Face à une actualité économique sous haute tension, Vincent Bezault interroge Pierre-Yves Gauthier sur sur la nervosité de la Bourse provoquée par les décisions de Donald Trump. Entre tweets, volte-face politiques et contradictions internes, peut-on croire au retour du TRUMP PUT et espérer une stabilisation durable des marchés actions ?
Bourse & TRUMP : un mois d’avril sous haute tension
Vincent Bezault : Pierre-Yves, le mois d’avril a été particulièrement agité sur les marchés financiers. On dit souvent qu’« avril est un mois meurtrier » et cette année, cela s’est vérifié. Peut-on parler de mini-krach ? Et surtout, pensez-vous que nous avons atteint un point bas ?
Pierre-Yves Gauthier : Il est probable que nous ayons touché un plancher sur le plan des gesticulations politiques. Les allers-retours incessants de Donald Trump sur des sujets majeurs ont généré une forte instabilité. Les marchés, par leur nature, cherchent à retrouver une forme de sérénité, et pourraient vouloir se détacher de cette dépendance à la dernière déclaration présidentielle. Toutefois, du point de vue fondamental, je ne pense pas que le pire soit derrière nous. Les entreprises commencent seulement à intégrer les conséquences économiques des décisions prises au cours des cent premiers jours de l’administration Trump, notamment en matière de droits de douane. Ces décisions, parfois irréversibles, ont un coût structurel réel.
Bourse : Le TRUMP PUT réactivé ?
Vincent Bezault : Pourtant, on a l’impression d’avoir assisté à une sorte de réactivation du fameux Trump put, cette logique selon laquelle Trump soutient les marchés lorsqu’ils vacillent.
Pierre-Yves Gauthier : En effet, on a pu constater plusieurs interventions présidentielles qui ont fait remonter les indices après des chutes brutales. Le 2 avril, par exemple, les marchés ont plongé à la suite d’une salve de tweets agressifs, notamment contre Jerome Powell, président de la Fed. Trump a même laissé entendre qu’il pourrait le révoquer, ce qui est juridiquement impossible, mais symboliquement très fort. Quelques jours plus tard, revirement : Trump calme le jeu, déclare qu’il n’a jamais voulu se débarrasser de Powell, et les marchés rebondissent. C’est typique du fonctionnement du Trump put.
Vincent Bezault : Ce qui frappe, c’est cette capacité à provoquer une panique boursière puis à revenir en arrière dès que l’impact devient trop fort. Les marchés semblent avoir compris ce schéma.
Pierre-Yves Gauthier : Ils l’ont compris, mais cela ne signifie pas qu’il faille s’y fier. Le Fed put repose sur un contrat implicite entre la Réserve fédérale et les marchés : en cas de choc, la Fed soutient l’économie. Le Trump put, lui, repose uniquement sur la personnalité de Trump. Il n’y a pas de ligne directrice, seulement des réactions opportunistes. Certes, il semble aujourd’hui plus attentif au marché actions, ce qui est nouveau. Jusque-là, son entourage affirmait se focaliser sur le marché obligataire et les taux à dix ans. Mais lorsqu’il a vu les effets de ses décisions sur certains hedge funds, notamment à cause de leurs positions en basis trade, il a compris le danger.
Hedge funds, appels de marge et bain de sang évité
Vincent Bezault : Vous faites référence aux appels de marge massifs déclenchés par la chute des marchés. Certains fonds étaient surendettés et ont dû vendre dans l’urgence.
Pierre-Yves Gauthier : Exactement. Plusieurs gros hedge funds américains avaient pris des positions très risquées. Lors de la chute des marchés, ils se sont retrouvés en difficulté. Pour éviter un effondrement systémique, Trump a senti qu’il fallait temporiser. Il y a eu un demi-bain de sang
, mais un bain de sang complet a été évité. Ce rétropédalage, pour moi, est révélateur. Cela signifie que la bourse est devenue un paramètre politique de premier ordre, même pour un président aussi imprévisible que Trump.
Trump : une administration fracturée : les tensions internes montent
Vincent Bezault : Mais cette imprévisibilité reflète-t-elle seulement la personnalité de Trump, ou n’est-elle pas aussi le fruit de l’hétérogénéité idéologique de son administration ? On y trouve des profils très différents, parfois antagonistes. En politique étrangère, par exemple, on a des faucons comme Walsh, et des modérés comme Witkoff. En économie, le clivage entre Peter Navarro et Elon Musk est tout aussi marquant.
Pierre-Yves Gauthier : Vous avez raison de souligner cette fracture idéologique. Peter Navarro est ouvertement hostile à la Chine, au point d’avoir publié des ouvrages très agressifs à ce sujet. Musk, de son côté, reste un entrepreneur mondialiste. Lorsque les mesures douanières ont atteint un certain niveau de ridicule, Musk n’a pas attaqué Trump frontalement, mais a ciblé Navarro. Cela illustre les lignes de fracture au sein même de l’équipe présidentielle. Et ces conflits internes produisent mécaniquement de l’incertitude économique.
Vincent Bezault : Donc, on pourrait dire que l’absurdité apparente de certaines décisions est en réalité le résultat de ces conflits non résolus au sommet de l’État.
Pierre-Yves Gauthier : Absolument. Et tant que ces tensions ne seront pas tranchées, nous resterons dans une période de confusion permanente. Cela nourrit la volatilité, et empêche toute prévisibilité macroéconomique.
La Chine, grande gagnante ?
Vincent Bezault : Partons de l’idée suivante : et si la Chine avait déjà gagné cette confrontation commerciale ? Elle ne recule pas, elle tient bon, et elle semble mieux armée pour encaisser les coups que les États-Unis.
Pierre-Yves Gauthier : C’est une analyse que je partage. Le système politique chinois, autoritaire, lui permet de ne pas avoir à gérer un cycle électoral. Les Américains, eux, devront voter en pleine inflation. De plus, la Chine a riposté de manière ciblée et efficace. Elle a fait très mal à certains intérêts économiques américains, notamment ceux d’Elon Musk. Aujourd’hui, la Chine refuse d’engager un dialogue direct avec l’administration Trump. Elle prend son temps, et cela modifie le rapport de force.
Des dégâts déjà profonds et irréversibles
Vincent Bezault : Même dans l’hypothèse d’un revirement complet, d’un Trump qui proclame victoire sur les droits de douane et annonce leur suppression, les dommages semblent déjà bien réels. Les entreprises peuvent-elles vraiment revenir en arrière ?
Pierre-Yves Gauthier : Non. Une entreprise, une fois qu’elle a pris conscience d’un risque structurel, comme le risque Trump, commence à adapter ses modèles. Et adapter une chaîne de production mondiale, c’est un chantier immense. On parle ici de réorganisations industrielles, de nouveaux circuits logistiques, de changements d’implantation géographique. Cela coûte très cher, et surtout cela ne se renverse pas d’un claquement de doigts. Donc oui, les dégâts sont durables.
Vincent Bezault : Et cette dynamique de réorganisation produit en elle-même de la volatilité économique.
Pierre-Yves Gauthier : C’est certain. Et nous ne sommes qu’au début du processus. On va probablement assister à une redéfinition des modèles économiques de nombreuses grandes entreprises, avec des conséquences très concrètes : investissements redéployés, hausses de coûts, tensions sur les chaînes d’approvisionnement, et donc ajustements de valorisation boursière.
Porsche : la surprise qui en dit long
Vincent Bezault : On a justement un exemple frappant avec Porsche, qui vient d’émettre un profit warning. Cela ne figurait pas dans leur communication il y a deux semaines.
Pierre-Yves Gauthier : C’est révélateur. Porsche avait les yeux rivés sur la Chine, un marché qui se dégrade sérieusement. La magie de la marque n’opère plus aussi bien, et au même moment, les États-Unis, qui étaient devenus leur principal levier de croissance, deviennent un terrain miné. Cela oblige Porsche à revoir toute sa stratégie commerciale, à ajuster ses produits, et à redéployer ses efforts sur d’autres zones. Ce sont des décisions longues à mettre en œuvre.
Vincent Bezault : Et c’est d’autant plus significatif que Porsche est un acteur extrêmement structuré, valorisé à plus de 90 milliards d’euros au pic, soit plus que sa maison mère.
Pierre-Yves Gauthier : Ce genre de signal montre que même les entreprises les plus solides, les plus internationalisées, peuvent être prises de court par des chocs politiques. Et cela confirme que les marchés sous-estiment encore largement les effets réels des décisions américaines récentes.
Les marchés face au déni des entreprises
Vincent Bezault : Ce qui frappe, c’est le silence radio des entreprises. Dans les publications de résultats du premier trimestre, on n’entend rien sur ces sujets. On est dans un déni stratégique.
Pierre-Yves Gauthier : C’est consternant. On comprend qu’elles ne veulent pas affoler les marchés tant qu’elles n’ont pas finalisé leurs plans B. Mais elles pourraient au moins dire que leurs hypothèses initiales ne tiennent plus. Ce serait un minimum de transparence vis-à-vis des actionnaires, donc des propriétaires de l’entreprise.
Vincent Bezault : Cela me rappelle un échange qu’on avait eu en février 2020, juste avant l’explosion de la crise sanitaire. Les entreprises refusaient alors de parler de la Chine, par peur de froisser les autorités locales.
Pierre-Yves Gauthier : Oui, on est exactement dans ce déni d’information. Les entreprises attendent que l’orage passe. Mais cette fois, elles ne pourront pas éviter d’en parler au deuxième trimestre. Il faudra réviser les perspectives pour le second semestre.
Les risques de repositionnement industriel
Pierre-Yves Gauthier : Un des enjeux majeurs, c’est le repositionnement industriel. Si une entreprise investit davantage aux États-Unis pour satisfaire l’administration américaine, elle s’expose à une détérioration de sa relation avec la Chine, son autre grand marché.
Vincent Bezault : Tu fais référence aux pharmas suisses, notamment Roche et Novartis, qui annoncent 75 milliards de dollars d’investissement industriel aux États-Unis.
Pierre-Yves Gauthier : Oui. Ce genre de chiffres est vertigineux. Cela signifie qu’ils n’investiront pas l’équivalent en Chine, et Pékin le remarque. Ce genre de décisions est vu comme un signal politique autant qu’économique. Cela peut compromettre leur accès au marché chinois à long terme.
Bourse : où se réfugier dans cette tempête ?
Vincent Bezault : Dans un environnement aussi incertain, où peut-on se réfugier ? Quels sont les secteurs qui te paraissent moins exposés ?
Pierre-Yves Gauthier : Les investisseurs étrangers, notamment américains, ont déjà repéré certains secteurs défensifs. Les télécoms, très centrés sur leur marché domestique européen, présentent peu de risque commercial lié à Trump. L’agroalimentaire, malgré sa dimension mondiale, parvient à répercuter l’inflation. Le secteur de la pharmacie, qui avait été pénalisé à cause d’une crainte d’interventions américaines, reste fondamentalement sain. Enfin, les utilities, comme EDP au Portugal, évoluent dans un cadre réglementaire stable et versent des dividendes réguliers. Ces entreprises offrent une forme de visibilité bienvenue.
Or, bitcoin, cash : la trinité défensive ?
Vincent Bezault : Et au-delà des actions ? Faut-il envisager des actifs alternatifs comme l’or, les cryptomonnaies ou simplement le cash ?
Pierre-Yves Gauthier : Je ne peux pas fixer de proportion idéale. Mais ce dont je suis sûr, c’est que la peur est installée durablement. Et qu’elle ne disparaîtra pas en 2025. Avoir une part significative de liquidités, une poche d’or physique ou financier, et pour certains profils une exposition au bitcoin, cela fait partie des réflexes d’investisseur prudent aujourd’hui. La volatilité est devenue une constante.
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