », ou encore des actions de sociétés minières. Ces dernières ont d’ailleurs surperformé l’once d’or cette année, alors même que celle-ci s’est déjà très bien tenue. Quelle est, selon vous, la meilleure approche ?
Pierre Sabatier : C’est une question intéressante, parce qu’elle touche à la fois à la logique intellectuelle et à la pratique d’investissement.
Si l’on veut vraiment rester fidèle à la philosophie de l’or, il faudrait, selon moi, acheter des pièces plutôt que des lingots. Les pièces sont plus liquides, plus faciles à échanger ou à transmettre, et permettent de conserver une certaine flexibilité. Mais passons ce détail.
Lorsqu’on parle de « jouer » l’or, beaucoup de gens se tournent vers les sociétés minières aurifères, en se disant que c’est un moyen indirect d’en détenir. Après tout, ces entreprises n’achètent pas l’or, elles l’extraient et le vendent : si le prix du métal grimpe de 40 %, elles devraient en profiter pleinement.
C’est vrai en théorie, et même souvent en pratique : sur le long terme, la corrélation entre le cours des minières et celui de l’once dépasse 0,8, ce qui montre une relation très étroite. Mais c’est précisément là que réside le piège.
Cette corrélation n’est pas constante. Elle se brise chaque fois que survient un stress sur les marchés actions. Car, au-delà du fait qu’une minière exploite de l’or, cela reste une action. Et dans les périodes de panique, une action — qu’elle soit aurifère ou non — se comporte comme toutes les autres : elle baisse.
En 2007, 2011, 2018, on a vu exactement ce phénomène : l’once montait, jouant son rôle d’assurance, pendant que les minières reculaient.
Autrement dit, les sociétés minières ne protègent pas contre les phases de stress boursier. Elles profitent du métal quand tout va bien, mais elles perdent leur statut défensif dès que la nervosité revient.
C’est pour cette raison que j’insiste : jouer l’or à travers les minières n’a de sens que si l’on n’anticipe pas de tensions majeures sur les marchés actions.
Aujourd’hui, le climat de marché reste plutôt serein, donc il est logique que les minières se comportent bien. Mais si l’on regarde les cinq dernières années, depuis 2021, la performance est quasiment identique entre le cours de l’once et celui des sociétés aurifères. Et dès qu’un épisode de stress survient — comme en 2022 —, l’or physique reprend l’avantage.
C’est lui qui joue pleinement son rôle d’assurance, y compris en période de panique, alors que la minière redevient simplement une action comme les autres.
Sur le long terme, c’est flagrant : le cours de l’once a nettement surperformé celui des minières. C’est logique : ces vingt dernières années ont été jalonnées de crises, et chaque période de tension a rappelé que la “copie” n’égale jamais l’original.
En résumé, mieux vaut l’or que les minières. Si l’on achète pour se protéger d’un risque, il faut que l’actif remplisse sa fonction le jour où ce risque se matérialise.
Acheter des minières pour s’assurer contre un choc, c’est risquer de découvrir, le moment venu, que l’assurance ne fonctionne pas. Et là, oui, on aurait de quoi être amer.
Donc, soyez clairs sur vos objectifs :
Si vous croyez à une poursuite du cycle haussier des marchés actions, les minières peuvent encore progresser, d’autant que le momentum reste favorable.
Mais si vous cherchez une protection réelle, il faut détenir l’or lui-même, pas son reflet boursier.
L’or reste l’assurance ultime, celle qu’on ne revend pas pour faire un coup mais qu’on garde parce qu’elle protège — même quand tout le reste chancelle.
La Synthèse de Vincent
En résumé, vous êtes donc structurellement acheteur d’or. Ce n’est pas, selon vous, un actif qu’il faut tenter de “timer” — pour reprendre un anglicisme —, autrement dit, il ne s’agit pas de jouer une phase de marché, mais bien d’en détenir en permanence, parce que l’or est avant tout une assurance.
Vous estimez par ailleurs que la tendance structurelle reste haussière, et que vous n’êtes pas le seul à voir dans l’or un instrument de protection : les grandes banques centrales elles-mêmes en achètent, de manière croissante et visible.
Enfin, vous le rappelez, la meilleure façon d’investir dans l’or, c’est d’acheter l’original et non la copie : le métal physique, pas son équivalent boursier. Les sociétés minières peuvent offrir un levier intéressant dans certaines phases, mais elles ne remplissent pas leur rôle d’assurance lors des périodes de stress boursier.
En clair, pour celui qui veut une vraie protection, c’est bien l’or physique qu’il faut privilégier.
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