Alors que les actions européennes continuent de surperformer face aux indices américains, les investisseurs s’interrogent : cette dynamique peut-elle se prolonger ? Quels secteurs sont à privilégier en Bourse ? Et surtout, faut-il anticiper un retour en force du marché américain ? Vincent Bezault échange avec Laurent Lamagnère sur les tendances actuelles et les stratégies à adopter dans cet environnement incertain.
Bourse : L’Europe en tête, les États-Unis en retrait
Vincent Bezault : Laurent, les actions européennes continuent de se démarquer. Depuis le début de l’année, le Stoxx 600 progresse de 8,5 %, alors que le S&P 500 et le Nasdaq sont en territoire négatif, et ce, de manière assez marquée pour le Nasdaq.
La tendance s’est confirmée la semaine dernière avec une sous-performance persistante des indices américains. Pourtant, les chiffres de l’inflation n’étaient pas si mauvais. Ce qui semble dominer, c’est la crainte d’une récession aux États-Unis.
Ajoutons à cela une communication erratique de la Maison-Blanche, qui entretient un climat d’incertitude. Cette nervosité se reflète dans les indices : le CAC 40 affiche une hausse de 9,4 % depuis janvier, mais peine à progresser davantage sur le dernier mois.
En analysant les tendances sectorielles, on observe que la défense et l’aérospatiale se distinguent avec des performances impressionnantes. On assiste aussi au réveil d’un secteur qui était en retrait : les semi-conducteurs.
À l’inverse, c’est étonnant, mais le commerce de détail, qu’il soit alimentaire ou non-alimentaire, a souffert. Dans un environnement incertain, on aurait pu penser que les investisseurs se tourneraient vers des secteurs défensifs. Comment expliquez-vous ce décrochage ?
Commerce de détail : un signal d’alerte ?
Laurent Lamagnère : Pour le non-food retail, la correction est directement liée aux publications d’Inditex, qui a affiché des performances décevantes. Le groupe a revu à la baisse ses prévisions de croissance pour le premier trimestre, ce qui a déclenché des prises de profit sur l’ensemble du secteur. H&M a perdu 8 %, et d’autres acteurs ont également souffert.
Du côté du food retail, la situation est différente. La faiblesse des performances est surtout attribuable au marché britannique, où Asda a déclaré que l’environnement était extrêmement difficile. Cela a entraîné des corrections importantes, avec Tesco en baisse de 11 % et Sainsbury’s de 9 %.
Les semi-conducteurs en phase de redressement ?
Vincent Bezault : Revenons aux semi-conducteurs. Nous évoquerons dans un instant le secteur de l’aérospatiale-défense, en particulier sous l’angle des valorisations, car le marché a vivement réagi aux récentes annonces de remilitarisation en Europe. Mais concentrons-nous d’abord sur les semi-conducteurs.
Comment expliquer leur regain d’intérêt ? Assiste-t-on enfin au retournement tant attendu du secteur — cette fois dans un sens favorable ? Les investisseurs l’espéraient pour le premier semestre 2025, avant que l’échéance ne soit repoussée au second semestre. Quelle a été la réaction des marchés face à ces signaux ?
Laurent Lamagnère : Effectivement, le secteur des semi-conducteurs avait fortement souffert ces derniers mois. Un redressement était attendu pour le premier semestre 2025, puis repoussé au second. Aujourd’hui, on perçoit enfin un frémissement.
Deux éléments expliquent cette tendance. D’une part, l’industrie de la défense intensifie sa demande en semi-conducteurs, notamment pour l’aérospatiale et les équipements militaires. Cela rappelle ce qui s’est passé avec Michelin, qui a surperformé les autres fabricants de pneus en raison des besoins accrus pour l’équipement des véhicules blindés.
D’autre part, le secteur des semi-conducteurs semble avoir touché un
point bas. Les valorisations étaient extrêmement déprimées, et les investisseurs anticipent désormais un rebond progressif. Cependant, dans d’autres segments comme l’automobile, aucun signe d’amélioration n’est encore visible.
Vincent Bezault : Un effet d’entraînement donc ?
Laurent Lamagnère : Exactement. En plus de ces signaux positifs, un mouvement de reshoring (rapatriement de la production) est en cours en Europe pour sécuriser l’approvisionnement en composants critiques. C’est un facteur qui pourrait soutenir durablement le secteur.
Biens d’équipement et infrastructures : nouveau moteur de croissance ?
Vincent Bezault : Les biens d’équipement profitent-ils également de cet effet d’entraînement ?
Laurent Lamagnère : en partie, mais la dynamique est différente. L’impact de la défense y est plus marginal. Ce qui soutient surtout le secteur, c’est l’annonce d’un plan d’infrastructure massif en Allemagne de 500 milliards d’euros.
Ce programme va nécessiter des investissements conséquents en équipements industriels et en construction. Ce sont ces perspectives qui tirent les valeurs du secteur vers le haut.
Pétrole : un paradoxe de marché ?
Vincent Bezault : Le marché pétrolier affiche une résilience surprenante, malgré les craintes de récession. Comment l’expliquez-vous ?
Laurent Lamagnère : Les fondamentaux à court terme sont effectivement fragiles, et si la consommation américaine venait à chuter, cela pourrait peser sur les prix.
Cependant, un changement structurel s’opère : les États-Unis sont désormais autonomes en pétrole. Cela signifie qu’une baisse de la demande américaine affecterait en priorité la production nationale, et non l’offre mondiale.
Un autre facteur entre en jeu : la Chine. Depuis plusieurs mois, on attend un redémarrage de son économie. Les derniers chiffres de la production industrielle et les mesures de relance annoncées par Pékin suggèrent une amélioration progressive.
Si ce scénario se concrétise, la demande chinoise pourrait compenser le ralentissement occidental et soutenir les cours du brut.
En résumé, la mauvaise nouvelle américaine touche les producteurs US, mais la bonne nouvelle chinoise, si elle se confirme, peut soutenir la demande mondiale.
Valeurs défensives : faut-il encore y croire ?
Vincent Bezault : Les secteurs défensifs comme la pharmacie et les télécoms, qui avaient été très recherchés, marquent un coup d’arrêt. Doit-on encore les privilégier ?
Laurent Lamagnère : Cela dépend beaucoup du scénario américain, qui reste le facteur central. Il y a une incertitude énorme autour de la politique commerciale des États-Unis : les droits de douane vont-ils augmenter ? De combien ? À quelle échéance ?
L’administration navigue à vue, ce qui crée un climat de flou total. Rien que cette incertitude est déjà une mauvaise nouvelle. Et cela laisse penser que la part des échanges entre l’Europe et les États-Unis pourrait diminuer dans les années à venir. Ce n’est évidemment pas positif.
Et si une récession américaine se matérialise, les conséquences seraient lourdes pour de nombreux secteurs européens.
À l’inverse, on peut encore espérer un rebond de la Chine, ce qui équilibrerait un peu les choses. Mais dans ce contexte, je reste prudent, surtout quand on regarde les niveaux de valorisation actuels en Europe : un peu en dessous de 18 fois les bénéfices, si l’on retire les banques, les minières et les cycliques profondes.
Donc, pour répondre clairement : oui, il faut privilégier les secteurs défensifs, et surtout ceux qui ont peu ou pas d’exposition aux États-Unis.
Ces secteurs restent des valeurs refuge, surtout dans un contexte de volatilité accrue.
Pharmacie : L’exposition limitée aux États-Unis est un atout. De plus, une partie des dépenses médicales américaines est sanctuarisée via Medicare et Medicaid, ce qui réduit le risque pour les grands laboratoires européens.
Télécoms : Avec des dividendes élevés et sécurisés, ce secteur demeure attractif. Il est peu exposé aux tensions commerciales et bénéficie d’une demande stable. La seule valeur avec une exposition significative aux États-Unis dans notre couverture, c’est Deutsche Telekom via T-Mobile. Dans un contexte de possible retour de volatilité sur les taux, ce sont des titres à considérer comme des proxies obligataires. Et donc, ils pourraient bénéficier d’un mouvement de fly to quality.
Défense : peut-on encore monter dans le train ?
Vincent Bezault : Et quel regard portez-vous sur le secteur de la défense ?
Laurent Lamagnère : Je suis un peu ambivalent. C’est un secteur que nous soutenons depuis longtemps, et qui a très bien performé. Aujourd’hui, les valorisations sont élevées, et beaucoup de bonnes nouvelles sont déjà dans les cours.
En revanche, les résultats vont continuer à s’améliorer. Il y a donc une situation intéressante : un niveau élevé de valorisation, mais un momentum de résultats très fort.
Je pense aussi qu’il y a beaucoup d’investisseurs institutionnels qui, jusque-là, n’étaient pas présents sur la défense, notamment pour des raisons ESG. Or, les listes d’exclusion ESG sont en train de changer, en intégrant l’idée que la défense contribue à une finance durable, en protégeant la stabilité des États.
Donc oui, même si les valorisations sont élevées, le momentum reste très bon. On est encore dans un marché de momentum, donc je pense qu’il faut rester long défense.
Personnellement, je n’achèterais pas plus à ces niveaux-là, mais si vous êtes déjà investi, il faut conserver une exposition, peut-être en allégeant légèrement, mais en gardant une position. Je pense que le secteur continuera de bien se comporter jusqu’en 2025 au moins.
Banques et assurance : stop ou encore ?
Vincent Bezault : Parlons des banques et des assureurs, deux secteurs qui restent recherchés — surtout les banques.
Laurent Lamagnère : Les banques bénéficient depuis 18 mois d’un excellent momentum : la repentification de la courbe des taux leur permet de générer à nouveau de bonnes marges d’intérêt.
On retrouve une dynamique qui avait disparu avec l’aplatissement de la courbe. Aujourd’hui, cela marche pleinement.
Il pourrait également y avoir un retour des opérations de M&A, ce qui créerait un flux de commissions supplémentaires, notamment dans les banques d’investissement.
Les valeurs bancaires restent peu chères : les PER sont bas, car la hausse des titres a suivi celle des résultats. Le secteur est donc toujours attractif.
Cela dit, il faut rester sélectif selon les pays : il y a des craintes sur le Royaume-Uni, ou sur la France, mais aussi des retards de valorisation dans certains pays de la périphérie européenne, où il y a encore des choses à jouer.
Vincent Bezault : Et sur l’assurance?
Laurent Lamagnère : L’assurance suit une logique similaire. Avec l’inflation, les assureurs ont la capacité de remonter leurs prix, ce qu’ils font très bien.
C’est un secteur défensif par excellence : personne ne peut se passer de ses primes d’assurance. Et les groupes d’assurance génèrent aussi des marges sur leurs actifs financiers, grâce à leurs filiales de gestion d’actifs.
Les résultats nets devraient donc continuer à progresser de manière significative.
Spiriteux : un signal encourageant !
Vincent Bezault : Et du côté des spiritueux et des brasseurs ?
Laurent Lamagnère : C’est très intéressant. Historiquement, ces deux segments sont très corrélés, mais depuis le début de l’année, on observe une forte décorrélation.
Les brasseurs sont en hausse de 20 %, tandis que les spiritueux sont en baisse. Cela s’explique par deux publications : AB InBev et Carlsberg ont montré une reprise relative de la consommation de bière.
Nous pensons que cette tendance devrait bientôt se propager aux spiritueux, avec un décalage d’un ou deux trimestres. Ce différentiel de performance est rare et mérite d’être surveillé.
Tarifs douaniers : quels sont les risques ?
Vincent Bezault : Concernant les tarifs douaniers, ce qu’on constate, c’est que le décalage entre les actifs européens et américains s’est encore accentué.
Mais même les indices européens marquent le pas. Ils stagnent. Il y a comme une chape de plomb liée à ce que vous avez déjà évoqué : le manque de visibilité provoqué par la communication souvent erratique de l’administration Trump.
Les marchés américains ont joué un scénario de récession. Ils ont aussi intégré des droits de douane très élevés. Mais on sera fixés le 2 avril, qui semble être la date clé mentionnée par Donald Trump, même si cela peut changer.
Est-ce que le marché n’a pas exagéré cette crainte des droits de douane ? Les algorithmes intègrent un scénario moyen de 45 % de droits de douane, mais si l’on additionne les droits de douane et les barrières non tarifaires déjà appliquées par les pays tiers — ceux que Trump veut « égaliser » — on est souvent en dessous de 25 %, voire autour de 12,5 à 15 %.
Donc on est très loin des 45 % joués par les marchés. Et puis, est-ce que le marché n’occulte pas des signaux positifs ?
Je pense notamment aux gains de productivité aux États-Unis, à une inflation plutôt maîtrisée, à des baisses d’impôts à venir, et à une politique monétaire plus souple, avec notamment une réduction du quantitative tightening.
Il y a même eu une augmentation récente de la masse monétaire, on en parlait juste avant l’émission. Donc si, le 2 avril, on apprend que les droits de douane ne sont pas aussi élevés qu’anticipé, est-ce qu’on ne risque pas d’avoir une réaction forte du marché américain, qui pourrait se propager au marché européen ?
D’autant plus que les fonds quantitatifs alternatifs sont massivement vendeurs sur les actions américaines aujourd’hui. Est-ce qu’on ne pourrait pas assister à un short squeeze, c’est-à-dire des rachats de positions vendeuses en urgence, et à un effet dopant inattendu ?
Et je ne parle même pas de la dérégulation espérée par une partie du marché, qui soutiendrait l’activité, même si elle présente des risques à long terme…
Laurent Lamagnère : D’abord, sur la réaction du marché, elle a été très claire : le marché, c’est un peu comme Clint Eastwood dans un western — il tire d’abord, il réfléchit après. C’est exactement ce qui s’est passé.
On a « shooté » les actions américaines sur l’hypothèse d’une récession provoquée par ces droits de douane.
Mais comme vous l’avez dit, il y a beaucoup de facteurs positifs en cours. Vous avez mentionné les baisses d’impôts, et de façon sous-jacente, on voit aussi des baisses de dépenses fédérales qui pourraient justement permettre de financer ces réductions d’impôts.
Et l’administration américaine compte aussi sur les recettes douanières pour financer ces baisses. Donc, oui, je te rejoins sur l’idée que le scénario d’une récession est probablement déjà intégré dans les cours.
Autre point important : la prime de valorisation des actions américaines. Elle était autour de 40 % en début d’année, comparée au Stoxx 600. Aujourd’hui, elle est retombée à 22-23 %, ce qui reste au-dessus de la moyenne historique, mais cette prime s’est nettement réduite.
Les flux d’investissement, qui avaient quitté les États-Unis pour venir en Europe, pourraient revenir. Donc shorter les actions américaines aujourd’hui, c’est probablement plus risqué que rentable.
Sauf en cas de récession très forte, je pense que le potentiel de baisse supplémentaire est limité.
Actions européennes ou actions américaines ?
Vincent Bezault : Pour autant, peut-on réellement se montrer confiant vis-à-vis des marchés européens, ou faut-il rester sur ses gardes ?
Laurent Lamagnère : J’appelle à la prudence. Même si, au final, les droits de douane sont moins élevés que prévu, la menace demeure constante. L’administration Trump a compris que c’était une arme de négociation redoutable, et cela crée une incertitude permanente.
Cette incertitude n’affecte pas directement les sociétés américaines, qui produisent localement. Au contraire, elles pourraient en tirer un avantage concurrentiel temporaire, puisque les produits étrangers deviendraient moins compétitifs. Mais, à terme, le consommateur américain paiera plus cher, car une barrière douanière, c’est toujours le consommateur qui trinque.
Il y a aussi un effet pervers à long terme : une industrie locale protégée de la concurrence devient moins performante, moins compétitive, et ses exportations baissent. Il y aura aussi des mesures de rétorsion, comme on l’a vu avec le bourbon américain.
Donc pour les entreprises européennes exposées aux États-Unis, je ne vois pas de scénario très favorable. Dans le meilleur des cas, ce sera un peu moins mauvais que ce que l’on craignait. Mais l’incertitude persiste.
Il faut donc être prudent sur les sociétés très exposées aux États-Unis. Et attention à la consommation américaine : l’indice de confiance de l’Université du Michigan publié vendredi dernier était très mauvais, notamment sur les anticipations à 12 mois.
Cela fait 11 ans que les Américains n’ont pas été aussi négatifs sur leur situation financière à venir.
Vincent Bezault : Ce qui avait soutenu le marché américain en 2024, c’était justement l’exceptionnalisme américain, et notamment la confiance du consommateur. En 2025, cette confiance semble vaciller. Le marché a donc probablement déjà intégré cette baisse.
Mais ce n’est pas encore pleinement intégré pour les actions européennes, donc prudence, et il vaut mieux privilégier les secteurs ou les titres moins exposés aux États-Unis.
Laurent Lamagnère : Tout à fait. Et dans certains cas, on a vu des valeurs massacrées. Il faut regarder titre par titre. Peut-être que certaines sur-réactions méritent d’être corrigées.
Vincent Bezault : Et comme vous le disiez, on est dans un marché de flux. Si la cote américaine se réveille, cela pourrait se faire au détriment des actions européennes, même si certaines en profiteront ponctuellement via un effet d’entraînement.
Mais attention : il peut aussi y avoir un phénomène de rapatriement massif des capitaux vers les États-Unis, ce qui freinerait la progression des valeurs européennes.
Laurent : Il faut faire attention. Les flux sont difficiles à estimer.
Vincent Bezault : Conclusion : sélectivité, prudence, et attention aux fondamentaux.
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