
Et si vos décisions financières n’étaient pas seulement rationnelles, mais le reflet d’une narration intime ? Comme l’ont montré McAdams, Kahneman et d’autres, investissez-vous vraiment pour les fondamentaux… ou pour l’image de vous-même que vous entretenez ? L’histoire de vos échecs boursiers est-elle un simple bilan chiffré, ou bien un récit identitaire qui guide vos prochains choix ?
Bourse, storytelling et identité : la spirale infernale qui consumme les investisseurs
Cela fait plusieurs mois que nous publions des articles sur la finance comportementale, les biais cognitifs, et plus généralement, sur la psychologie de l’investisseur. Mais peut-être vous demandez-vous encore comment utiliser concrètement ces concepts dans vos stratégies boursières. C’est tout l’objet de cette publication.
Notre point de départ s’appuie sur les travaux de plusieurs chercheurs en psychologie et en neurosciences, et tient en une question : notre identité d’investisseur est-elle façonnée par nos décisions boursières, ou par les récits que nous construisons autour de ces décisions ?
À première vue, cela semble équivalent. Pourtant, selon une théorie formulée par le psychologue Dan McAdams dans son ouvrage fondateur The Stories We Live By: Personal Myths and the Making of the Self (1996), l’identité humaine est construite comme une narration : nous nous racontons des histoires sur qui nous sommes, ce que nous avons vécu, et ce que nous voulons devenir. Et ce sont ces récits qui conditionnent nos actions — non l’inverse.
Cette perspective entre en résonance avec les travaux de Daniel Kahneman et Amos Tversky sur la prospect theory et la prise de décision en situation d’incertitude (Judgment under Thinking, Fast and Slow, 2011). Ils ont démontré que nos décisions sont bien souvent gouvernées par des heuristiques automatiques, très éloignées de la rationalité idéale.
D’une part, nous sommes des êtres structurellement irrationnels. D’autre part, nous fabriquons un récit cohérent de nous-mêmes, dans lequel nos décisions futures vont s’inscrire, parfois à notre insu.
Difficile alors d’imaginer comment nous pouvons encore espérer prendre des décisions… éclairées.
Car oui, nos décisions financières sont rarement le fruit d’un pur raisonnement analytique. Elles résultent bien plus souvent d’une fidélité à l’image que nous avons de nous-mêmes, du destin que nous voulons manifester — et de notre difficulté à désactiver les automatismes mentaux profondément ancrés.
McAdams ne traite pas spécifiquement de finance dans ses travaux. Mais ses modèles sont transposables à tout domaine à forte intensité décisionnelle. Et la finance personnelle, à l’intersection du rationnel, de l’irrationnel et du symbolique, constitue un terrain d’application idéal.
En 2005, Escalas & Bettman ont apporté une contribution complémentaire dans Self-Construal, Reference Groups, and Brand Meaning (Journal of Consumer Research). Ils y montrent que les consommateurs établissent des connexions identitaires avec les marques, choisies non pour leur seule fonctionnalité, mais parce qu’elles reflètent une image d’eux-mêmes — ou celle à laquelle ils aspirent.
“Consumers form self‑brand connections to the brands used by reference groups to which they belong.”
— Escalas & Bettman, 2005
Ce principe est tout à fait extrapolable au comportement d’investissement : nos choix d’actifs, de stratégies ou de styles de gestion sont souvent moins motivés par des fondamentaux que par la cohérence narrative qu’ils entretiennent avec notre représentation du monde, de l’argent, ou de nous-mêmes.
C’est la raison pour laquelle les consommateurs sont souvent très sensibles au branding d’une entreprise. Et pas seulement à son logo ou à son slogan, mais bien à la mythologie qu’elle construit autour de son identité visuelle.
Apple, évidemment, en est un exemple emblématique.
Mais cette résonance narrative ne se limite pas aux consommateurs. Les investisseurs y sont également sujets. Certains peuvent acheter un titre en partie parce qu’ils “croient” au récit que cette entreprise leur raconte. D’autres, au contraire, peuvent délaisser un actif fondamentalement solide car il ne “colle pas” à leur vision du monde.
Beaucoup d’investisseurs expérimentés, parfois considérés comme rationnels, refusent d’acheter certains titres non pas parce qu’ils les jugent mauvais, mais parce qu’ils ne sont pas compatibles avec l’image qu’ils se font d’eux-mêmes.
Prenons Warren Buffett. Il a plusieurs fois expliqué son refus d’investir dans les secteurs du tabac, de l’armement ou du jeu, en raison de ses valeurs personnelles (Berkshire Hathaway Shareholder Letters). De même, il a publiquement rejeté les cryptomonnaies et les NFTs, estimant qu’ils “ne produisent rien” (CNBC interview, 2018). Et bien qu’il reconnaisse aujourd’hui avoir manqué Amazon, Google, et même Apple à leurs débuts, sa narration intérieure de l’investissement — patiente, compréhensible, ancrée dans les fondamentaux — a guidé ses décisions.
Plus parlant encore : Jeremy Grantham. Gérant reconnu et figure influente de l’analyse macroéconomique, il a toujours refusé de surfer les bulles spéculatives des années 2000, 2008, et post-COVID. Il s’inscrit dans une narration écologique et systémique du capitalisme, où son portefeuille devient un acte politique. Ses GMO Letters en témoignent.
Ces récits ne sont pas anecdotiques. Ils agissent comme des superstructures psychologiques qui filtrent nos décisions, colorent nos émotions et alimentent — ou inhibent — certains biais cognitifs.
Un récit peut devenir un terrain fertile pour le biais de confirmation, l’effet d’ancrage ou l’illusion de contrôle. À l’inverse, il peut nous empêcher d’oser, de changer, ou d’admettre nos erreurs.
C’est pour cela que notre approche avec AlphaValue privilégie la méthodologie la plus stricte pour minimiser le risque qu’un récit personnel et intérieur cannibalise toutes les autres visions possibles du marché et de ses opportunités.
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Comment identifier son récit intérieur ?
Est-ce une petite voix intérieure ? Une intuition latente ? Un filtre inconscient ? Ou est-ce simplement la vision que nous avons de nous-mêmes — que l’on peut découvrir par introspection ou feedback extérieur ?
Pour notre part, nous apprécions la vision proposée par McAdams. Elle ne se prétend ni dogmatique ni exhaustive, mais offre une boussole pour comprendre les mécanismes narratifs profonds qui peuvent guider notre rapport à l’action (et donc à l’investissement). Voici une interprétation libre, qui peut constituer une référence croisée entre notre psychologie profonde (le récit), les comportements hérités (stratégie émotionnelle dominante), les comportements d’investisseurs possibles et les biais auxquels ont peut être majoritairement exposés.
