Ce chaos financier qui pourtant assure nos rendements réguliers …

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Depuis que l’homme a commencé à troquer des coquillages contre des peaux de bêtes, la finance et l’économie se sont imposées comme les grandes horloges invisibles de nos sociétés. La civilisation humaine, qui à travers les âges a toujours mêlé sa volonté de prospérer à la question pécuniaire, possède aujourd’hui une bibliothèque de connaissances vertigineuse sur le sujet.

Des dettes gravées sur des tablettes mésopotamiennes aux scribes assis sur des bancs (ce qui donnera le mot « banquier » des siècles plus tard), en passant par l’inventaire sans fin des flux de capitaux et les algorithmes opaques qui dictent désormais le rythme des marchés, nul ne peut nier que nous avons mis de l’intelligence sur la table pour construire un système d’échanges et de flux, qui fonctionne.

Mais pour autant, bien que nous l’ayons créé, le comprenons-nous vraiment ? Ne l’avons-nous pas complexifié au point de ne plus maîtriser ses rouages les plus subtils ? Cet univers de chiffres, cette science des nombres, bien que notre œuvre, n’est-il pas devenu à ce point énigmatique qu’il semble parfois menacer de basculer dans un véritable chaos financier ?
 
La valeur et notre incapacité à en saisir l’essence
 
Prenons la valeur, par exemple. 
 
Fondamentalement, qu’est-ce que la valeur ? Une convention sociale ? Un processus psychologique intime — mi-rationnel, mi-émotionnel ? Une équation complexe, reliant prix, utilité, rareté, et temporalité ?
 
On s’y casse les dents depuis des siècles, et aucun modèle n’a su imposer LA réponse définitive.
 
En théorie classique, l’offre et la demande font loi : la valeur devient alors ce point d’équilibre. Mais cette approche génère plus de confusion que de clarté.
 
La théorie marginaliste affine le tir : elle rapproche la valeur de l’utilité, en l’observant dans le temps. Prenons une pizza (une bonne, de préférence). La première part vous comble : elle répond à la faim, à l’instant. Les suivantes vous plaisent un peu moins. L’utilité marginale diminue. À la fin, la dernière part est mangée par réflexe, non par plaisir. La valeur totale devient la somme de ces utilités décroissantes.
 
Mais encore une fois, ça ne suffit pas. Cette théorie suppose que toutes les pizzas se valent. Ce qui est un non-sens. Une quattro formaggi con tartufo dans une trattoria florentine n’a rien à voir avec une 4-fromages tiède de fast-food à emporter, même si leur nombre de parts est égal.
 
La théorie oublie ce qui fait le sel des choses : la qualité, le symbole, l’expérience. Bref, ce supplément d’âme qu’aucune équation ne parvient à capturer.
 
Et c’est bien là le sujet d’aujourd’hui : les équations peuvent-elles réellement capturer l’essence d’un système vivant comme l’est la finance ?
 
L’intuition fractale : réelle, mais trop abstraite
 
La semaine passée, nous avions conclu notre édition en nous appropriant une intuition devenue démonstration, celle du mathématicien Benoît Mandelbrot :
 
« … les crises, les épisodes d’extrême volatilité sont consubstantiels aux marchés boursiers. »
 
Mandelbrot ne se contentait pas d’observer le chaos des marchés. Il l’ancrait dans les mathématiques fractales. Là où d’autres spécialistes des questions financières cherchaient la régularité, la linéarité, Mandelbrot voyait la turbulence, le chaos ordonné. Là où l’on pouvait espérer la prévisibilité, il pointait l’instabilité comme structure fondamentale.
 
Les marchés ne déraillent pas de temps en temps. Ils roulent, depuis toujours, mais sur des rails déformés. Un renversement de paradigme qui peut laisser circonspect.
 
La vision de Mandelbrot met en exergue que, quoique le chaos règne en maître, il n’empêche en rien le fonctionnement intelligent de se manifester ça et là. Les marchés sont robustes, efficaces et globalement pérennes non pas “by design”, mais le reste du temps, lorsque le chaos est contenu.
 
Et ce chaos, nous en avons tous fait les frais à un moment ou à un autre.  Volatilité, krach, bulles, chocs de liquidité, panic sell sont autant de qualificatifs que l’on a tendance à ranger dans la catégorie des faits économiques déviants, ceux qui érodent la machine bien huilée de la finance fonctionnelle, celle qui dirige le capital utilement au bon endroit et au bon moment. Des bugs dans le système, des aléas qui ne devraient pas se produire de cette manière. Pas si fréquemment. Et pas à tel moment.
 
L’exemple emblématique de la crise des subprimes

La crise de 2008 fut à ce titre édifiante. 

Sur le papier, des modèles comme le VAR (Value At Risk), le CAPM (Capital Asset Pricing Mode) ou le Black-Scholes (qui détermine le montant de la prime versée dans les contrats futures), largement utilisés par les hedge funds, se sont montrés incapables d’entrevoir les prémices de la crise, ni d’en discerner l’issue.
 
Un graphique tiré du Markets Monitor 2017 de l’OFR, fondé sur les données Bloomberg, illustre cela. On y observe la volatilité anticipée (VIX) comparée à la volatilité réalisée.

Source : données Bloomberg, extrait de la revue OFR Markets Monitor de 2017.

En bleu, vous observez les chiffres de la volatilité sur 30 jours pour la période d’août 2008 à novembre 2008, correspondant au pic de la crise des subprimes.
 
En gris, ce sont d’autres périodes, servant de référence pour illustrer la robustesse des modèles d’anticipation de la volatilité.
 
La diagonale noire, quant à elle, illustre ce qu’on appelle la ligne d’identité, c’est-à-dire lorsque la volatilité attendue correspond précisément à la volatilité effective. Elle matérialise le degré de  justesse de la prédiction, en fonction de la proximité des points gris et bleus avec cette diagonale.

Ce que le graphique montre, c’est que lorsque les marchés sont calmes, les prédictions de volatilité (les points en gris) sont plutôt en ligne avec les prévisions, car ils sont relativement proches de la diagonale.

Or, lors des périodes agitées, comme en 2008, les points sont nettement plus détachés de la diagonale, ce qui indique que le VIX n’a clairement pas anticipé la tempête. Il ne modélise pas la mémoire des chocs de Mandelbrot.
 
Mais ce n’est pas seulement la théorie qui vacille. Les faits eux-mêmes se sont chargés d’en démontrer les limites.
 
En 2010, le journaliste Scott Patterson publie The Quants, une enquête incisive sur les cerveaux mathématiques de Wall Street et leur obsession pour les modèles quantitatifs. Il y décortique la foi presque religieuse de certains hedge funds dans des modèles élégants sur le papier — mais dramatiquement muets lorsque surgit le chaos. Et quand ces modèles déraillent – nous ne le savons que trop bien – ils emportent une large part du marché mondial avec eux.
 
Scott Patterson fustige donc cette idée trop répandue à Wall Street que la finance peut être contenue dans des équations mathématiques probabilistes et prédictives –une logique séduisante, mais aveugle face à l’imprévisible.
 
Du reste, malgré les chocs, malgré les signaux d’alerte, l’histoire se répète. Nous continuons, collectivement, à faire reposer une part croissante de l’allocation mondiale de capital sur des stratégies passives et des modèles rigides, en ignorant l’éléphant dans la pièce : l’incertitude ne se laisse pas facilement modéliser. Et certainement pas durablement.

Source : Venn Capital

Or, les modèles  n’admettent pas les crises comme des comportements latents et inhérents au système financier. Ils les appréhendent plutôt comme des éléments exogènes qui altèrent la circulation normale des flux de capitaux.
 
Comme nous l’avons déjà souligné, Mandelbrot s’inscrit en faux contre l’idée que le comportement « normal » des marchés serait dissociable de leurs phases de chaos, d’exubérance ou de dérive. Bien au contraire : ces épisodes ne sont pas des accidents de parcours, mais bien, selon lui, le cœur battant du système financier. Et il n’est pas seul à défendre cette idée iconoclaste : l’instabilité n’est pas un défaut à corriger, mais une propriété fondamentale d’un système vivant. Un glissement sémantique qui n’a l’air de rien, mais qui change tout. Car si l’instabilité est un attribut intrinsèque, alors elle est nécessaire. Ce qui semblait erratique devient constitutif. Ce que l’on cherchait à lisser ou à repousser devient fondamental.
 
Ce n’est plus malgré les anomalies que les marchés fonctionnent. Ils fonctionnent autour d’elles. Les marchés donnent l’illusion de l’équilibre… lorsque le chaos accepte, temporairement, de se faire discret.  Alors oui, encore une fois, vous vous dites peut-être que nous vous glissons ici une contre-intuition de plus ?
 
Évidemment. Et on ne s’en excusera pas.

Car sans un minimum d’esprit contrarien, il est impossible pour un investisseur d’espérer se faire sa place sur le jeu financier global. Être à l’affût des stratégies, des grandes tendances, des directives internationales, mais aussi des analyses des experts et des narratifs propres aux entreprises est indispensable pour agir sereinement. 
 
D’ailleurs, vous pouvez rejoindre notre communauté d’investisseurs ici et obtenir toutes nos analyses historiques ainsi que les suivantes.
 
Les théorèmes d’incomplétude de Godël entrent en scène
 
Pour en revenir à la nécessité d’être contrarien, intéressons-nous aux travaux de Kurt Gödel, aussi brillants que déroutants.
 
Là où l’on pourrait penser que les systèmes logiques — à l’image des modèles quantitatifs si prisés par Wall Street — sont fiables, robustes et prédictibles, Gödel nous révèle une faille plus profonde : cette robustesse suppose une part d’aveuglement.
 
Plus précisément, il démontre qu’un système ne peut, à la fois, être cohérent, suffisamment puissant pour contenir l’arithmétique… et capable de tout démontrer. Il doit fatalement comporter des énoncés indécidables : des vérités logiquement bien formées, mais impossibles à prouver au sein du système lui-même.
 
Pour vulgariser cette idée, prenons un exemple métaphysique. Si la physique est notre système explicatif fondamental du réel, peut-elle trancher la question de l’existence de Dieu ? La réponse est non. Car cette question déborde les outils logiques de la physique. Elle devient un énoncé indécidable — une proposition qu’on peut formuler, mais dont la vérité ne peut être établie par les règles internes du système.
 
En 1931, ce jeune logicien autrichien publie ce qu’on appelle aujourd’hui les deux théorèmes d’incomplétude :
 
1. Dans tout système formel cohérent, suffisamment expressif pour contenir les entiers naturels, il existera des propositions vraies mais indémontrables dans le système.
2. Ce même système ne peut prouver sa propre cohérence à partir de ses axiomes.
 
Ces énoncés indécidables ne sont pas absurdes. Ils sont parfaitement formés, logiquement construits. Mais le système dans lequel ils surgissent n’a pas les moyens internes de trancher leur validité. Comme pour notre exemple de l’hypothèse divine comme origine universelle de la vie.
 
Et si nous convoquons Gödel ici chez Synapses, c’est parce que cette faille logique entre en résonance avec les failles des modèles financiers, peut-être trop dogmatiques conceptuellement. Face aux crises, face aux chaos, ils échouent. Non par défaillance technique, mais par construction. Ils ne sont pas erronés. Ils sont incomplets. Et toute tentative d’expliquer le Tout depuis l’intérieur du Tout… finit par se heurter à une frontière.
 
Le chaos est la règle. L’ordre, sa variable d’ajustement.
 
Ce que nous suggérons ici est un basculement radical :
 
Et si les crises de marché étaient l’équivalent financier de ces propositions indécidables ?
 
Dans cette conception inspirée de Godël, les périodes d’instabilité, les comportements aberrants, les chocs, ne sont plus des exceptions : ce sont les piliers d’une dynamique globale. Ils sont les points de tension qui garantissent la cohérence de l’ensemble. Ils sont le comportement moyen, la norme, et autour de laquelle se construisent des cycles où le chaos est plus discret, c’est-à-dire des cycles plus faciles à lire et aborder car moins volatils et plus linéaires dans leur évolution.
 
Mais attention, Gödel ne soutient pas que tout est flou ou incertain. Il dit juste que même dans un univers entièrement régi par des règles, il existe des vérités qui échappent à ces règles. Des vérités que l’on peut formuler… mais pas démontrer depuis l’intérieur du système.
 
Et paradoxalement, c’est peut-être cette marge d’indécidabilité qui rend les systèmes plus vivants, plus souples, plus résilients car elle laisse la place à ce que les modèles ne peuvent prévoir : des intuitions, des déductions extérieures, des stratégies contrariennes. C’est dans ces interstices, là où les équations sont muettes, que se jouent souvent les plus grandes audaces.
 
A force de vouloir tout expliquer par les modèles, on en vient à se raconter de belles histoires. Des histoires qui sont colportées, puis amplifiées, et enfin généralisées pour irriguer des pans entiers de la finance qui répliquent inlassablement les mêmes moulinettes.
 
Là où l’on pense que les mauvaises nouvelles précipitent mécaniquement les marchés dans le rouge, l’exercice de pensée que nous proposent Mandelbrot et Gödel invite à inverser la perspective : et si ce n’étaient pas les événements qui déréglaient le système… mais le système qui, par sa nature même, faisait émerger ces dérèglements ?
 
Notons bien sûr que les théorèmes de Gödel ne s’appliquent qu’aux systèmes formels clos. La finance n’est pas un système formel, mais un écosystème ouvert, traversé par l’économie, la géopolitique, la psychologie, la technologie et de nombreuses autres activités et disciplines.
 
Mais c’est justement parce que la finance est manifestement très complexe que le lien avec Godël en est plus saisissant : si un système clos possède sa zone d’incomplétude, comment ne pas imaginer un seul instant que des systèmes ouverts, par nature bien plus ramifiés,  tels que la finance, n’en possèdent pas ?
 
Si nous reprenons le propos sur la valeur tenu dans le préambule de cette édition, comment expliquer rationnellement, à l’aide des outils économiques, monétaires et financiers qui forment le système capitaliste, que Love is in the Bin, l’œuvre de Banksy adjugée environ 860 000 £ lors de sa première mise en vente en 2018 à Londres, ait vu son prix s’envoler à près de 22 millions d’euros en 2021, alors même que l’œuvre s’était partiellement auto-détruite sous les yeux du public au moment de son adjudication initiale ? 
 
En théorie, une œuvre mutilée devrait perdre en valeur.  En pratique, elle s’est transformée en icône. Aucune théorie classique sur la valorisation ne peut anticiper ce genre de retournement. Les équations peinent à modéliser ce genre d’absurdité, qui ne sont pas si peu fréquentes qu’on voudrait le croire.
 
Et les marchés financiers, si rationnels qu’ils se veulent, n’échappent pas à ce vertige de la valorisation. Les bulles, les krachs, les emballements et les effondrements ne sont peut être pas des écarts regrettables par rapport à une norme idéale, mais les effets secondaires d’un fantasme collectif : celui d’un équilibre parfait et d’un rendement perpétuel, en totale contradiction avec la nature chaotique, vivante, et parfois contradictoire, des marchés.
 
Rejeter les modèles existants pour mieux performer ?
 
La finance ne laisse pas de place au manichéisme et aux visions simplistes qui scindent le monde en seulement deux interprétations. Croire qu’un seul prisme peut capturer la complexité d’un univers, voilà l’erreur à ne pas faire.
 
Si nous défendons bec et ongle le stock-picking alors que l’étude SPIVAne cesse de marteler que la gestion active n’apporte aucune sur-performance vis-à-vis de la gestion passive, c’est parce que nous savons :
 
primo, que la gestion active n’est plus vraiment discrétionnaire depuis longtemps.
 
deuxio, que la liberté de choix et les marges de manoeuvre que possède un investisseur individuel sont sans commune mesure avec celles d’un gérant –aujourd’hui ligoté par la conformité et le soi-disant contrôle des risques (le plus grand risque n’étant pas de se tromper, mais de se tromper différemment de la manière dont les autres gestionnaires d’actifs se trompent, le summum de la pensée panurgique !).
  
tertio, que si le chaos est bien la règle fondamentale, alors miser sur des stratégies passives, c’est supposer que l’ordre est la norme. Ce qui deviendrait un non-sens, qu’en tant qu’investisseur, nous ne pourrions soutenir.
 
Choisir un titre, ce n’est pas cocher une case dans un modèle. C’est interpréter un récit, un moment, parfois même un désalignement vis-à-vis d’une foultitude d’indicateurs. C’est accepter que plusieurs vérités peuvent cohabiter et que certaines d’entre elles resteront inaccessibles au modèle, mais pas à notre intuition.
 
C’est pourquoi nous assumons pleinement notre inclination pour des modèles hybrides qui croisent des logiques contradictoires, comme les stratégies Growth et Value. Des approches, comme le modèle GARP (Growth At Reasonable Price), qui cultivent le compromis et reconnaissent, dès le départ, que le réel déborde toujours le modèle.
 
Face à l’hypothèse d’un marché non efficient mais profondément chaotique, ce sont ce genre d’inspirations qui nous apparaissent comme des réponses pragmatiques et tangibles à ce qui est selon nous la question décisive : comment investir avec lucidité dans un monde que l’on ne peut pas modéliser ?
 
Nous avons fait notre choix. Le stock-picking est notre passe de survie dans un monde où  l’ordre n’est qu’une parenthèse fragile et imprédictible.
 
Nous ne le défendons pas seulement pour ses promesses de performance, ni pour la souplesse stratégique qu’il offre face à la rigidité de la gestion indicielle ou institutionnelle. Nous le défendons parce qu’il incarne une forme d’investissement vivante, organique, adaptée à un monde en perpétuelle mutation, où seuls l’agilité, le discernement, la patience et le flair permettent de garder le cap au milieu des secousses.
 
Et dans une période de tensions géopolitiques, de chaos électoral, de brouillard économique, semblable à celle que nous traversons en ce moment, il nous semble plus raisonnable dans le chaos de faire le pari de l’intelligence, des convictions personnelles et de l’audace que de s’en remettre à l’illusion de l’ordre.

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