EP#57 – Synapses Live – octobre 2025

Entre révolution industrielle et emballement boursier, l’intelligence artificielle redéfini les équilibres.
Mais derrière la promesse technologique, Pierre-Yves Gauthier met en garde contre une circularité financière et une perte de repères qui dépassent le seul secteur de l’IA.

Vincent Bezault : Avant d’entrer dans le vif du sujet, une parenthèse pour nos abonnés. Nous avons créé un groupe Telegram afin de vous avertir des arbitrages réalisés par Laurent Lamagnère ou Jean-Michel Salvador dans les Top Picks. L’objectif : être plus réactifs. Dès qu’un mouvement intervient sur les marchés, vous serez informés immédiatement de leurs analyses et décisions. Et lorsque des changements touchent les Sélections ELITE, une notification sera envoyée via ce même canal.
Je rappelle également le lancement de notre offre écrite : Actions Décisions. Elle comprend au moins 24 dossiers par an, dont trois déjà en ligne. Chaque publication présente à la fois l’avis d’AlphaValue, lorsque la valeur est suivie, et le nôtre, avec des cas concrets : que faire si l’on détient déjà une ligne ? et si l’on veut entrer ? Notre objectif est clair : construire un service utile et pédagogique, pour vous permettre de comprendre les logiques d’investissement et d’agir en connaissance de cause.

IA : entre promesse industrielle et emballement boursier

Vincent Bezault : Parlons maintenant du sujet du moment : l’intelligence artificielle. Un abonné nous a transmis une réflexion inspirée de Better Call Medhi, selon laquelle ce que beaucoup perçoivent comme une bulle financière serait en réalité la construction d’une infrastructure industrielle essentielle. Les investissements croisés entre OpenAI, Nvidia, Microsoft, AMD ou Oracle ne seraient pas circulaires, mais participeraient d’une intégration verticale destinée à maîtriser la puissance de calcul, la mémoire, la bande passante, la dissipation thermique et la chaîne d’approvisionnement.
Cette pile technologique irait bien au-delà de l’IA : elle serait appelée à servir la robotique, la chimie, la médecine et même le calcul quantique, posant les fondations d’une souveraineté technologique mondiale. Selon cette thèse, ceux qui n’en mesurent pas la portée – et nous pourrions en faire partie – se limiteraient à commenter la surface sans percevoir la transformation de fond.

Pierre-Yves Gauthier : Il n’y a aucun doute, l’IA est une révolution technologique. Elle bouleverse déjà des modèles économiques entiers, et ce n’est que le début. Mais sur le plan financier, il faut rester lucide. Je partage ton scepticisme.

OpenAI : entre fascination et doutes
Ce qui frappe, c’est la vitesse d’accélération du financement et de la montée en puissance d’OpenAI. Il faut rappeler qu’à l’origine, OpenAI n’est pas une société commerciale, mais une fondation de fait, créée avec la mission de faire le bien. Elle tente aujourd’hui de se restructurer en entreprise, mais ce processus n’est toujours pas achevé.
Les équipes d’OpenAI excellent dans l’art de l’annonce, et elles ont eu raison : la pénétration fulgurante de leur moteur gratuit d’intelligence partagée l’a démontré. Mais désormais, il faut injecter de l’argent dans un modèle économique encore incertain. Et pour cela, il faut avant tout disposer d’une puissance de calcul colossale.
C’est là que tout s’emballe. On n’a jamais vu une entreprise investir 1 500 milliards de dollars en trois ans : l’équivalent de près de la moitié du PIB français. Ces acteurs ont pris l’option de sécuriser la technologie, en engageant leurs fournisseurs à leur réserver les processeurs, les infrastructures énergétiques et les capacités de déploiement nécessaires. C’est une course en avant technologique, admirable sur le plan industriel, mais périlleuse sur le plan financier.

Des investissements colossaux… sans contrats signés

Tactiquement, cela paraît spectaculaire, mais il n’y a pas le moindre contrat signé.
C’est là que les avis divergent. Certains estiment qu’il s’agit d’une dynamique irrésistible à laquelle il faut participer coûte que coûte ; d’autres, plus pragmatiques, se demandent qui financera réellement l’aventure. À ce stade, personne ne le sait.
Le Financial Times, dans un article récent, souligne que rien n’a été véritablement contractualisé : on s’est contenté de se serrer la main, sans intervention d’avocats d’affaires ni de banques conseil pour sécuriser ces promesses gigantesques.
Tout cela repose sur une forme de croyance collective : la foi dans un avenir technologique radieux. Mais tout système fondé sur la croyance plutôt que sur le droit comporte un risque : celui que le vélo ralentisse et finisse dans le fossé.

Vincent Bezault : Mais c’est un gros vélo, tout de même.

Pierre-Yves Gauthier : Oui, un vélo d’une taille inédite. Les sommes engagées sont astronomiques, et les accords relèvent davantage de la diplomatie technologique que du contrat.
On parle de “gentlemen’s agreements”, pas de conventions juridiques. Et dans un monde où la communication vaut action, ces annonces suffisent parfois à influencer la perception des marchés.
Vincent Bezault : Ce qui rejoint une logique désormais très présente en géopolitique : modeler la perception des opinions publiques et des rivaux pour atteindre ses objectifs. Ici, on a vraiment l’impression d’être davantage dans l’intention que dans l’exécution.

Une circularité financière préoccupante

Pierre-Yves Gauthier : Exactement. Tout cela reste un montage hautement circulaire. Nvidia finance son client OpenAI pour créer la demande de ses propres processeurs, tandis qu’OpenAI soutient à son tour d’autres fournisseurs pour ne pas dépendre d’un seul acteur. Chacun finance son partenaire, et tout le monde s’auto-alimente.
Or, dans la haute technologie, la vitesse d’obsolescence est vertigineuse. Même si une puce double sa puissance en six mois, son installation dans un data center prend deux ans. Certaines sociétés, plus petites, révisent leurs plans à la baisse faute de ressources humaines qualifiées pour déployer ces systèmes. Résultat : des investissements massifs pour des produits très vite dépassés, ce qui impose un taux de rotation du capital extrêmement rapide.
Et, à ce jour, il n’existe aucun modèle économique clair capable de rassurer les investisseurs.
On est dans une circularité totale : chacun dépend de l’autre, et l’histoire financière montre que ce genre d’équilibre finit rarement bien.

Deux géants face à face autour d’OpenAI

Il ne faut pas oublier qu’OpenAI n’a pas été conçue pour générer du profit. Sa forme juridique reste floue, coincée entre deux mastodontes : d’un côté Microsoft, qui n’a aucune envie de voir s’échapper un actif qu’il a largement contribué à construire ; de l’autre Elon Musk, bien décidé à ne pas laisser son ancien projet lui échapper. Deux crocodiles dans le même marigot, comme on dit, et une gouvernance qui s’en trouve encore plus complexe.

Vincent Bezault : En résumé, on assiste bien à une révolution technologique majeure, mais sur le plan financier, le système reste circulaire, fragile et hautement spéculatif. On peut donc dire que la bulle IA se dessine déjà.
Regardons maintenant ce qui se passe en Europe : certains secteurs profitent-ils eux aussi de cette euphorie ?

Des bulles sectorielles à la perte de lisibilité des marchés

Pierre-Yves Gauthier : Oui. En Europe, certaines entreprises bénéficient pleinement de cette bulle d’investissement. Il s’agit surtout de sociétés de biens d’équipement, comme Legrand, dont la croissance historique avoisine 2 % par an, mais qui affiche désormais des hausses de 30 à 40 %.Ces entreprises profitent de l’image « IA », mais en réalité la majorité de leurs commandes concerne encore le cloud classique. Ce qui veut dire que même en cas de retournement de la thématique IA, elles conserveraient une partie de leurs carnets de commandes.
À cela s’ajoute une bulle d’évitement politique, ce que j’appelle « l’évitement de Trump ».
Beaucoup d’investisseurs américains préfèrent placer leur argent dans des thématiques éloignées des risques géopolitiques ou douaniers. L’IA leur offre un refuge commode.
Parallèlement, on observe une rotation sectorielle vers des valeurs financières. Les banques et les assureurs ont profité de cet afflux massif de capitaux. Le ratio cours sur fonds propres des banques, longtemps bloqué autour de 66 %, atteint désormais 100 % — un niveau proche de son record historique. Mais cette envolée s’est produite sans amélioration fondamentale de leurs perspectives.

La concentration extrême des marchés

Vincent Bezault : Tu évoques cette concentration de la performance. Dans ta présentation réservée aux investisseurs institutionnels, on peut lire que les cinq meilleures entreprises de l’année représentent 5 % des profits, mais 42 % de la hausse de capitalisation boursière. Comment interpréter un tel déséquilibre ?
Pierre-Yves Gauthier : C’est symptomatique d’une hyperconcentration. Ces cinq sociétés captent presque toute la hausse du marché, alors même que leurs profits reculent de 4 %.Si l’on élargit aux dix premières, elles pèsent 9 % des bénéfices mais expliquent 67 % de la progression des indices.
L’argent se concentre sur un nombre infime d’acteurs, surtout les plus liquides. Ce comportement reflète une stratégie défensive : les investisseurs préfèrent la liquidité à la diversification, au détriment de la logique fondamentale. Oui, certaines zones du marché européen sont clairement en bulle.

Un environnement opaque et sous tension

Vincent Bezault : Tout cela s’inscrit dans un climat de plus en plus difficile à lire. Les valorisations montent, mais la communication des entreprises devient de plus en plus opaque.

Pierre-Yves Gauthier : Exactement. On a l’impression que plus rien n’est un sujet : ni les droits de douane, ni les tensions géopolitiques.
Les entreprises communiquent comme si de rien n’était.

Vincent Bezault : Et même la macroéconomie devient floue. Les coupes budgétaires décidées par l’administration Trump touchent des agences comme le Bureau of Labor Statistics (BLS), ce qui fausse les chiffres de l’emploi. Les marchés avancent donc dans un brouillard statistique.

Pierre-Yves Gauthier : Oui. Et beaucoup d’entreprises filtrent désormais leurs publications : elles présentent leurs résultats “hors effet dollar”, masquant la réalité pour ne pas irriter les acteurs américains. Cette transparence sélective crée une distorsion, que les banques constateront en fin d’exercice.

Les effets différés des droits de douane

Les droits de douane agissent avec retard. Les entreprises avaient constitué des stocks massifs, ce qui a différé l’impact. Mais l’effet sera visible en 2026. Et certaines préfèrent désormais le silence total.
Regardez Stellantis : bien qu’américaine dans les faits, elle n’a pas réagi lorsque Donald Trump a menacé d’imposer plus de 100 % de droits de douane au Canada. C’est révélateur : les groupes préfèrent s’effacer du débat plutôt que d’affronter le pouvoir politique.

Performances sectorielles : les gagnants et les fragiles

Vincent Bezault : Si l’on observe les performances récentes, plusieurs tendances se dégagent :les semi-conducteurs et le matériel informatique progressent, le luxe et la santé se redressent, tandis que les banques marquent le pas.
Et du côté des loisirs ?

Pierre-Yves Gauthier : Il y a eu quelques accidents d’anticipation dans le segment des paris en ligne (gaming), où certaines entreprises ont souffert de nouvelles formes de concurrence.
Sur l’année, la défense et l’aéronautique dominent toujours, suivies des banques grâce à leurs rendements élevés. Petit bémol : une légère hausse du ratio de pertes sur encours chez BNP Paribas, un signal à surveiller.

Des valorisations exigeantes

Vincent Bezault : Les secteurs qui se traitent à plus de 25 fois les bénéfices à 18 mois sont nombreux : semi-conducteurs, logiciels, santé, aéronautique-défense, luxe… Est-ce soutenable ?

Pierre-Yves Gauthier : Pour tout sauf la défense, c’est trop cher. Le luxe pourrait se normaliser, notamment grâce à Kering. La santé reste chère mais justifiée.

Les logiciels, tirés par SAP, se traitent à 33 fois les bénéfices. Les semi-conducteurs, eux, à 35 fois, ce qui reflète davantage l’euphorie que la raison.
Bourse : où se cachent encore les opportunités ?

Pierre-Yves Gauthier : Le papier-emballage conserve un potentiel intéressant.

Le secteur des médias aussi : après les corrections de Wolters Kluwer et RELX, le marché redécouvre leur valeur ajoutée dans l’exploitation des données et de l’IA.
Les métaux et mines restent un thème fort : on est passé du fer au cuivre, désormais pilier de l’électrification et de l’IA. Les sociétés minières australiennes et chiliennes en bénéficient directement.
Enfin, deux secteurs méritent encore notre attention : la pharmacie et les services informatiques.

Pharma et services informatiques : promesses et fragilités

Pierre-Yves Gauthier : La pharmacie conserve 20 % de potentiel, même sans Novo Nordisk, qui tire le secteur. Mais les investisseurs restent prudents : l’incertitude politique américaine pèse sur les laboratoires. C’est souvent dans la controverse que naissent les opportunités.
Quant aux services informatiques, le débat reste ouvert. Certains pensent que toute entreprise voulant intégrer l’IA devra passer par des prestataires comme Capgemini. D’autres estiment que les progrès de l’IA rendront cette intermédiation obsolète. Les signaux à court terme s’améliorent, mais la fragilité structurelle du modèle demeure.

Un marché cher et sans filet

Vincent Bezault : Si l’on regarde les marchés dans leur ensemble, le PER moyen atteint 16,7, avec une croissance attendue des bénéfices de 1,75 % seulement. En excluant les financières et les cycliques profondes, le multiple grimpe à 19,4 fois.
Le marché est donc cher, sans véritable marge de sécurité. Il faut pratiquer un stock-picking rigoureux, se concentrer sur les modèles économiques solides et garder une discipline d’analyse exemplaire. C’est la condition pour préserver la rentabilité malgré l’incertitude.

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