Bourse : pilule bleue ou pilule rouge ?

« C’est ta dernière chance. Après ça, il n’y a pas de retour en arrière. Tu prends la pilule bleue — l’histoire s’arrête, tu te réveilles dans ton lit (NDLR : dans la matrice) et tu crois ce que tu veux croire. Tu prends la pilule rouge — tu restes au Pays des Merveilles, et je te montre jusqu’où va le terrier du lapin. Souviens-toi : tout ce que j’offre, c’est la vérité. Rien de plus. » Morpheus à Neo – Matrix.
 
Les marchés n’ont guère hésité. Ils ont comme d’habitude fait le choix du rêve indolore, celui  de la pilule bleue. ils ont préféré l’illusion à la réalité. L’illusion d’un monde où la Fed dompte à volonté l’inflation, un monde où aucun caillou ne se glisse dans la chaussure, où aucun risque ne compte, où la liquidité coule à flots, où tout problème structurel devient soluble par la magie de libéralité monétaire et budgétaire. 
 
La pilule bleue, c’est le confort d’un scénario où tout semble sous contrôle, même quand les signaux d’alerte se multiplient comme des moustiques lors d’une chaude soirée d’été sous les Tropiques.
 
Démasquer les illusions n’aide pas forcément à performer sur les marchés. Il faut composer avec leurs esprits animaux et garder en tête qu’avoir raison (si l’on a raison… ce qui demeure à confirmer) n’est pas la même chose qu’avoir raison au bon moment, comme le glissait malicieusement Howard Marks, le gourou d’Oaktree Capital.
 
L’histoire financière est la fosse commune des prophètes qui s’égosillent à crier « au feu ! » trop tôt et préfèrent avoir raison que de gagner de l’argent. 
 
“Les marchés peuvent rester irrationnels plus longtemps que vous ne pouvez rester solvable” aurait déclaré John Maynard Keynes. Je dis aurait, car en fait, il semble que la paternité de cet aphorisme plein de bon sens revienne à A. Gary Shilling, l’éditeur de la lettre d’investissement Insight… Mais peu importe, la remarque vise juste.
 
Aujourd’hui, les marchés boursiers s’accrochent à l’idée que la Réserve Fédérale baissera à nouveau deux fois ses taux en 2025 et poursuivra l’assouplissement de sa politique monétaire en 2026. Un rêve de junkie en manque. Un container d’héroïne pour eux tout seuls. Dans un tel contexte, nous ne voyons pas ce qui pourrait ne pas donner envie aux indices américains de ne pas voler vers de nouveaux records.  
Tant que l’illusion fonctionne…
 
La schizophrénie tranquille du crédit
 
Savoir ne pas se battre contre un marché n’interdit pas de choisir la pilule rouge. Cela évite de succomber à l’ivresse ainsi qu’à la complaisance générale, et permet de se tenir prêt.
 
Tenez, commençons par une évidence. De drôles de choses se trament en coulisses.
 
Prenez les faillites d’entreprises. Elles sont comme le cholestérol. Quand elles augmentent, en principe, les investisseurs s’inquiètent. Ils demandent une prime de risque. C’est le fameux spread, l’écart entre la rémunération des obligations étatiques dites sans risque et les obligations d’entreprise jugées (à raison) plus risquées. Le spread est donc la rémunération supplémentaire qu’on exige pour prêter aux entreprises, et moins elles sont solides plus on leur prête cher. Ce qui se traduit par un spread de plus en plus accru.
 
Sauf que depuis quelques mois, on observe une chose rare : les faillites augmentent, mais les spreads restent sagement sédatés. Ce qu’illustre parfaitement Simplify Asset management avec le graphique ci-dessous. Nous avons d’un côté, en rouge, les spreads high yield – ce que réclament les investisseurs pour prêter à des entreprises fragiles. De l’autre, en bleu, les faillites. En théorie, les deux courbes montent ensemble. Plus de risques = Plus de rendement demandé. Mais là, les faillites grimpent, et les spreads restent aux fraises. C’est comme si votre assureur constatait une hausse des accidents… et baissait vos primes. Altruisme ? Non.. Manque de jugement..

Thermomètre cassé, fièvre réelle
 
Deuxième graphique : les valorisations des BDC (Business Development Companies), ces sociétés de crédit privé qui prêtent à des entreprises non cotées. Quand les BDC sont cotées sous la valeur de leurs actifs, c’est le marché qui vous dit : « méfie-toi, coco ». Et que font les investisseurs ? Ils continuent d’acheter de la dette high-yield comme si c’était du nec plus ultra.
 
Complaisance, complaisance… 

Source : Bloomberg, Simplify Asset Management

Sabatier, l’Amérique et le bon sens
 
J’ai eu le plaisir récemment de recevoir sur Synapses, Pierre Sabatier. Le président de PrimeView (et aussi de l’Aurep) a plaidé pour une surpondération des actifs américains, et sur le papier, il a des arguments :
 
Une politique monétaire et budgétaire qui s’apprêtent à danser un tango collé serré ,  sans plus se marcher sur les pieds.
Des méga-capitalisations technologiques qui tournent à plein régime et qui engrangent les profits comme les moissonneuses batteuses récoltent le blé dans les champs de la Beauce… à plein régime. 
Des obligations américaines qui offrent des rendements suffisamment attrayants pour constituer une belle réserve de valeur
 
Tous les arguments de Pierre sont recevables. Je crois qu’à court-terme ils prévaudront. 
Pour que cela ne soit pas le cas, il serait nécessaire que le narratif s’écroule. Or pour le moment il tient. Et il a des arguments à faire valoir.
 
Valo élevée, profits costauds
 
Yardeni Research est formel : le bénéfice par action prospectif du S&P 500 (forward EPS) s’est hissé la semaine du 18 septembre à 294 $. Il est en passe de rejoindre celui attendu par les analystes pour… la fin de l’année 2026 (304 $). 
 
Alors, certes le S&P 500 se paye 31 fois les bénéfices 2025 et 22 fois les bénéfices 2026. C’est beaucoup, mais ce n’est pas un pari sur du vent.

En 2000, les profits étaient une option. Aujourd’hui, ils sont une réalité. Apple, Microsoft, Nvidia, Amazon, META ne sont pas des promesses mais des caisses enregistreuses gargantuesques.
 
L’Amérique à deux vitesses
 
En revanche, les méga caps et une poignée de grandes capitalisations font quasiment à elles-seules le marché. Toujours fourni par Yardeni Research, vous avez ici le ratio du S&P 100 (les 100 plus grandes capitalisations U.S) sur le S&P 500 (les 500 plus grandes capi.). Vous avez le ratio lui-même sur l’ordonnée, et les années sur l’abscisse. Lorsque le ratio s’établit à 0,50 cela indique que le S&P 100 représente 50 % du S&P 500.  

Fin des années 1990, la bulle internet enfle. Le ratio s’envole (jusqu’à ~0,56). Les grandes valeurs techno d’alors dominent le marché… avant le krach en 2000-2002.
 
Les niveaux de concentration des indices U.S. constituent en eux-mêmes un niveau d’alerte, qui requiert a minima de la vigilance. Cependant, l’exagération n’est actuellement pas maximale, il faudra un peu de temps pour qu’elle le devienne. Nous avons déjà évoqué dans cette publication le scénario du melt-up (l’emballement déraisonnable à la hausse). Nous n’y sommes pas encore. Nous ne faisons que nous en rapprocher, mais nous le faisons d’un bon pas. 
 
Est-ce pour autant qu’il ne faut pas monter dans la fusée ? 
 
En toute sincérité, nous accroissons graduellement l’exposition du portefeuille Synapses aux valeurs U.S. Elle reste modeste pour l’heure (7,6 %). Trop modeste. Nous avons intégré du Boston Scientific, dont nos indicateurs techniques suggéraient un épuisement de la correction (épuisement qui reste à confirmer) et remis du META la semaine dernière en portefeuille à un cours supérieur au prix auquel nous l’avions vendu. 
 
Ce qui nous a fait changer d’avis et nous a conduit à en refaire une ligne ? Nous sommes convaincus qu’en dehors des fournisseurs de puces, de data-centers, de câbles et de systèmes électriques, META est le mieux positionné pour retirer tous les fruits juteux de l’I.A. Le groupe améliore le ciblage et l’impact des publicités sur ses réseaux, les annonceurs y sont sensibles, et sa croissance ne fait que se solidifier. 
 
Jean-Michel n’a pas à nouveau inclus le groupe de Zuckerberg dans ses Top Picks USA – il l’avait sorti en juillet après une plus-value de 41 % en trois mois. En revanche, le groupe figure dans sa liste de titres sous surveillance – une liste dans laquelle il a rentré plusieurs nouveaux noms –des noms que tout comme lui j’achèterais volontiers sur repli. Pour accéder aux Top Picks U.S c’est ici.
 
Bref, vous l’avez compris, il nous paraît actuellement plus dangereux pour la performance d’un portefeuille dans lequel peuvent figurer des valeurs U.S. d’aller contre la tendance que de s’y exposer. Bien sûr, beaucoup de données économiques et financières américaines nous mettent sur le qui-vive ; néanmoins, impossible de nier que la dynamique actuelle est étayée par des soutiens puissants. 
 
La manne des droits de douane 
 
Prenons les droits de douane. On peut les honnir, mais en attendant, en rythme annualisé, ils devraient renflouer les caisses de l’Etat fédéral de 350 milliards de dollars. Les bêcheurs ne manqueront pas de faire la fine bouche en soulignant qu’il s’agit d’une goutte d’eau dans l’océan des déficits, mais il s’agit d’une goutte qui rassure les marchés obligataires… jusqu’ici. Et c’est bien l’essentiel. 
 
Et puis non… 350 milliards ce n’est pas rien. Cela représente ni plus ni moins que 18 % des impôts sur le revenu versés par les contribuables du pays à la bannière étoilée, comme le rappelle Torsten Slok le chef économiste d’Appolo.

Et l’investissement sous l’effet de la politique douanière de l’America First repart :

Inflation : l’histoire n’est pas finie
 
Donc oui, nous croyons que les marchés américains, en dépit de leur cherté incontestable, vont continuer à tirer leur épingle du jeu. Pendant quelque temps… Jusqu’à ce que l’inflation redevienne un problème. 
 
Sur cette question, mon point de vue diffère de celui de mon très cher ami, Pierre Sabatier qui pense que l’inflation est domptée. Je ne partage pas cette foi. Le Bureau of Labor Statistics est clair : 72 % des composantes du CPI augmentent encore à un rythme supérieur à 2 % par an. Deux pour cent, c’est la cible officielle. On est loin du compte.

Part pondérée des composantes du CPI dont les prix augmentent
à un rythme annualisé supérieur à 2 % sur une base mensuelle

Sources: Bloomberg, Macrobond, Apollo Chief Economist

L’histoire montre que la désinflation n’est jamais linéaire. Dans les années 70, on a eu plusieurs vagues. En 2021, tout le monde pensait que c’était « transitoire ». Résultat : des taux qui explosent, des banquiers centraux qui courent après leur crédibilité.
 
Aujourd’hui, les marchés veulent croire à une inflation américaine domestiquée… Mouais…
Largesse monétaire, budget dispendieux, tensions sur le marché du travail, droits de douane… Autant de motifs selon moi de ne pas adhérer à cette vision irénique.
 
Surtout que je peine à voir pourquoi les prix du pétrole baisseraient.
 
Pétrole : illusion d’abondance
 
L’AIE (Agence Internationale de l’énergie) ne cesse de parler de surabondance prochaine de l’offre. Toutefois, les prix ne s’écroulent pas. Selon le Financial Times la faute en incombe à la Chine, encore elle, parce qu’elle siphonnerait discrètement l’offre de brut. Elle achèterait  500 000 à 900 000 barils par jour pour remplir ses stocks stratégiques. Ce n’est pas anodin.
 
Dans le même temps, l’AIE pond un rapport mettant en exergue le déclin rapide des champs pétroliers en service. Sans investissements massifs, la production ne tiendra pas. 
 
Et l’OPEP+ ? N’a-t-elle pas relevé ses quotas de production ?
 
Du théâtre… Plusieurs de ses membres n’atteignent même pas leurs quotas. 
 
Et l’Europe dans tout cela ?
 
Pierre y est revenu dans notre entretien. Un seul secteur sort réellement du lot : les banques. Le marché a joué allègrement la pentification de la courbe des taux, que chacun sait très favorable aux établissements bancaires. Pierre recommande de commencer à alléger. Sans doute une sage décision.  J’en conserve cependant un peu  dans le portefeuille Synapses. Les gros rendements sont tout de même attirants. La dérégulation américaine devrait faire des petits en Europe. Pas forcément très sain pour le long-terme mais cela renforce l’attractivité relative des banques européennes, selon moi.

Hors la superformance immanquable des banques, les différences sectorielles n’ont rien eu d’aussi spectaculaire et Pierre conseille d’être plus défensif et de s’en tenir principalement à du stock-picking.
 
Nous sommes en phase avec ce diagnostic. La visibilité en Europe est bien inférieure à  celle qu’offrent les Etats-Unis. Dans ce cadre, nous en tenons à notre mantra. Il se décline en trois critères : qualité, qualité, qualité. 
 
Les sociétés avec les modèles économiques les plus robustes continuent paradoxalement à sous-performer le reste du marché. Nous savons desquelles il s’agit puisqu’elles composent les sélections Elite. Je continue à voir dans le déclin de leur cours de bourse une opportunité que je cherche à mettre à profit. Du reste la part du cash du portefeuille Synapses est redescendue à 16% (contre 20 % la semaine dernière). 16 %, cela reste coquet. Suffisamment en tout cas pour profiter de nouvelles faiblesses du marché.

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