Et si vous achetiez (enfin) une action au prix juste ?

Le prix est une illusion
 
En 1997, lorsque Steve Jobs reprend les rênes d’Apple, l’action se négocie à moins de 0,17 $ (ajusté des splits). Un prix que l’on pourrait juger bas, lorsqu’on cherche à investir ses premiers deniers en Bourse.
 
Mais ce prix de l’action modique indiquait-il que l’action était peu chère  ? Comment savoir si une action est cotée au prix juste ?
 
Apple sortait d’une période chaotique : échecs commerciaux (comme l’Apple III, dont 20 % des unités étaient défectueuses), départ de Jobs en 1985, manque de leadership en interne quant à la direction que devait suivre le groupe, et une concurrence de plus en plus féroce. L’arrivée d’internet bouleversait le monde, promettant des révolutions aussi enthousiasmantes qu’inquiétantes. L’innovation était partout. Et la rentabilité nulle part.
 
Dans ce contexte incertain, Apple affichait un PER (Price Earnings Ratio) extrême et instable. Apple se payait donc cher en dépit d’un prix bas.  Les repères traditionnels perdaient leur sens, car le propre d’une entreprise qui innove est de parier sur l’avenir. Et donc… d’embarquer plus de risque que la moyenne.

Alors, comment jauger avec pertinence de la valeur de l’entreprise ?
 
En 1997, Apple se payait cher au vu de son PER mais s’échangeait à un cours historiquement déprimé. Cette modicité du prix contrastait avec la valeur potentielle de la vision long terme qu’incarnait Jobs à son retour. Or, aucun indicateur financier ne peut vraiment capter la portée d’une promesse. À plus forte raison quand cette promesse est radicale, ambitieuse, non modélisable.
 
C’est là que l’on comprend que le prix ne dit pas tout,  car à cette époque plus qu’à aucune autre dans le parcours d’Apple, c’était bien dans Steve Jobs que résidait la valeur de l’entreprise.
 
Jobs ne promettait pas un redressement rapide, mais une transformation culturelle et produit, au long cours. Une mue d’identité. Une métamorphose. Et dans les années qui suivront, cette vision prendra forme.
 
Au prix de 4 longues années de patience et d’efforts, c’est une nouvelle ère qui débuta en 2001 avec l’iPod, un produit simple, audacieux et inspirant. En 2004, plus de 90 % du marché américain des baladeurs numériques étaient entre les mains d’Apple. Le chiffre d’affaires annuel de l’iPod frôlait alors les 2 milliards de dollars. Et naturellement, cela s’accompagnait d’un PER en chute, et d’un prix qui montait.
 
Cela voulait-il donc dire que l’entreprise … valait moins ?
 
Certainement pas, puisque la capitalisation boursière d’Apple ne faisait que croître. Le PER n’a jamais été une mesure objective de la valorisation, il n’en est qu’une jauge interprétative. Lorsque les bénéfices grimpent plus vite que le prix de l’action, alors le PER diminue. C’est mécanique. Cela n’empêche pas la société d’avoir plus de valeur. 
 
Dans le cas d’Apple, la chute de son PER traduisait que la promesse se muait en performance concrète et en bénéfices sonnants et trébuchants.
 
Apple n’était plus l’expression de la foi dans un pari insensé, mais la démonstration de la réussite d’un projet démesurément ambitieux. Un succès qui se mesurait non pas uniquement dans les chiffres, mais dans les comportements des consommateurs. 
 
Les files d’attente devant les Apple Stores –le célèbre phénomène de l'”Apple Queue“– marquaient une bascule : l’entrée de la marque à la pomme dans le marketing du brand fandom –cet attachement presque irrationnel à une marque, que l’on voit aussi se manifester chez les consommateurs de RedBull, Harley-Davidson ou Nike, et qui fait d’eux de véritables ambassadeurs des produits desdits groupes.
 
Apple est ainsi passé du statut d’entreprise à celui de référent culturel – un changement de nature presque impossible à valoriser, bien que chacun puisse comprendre que la valeur du groupe y gagne substantiellement.
 
Quoi qu’il en soit, l’enthousiasme et la dévotion suscités par Apple s’avérèrent des  leviers marketing redoutables : en maintenant la rareté, Apple a cultivé le désir et divisé le monde entre ceux qui avaient la chance d’appartenir au culte et les autres “Si vous n’avez pas d’iPhone… vous n’avez pas d’iPhone.” serinaient malicieusement les spots TV du groupe. 
 
A ce stade, on comprend bien que miser sur Apple lors du retour de Jobs aux manettes était prendre le contre-pied de ce que les chiffres et les indicateurs de valorisation pouvaient “dire”. 

Fallait-il alors se concentrer sur des signaux faibles, orientés sur le comportement des consommateurs, les déclarations de son dirigeant ou l’engouement presque religieux qui commençait à naître ? Des signaux intangibles et peu explicites ? Facile à dire 20 ans après. 

On se souvient de notre article de la semaine passée consacré à Enron. En confrontant ces deux histoires, on mesure de suite que les signaux faibles s’entendent, mais doivent être marginalisés dans un processus d’analyse de la valeur d’un titre.
 
D’autant plus que ces signaux faibles ne sont pas communs à toutes les structures. Faire reposer sa stratégie sur la détection de ceux-ci pour interpréter un prix, c’est se couper de probablement ¾ des titres cotés. 
 
Peu de groupes sont en mesure de revendiquer le génie marketing et la vision transformationnelle d’un Steve Jobs. Mais cela ne signifie pas qu’ils soient sans intérêt ou sans valeur.

Des entreprises comme Total ou Eli Lilly n’ont pas eu besoin d’une figure aussi fantasque que visionnaire pour générer de la valeur à large échelle.
 
Mais pour rester sur la tech, qui pose intrinsèquement la question de la valorisation et du prix étant donné que, par nature, sa proposition est disruptive et pas toujours simple à appréhender du premier coup, attardons-nous sur le parcours boursier d’Amazon.
 
L’action cotait 106 $ au pic de la bulle internet en 1999, avant de sombrer, deux ans plus tard, à 6 $. Une chute vertigineuse alors qu’en 2001 et 2002, l’entreprise commençait pourtant à réaliser ses premiers profits, ce qui aurait dû constituer un signal de viabilité du groupe, un gage de valeur, et un soutien du prix de l’action.

Il en alla clairement autrement. Le titre fut boudé, les investisseurs estimant que l’action … ne valait pas grand-chose. On sait ce qu’il advint ensuite.

Et dans nos cogitations sur le prix et la valeur, comment ne pas citer Berkshire Hathaway. Une action classe A de l’entreprise se négocie contre 700 000 $… ce qui peut sembler délirant.
 
Mais est-ce cher ? Oui, car seuls des multi-millionnaires ou des gestions institutionnelles peuvent se permettre d’acheter une action avec un tel prix facial. Et non, ce n’est pas cher, car le groupe ne se paie que 13 fois ses bénéfices. Et encore non, car Warren Buffett déclarait lui-même : « Berkshire est probablement l’un des investissements les plus solides qu’il soit, pour obtenir des rendements raisonnables dans la durée. »
 
Ce qui compte n’est pas le chiffre.
 
Ce qui compte est ce qu’il raconte. Ce qu’il cache. Ce qu’il déforme. Et le ressenti que l’on peut en avoir. Dans le bon, comme dans le mauvais sens, cet impact est réel et observable. Et il détermine bien souvent, malgré nous, le cours de nos décisions.
 
La perception du prix, comme tant d’autres sujets, est soumise à des biais.
 
En 1974, Kahneman et Tversky mènent une expérience célèbre : ils font tourner une roue truquée, puis demandent aux participants d’estimer le nombre de pays africains membres de l’ONU. Plus le chiffre sorti sur la roue est élevé, plus l’estimation l’est aussi.
 
C’est ce que l’on appelle aujourd’hui le biais d’ancrage. Notre cerveau s’accroche à la première information pour en juger une seconde. Et sur les marchés, l’impact est bien évidemment colossal.
 
Mais l’ancrage n’est pas seul responsable de notre mésinterprétation de la valeur d’un titre.
On surestime allègrement la valeur des actions qui montent, en l’évaluant par le simple niveau du prix nominal (biais du prix relatif).

Ce genre d’ancrage emprisonne l’investisseur dans la confusion dangereuse du prix et de la valeur, le privant de les apprécier comme des données mouvantes, jamais définitives.
 
Comment réconcilier prix et valeur ?
 
Si l’on admet que prix et valeur sont deux choses distinctes, et que la valeur ne se lit pas systématiquement dans le prix et quelle est par essence sujette à interprétation, investir dans des entreprises requiert de ne pas se focaliser sur un seul signal mais un ensemble de signaux qu’il faut combiner et dont l’importance varie au gré des circonstances.
 
1. Signal macro : Quel environnement économique en toile de fond  ? A quel stade du cycle en sommes-nous ? Quels sont les secteurs les plus en vue dans la  la conjoncture du moment, ceux soutenus par les politiques publiques ? Cela nous dit où regarder.
 
2. Signal micro : il s’agit de l’analyse fondamentale des entreprises –chiffre d’affaires, bénéfice par action, marges, dette, cash-flow. Elle permet de savoir quelle entreprise regarder parmi les sociétés cotées.
 
3. Signal technique : c’est le comportement du marché –seuils psychologiques, volumes, volatilité. Il n’est pas là pour prédire, mais pour nous dire comment nous comporter. C’est un indicateur clé pour savoir quand commencer à regarder une action, où à s’en désintéresser.
 
Cette structure OÙ, QUOI, QUAND appelle potentiellement un comment.
 
Il peut reposer sur un facteur plus subjectif, souvent sous-estimé : la qualité du dirigeant –vision, ténacité, capacité à exécuter une stratégie ambitieuse envers et contre tout. Un signal discret, mais décisif dans certains cas.
 
C’est peut-être ce signal-là – renforcé ou non par les autres – qui a permis à certains investisseurs d’acheter Apple très tôt… et de le conserver durant des années, bien avant que les chiffres ne traduisent la réalité du plan en cours.
 
C’est parce que ces signaux, qu’ils soient forts ou discrets, sont nombreux et complexes à analyser que Synapses vous propose chaque mois de nous retrouver en live pour parler marché et faire le point sur les meilleures opportunités du moment.
 
👉 Pas encore membre ?
Participez au prochain live en vous inscrivant ici

Retour en haut