Bourse : de la qualité à bas prix ?

Pourquoi les valeurs de qualité sont-elles délaissées en Bourse au profit de la prise de risque ? Faut-il redouter un tournant structurel ou y voir une opportunité à long terme ?


Bourse : une sous-performance surprenante

Vincent Bezault : Pierre-Yves, j’ai préparé quelques graphiques pour introduire notre discussion. Depuis plusieurs semaines, j’observe un phénomène troublant : les sociétés de qualité sont à la traîne sur les marchés. J’ai déjà exprimé mon étonnement dans mes éditoriaux, mais j’aimerais avoir ton analyse. Pour moi, il s’agit d’épisodes transitoires qui constituent des opportunités. En effet, sur la durée, la qualité finit toujours par s’imposer. C’est d’ailleurs tout l’esprit de notre méthodologie de sélection : repérer les entreprises capables d’accroître régulièrement leur dividende, reflet de la solidité de leur modèle économique.
Nous avons construit un indice regroupant 52 grandes entreprises européennes dont les bénéfices progressent depuis au moins 15 ans. Sur longue période, notamment depuis 2015, cette approche a largement surperformé le marché. Mais depuis 2020, le constat est inverse : ces valeurs affichent une sous-performance persistante. Le phénomène s’accélère même depuis octobre 2023. Je reste convaincu qu’il s’agit d’une opportunité, mais peut-être me trompé-je. Est-ce un signe annonciateur d’une remise en cause des modèles économiques ?
 
Pierre-Yves Gauthier : Non, je ne le crois pas. Mais le décrochage récent interpelle. La notion de qualité peut être débattue à l’infini, mais le critère retenu ici – la progression continue du dividende pendant au moins 15 ans – reste l’un des plus solides pour juger de la robustesse d’une entreprise. Ces sociétés ont prouvé leur capacité à générer des flux réguliers et à récompenser leurs actionnaires. Contrairement aux variations de cours, toujours soumises à la volatilité, le dividende constitue un ancrage de richesse tangible.

Dividendes : l’impact des taux ?

Or, depuis un an ou plus, ce critère n’a pas séduit les investisseurs. Ils préfèrent la prise de risque. C’est un choix qui reflète avant tout la dynamique du coût de l’argent : quand les taux d’intérêt baissent ou sont appelés à baisser, les capitaux se redéploient vers des actifs plus risqués. Les investisseurs se détournent alors des valeurs de qualité, jugées plus sûres mais aussi plus chères en termes de multiples.
La théorie des taux ne suffit cependant pas à expliquer les dernières années. En 2022, malgré la hausse, les valeurs de qualité n’ont pas attiré de flux massifs. Il faut donc élargir l’analyse.
Le point clé reste la psychologie des marchés. Souviens-toi de la rupture provoquée par la découverte du vaccin contre le Covid. À partir de ce moment, les investisseurs se sont lancés dans une quête de performance, en privilégiant des segments plus risqués, portés par l’optimisme. Et ce mouvement n’a jamais été véritablement interrompu, même par le choc de 2022.
C’est là tout le paradoxe : la prise de risque a dominé malgré les incertitudes. Mais à mes yeux, cela ne remet pas en cause la supériorité structurelle de la qualité. Le dividende reste un critère indépassable. C’est lui qui construit la richesse dans le temps, beaucoup plus que les soubresauts de marché. « L’argent qui parle, c’est l’argent qu’on a dans la poche », disait un vieil adage boursier. Les espoirs de croissance sont fragiles, les dividendes sont concrets.
Je reste donc convaincu que le retour vers les valeurs de qualité est inéluctable. L’écart actuel constitue une opportunité de marché pour les investisseurs capables de se projeter au-delà de l’horizon des six prochains mois.

Dividendes et capacité de résilience des entreprises

Vincent Bezault : Ce qui renforce ta conviction, c’est aussi la solidité financière de ces entreprises. Elles ne se contentent pas d’avoir progressé dans le passé : elles disposent encore aujourd’hui des moyens de poursuivre cette trajectoire.

Pierre-Yves Gauthier : Exactement. Les rendements de free cash-flow au sein de ces sociétés confortent l’idée que la progression des dividendes se poursuivra. Le free cash-flow, c’est ce qui reste après les investissements nécessaires, ce qui peut être distribué ou réinvesti. Dans ce groupe d’entreprises, il est largement supérieur au dividende servi.
Prenons un exemple : pour un rendement en dividende de 3 %, le free cash-flow atteint entre 3,5 % et 5 %. Cela signifie que ces sociétés ont une marge de sécurité confortable pour continuer à augmenter leurs distributions dans les années à venir. C’est ce qui les distingue des modèles fragiles.
C’est là le cœur de l’argument : ces entreprises offrent non seulement un dividende régulier, mais un dividende en croissance constante. Pour un investisseur de long terme, c’est une garantie de performance cumulée qui dépasse les à-coups des marchés.

Inflation américaine : le dilemme de la Fed

Vincent Bezault : Puisque nous parlons de psychologie de marché, impossible de ne pas évoquer les États-Unis. On a déjà souvent abordé ce sujet, mais il reste central : l’inflation n’est pas complètement derrière nous. On parle d’une inflation plus « visqueuse », plus collante que prévu, ce qui complique la tâche de la Réserve fédérale américaine (Fed). Oui, la Fed a entamé un assouplissement monétaire, mais ne court-elle pas le risque de devoir suspendre son mouvement ?

Pierre-Yves Gauthier : Absolument. La Fed est dans une position inconfortable. Elle souhaite assouplir sa politique, mais elle se heurte à cette résurgence inflationniste. On ne parle pas d’une envolée incontrôlée, mais d’une persistance des tensions sur les prix, liée notamment aux droits de douane et à des coûts de production toujours élevés.
Le problème est que cette inflation « collante » empêche la Fed de se projeter dans un cycle de baisses de taux fluide. Chaque fois qu’elle annonce une détente, elle doit en même temps rassurer sur sa vigilance vis-à-vis de l’inflation. C’est un équilibre précaire : si elle baisse trop, elle alimente les pressions ; si elle temporise, elle déçoit les marchés.
Les investisseurs l’ont compris : les prochaines décisions de la Fed seront marquées par l’incertitude, et cela crée une volatilité latente.

Donald Trump, droits de douane & Pharma

Vincent Bezault : Restons aux États-Unis, mais changeons d’angle. Les nouvelles mesures de Donald Trump retiennent l’attention : droits de douane à 100 % sur certains médicaments, politique migratoire plus dure, notamment sur les visas de travail. Quel impact cela peut-il avoir sur les entreprises européennes exposées aux États-Unis ?

Pierre-Yves Gauthier : Ces annonces créent une véritable onde de choc. Commençons par la politique migratoire. Deux mesures se détachent :
d’abord les raids menés par l’ICE, les services de l’immigration, qui déstabilisent le personnel sur place,
ensuite la hausse spectaculaire du coût des visas H-1B, multipliés par dix pour atteindre 100 000 dollars.
Cela pèse directement sur les entreprises européennes qui emploient massivement aux États-Unis, dans des secteurs comme la restauration collective ou la sécurité. Sodexo ou Compass, par exemple, comptent des centaines de milliers de salariés outre-Atlantique. Leurs équipes, souvent composées d’immigrés aux statuts fragiles, sont très vulnérables à ces contrôles. Cela génère un climat d’instabilité dans leurs opérations.
Le problème ne touche pas que les emplois peu qualifiés. Les grands groupes technologiques et de conseil, comme Capgemini, dépendent largement d’ingénieurs étrangers qualifiés. Or, avec un visa de travail H B1 désormais à 100 000 dollars contre 10 000 $ auparavant, les coûts explosent. Selon une estimation du Wall Street Journal, pour qu’un tel investissement ait du sens, le salarié concerné doit percevoir au moins 250 000 dollars par an et rester trois ans. On mesure la barrière qui se dresse pour les entreprises.

Des conséquences directes pour les groupes européens

Vincent Bezault : Donc les entreprises de services, mais aussi celles de la tech européenne ou de la pharma, sont concernées ?

Pierre-Yves Gauthier : Tout à fait. Dans la pharmacie, l’impact est double. D’abord à travers les visas, car la construction et l’exploitation d’usines aux États-Unis nécessitent une main-d’œuvre qualifiée venue d’Europe ou d’Asie. Ensuite avec la nouvelle taxe de 100 % sur certains médicaments importés.
Même si des exceptions existent – pour les génériques ou les laboratoires déjà engagés dans la production locale – l’incertitude domine. Les grands groupes pharmaceutiques européens multiplient les projets d’usines aux États-Unis pour rassurer l’administration, mais cela a un coût élevé.
En clair, de Capgemini à Novo Nordisk, en passant par Sodexo, Ahold Delhaize ou Securitas, un large éventail d’entreprises européennes se retrouvent fragilisées par ces décisions. Pour l’instant, les cours n’ont pas massivement réagi, sauf quelques exceptions. Mais à terme, cela pourrait peser sur les marges et créer de la volatilité sur les actions concernées.

Réaction des marchés et manque de visibilité

Vincent Bezault : Les marchés semblent pourtant peu inquiets. Est-ce de l’indifférence ou une forme d’attente prudente ?

Pierre-Yves Gauthier : Je dirais plutôt une forme de doute suspendu. Pour l’instant, les entreprises elles-mêmes n’ont pas encore communiqué clairement sur l’impact potentiel de ces mesures. La situation est récente et brutale. Peut-être verrons-nous des premières allusions dans les publications du quatrième trimestre. Mais aujourd’hui, les investisseurs manquent de visibilité.
C’est d’ailleurs l’un des points faibles de ces groupes : par crainte de froisser l’administration américaine, ils sont peu enclins à communiquer sur ces sujets sensibles. Ils préfèrent baisser la tête et avancer, quitte à laisser les marchés dans l’incertitude.

Le secteur pharmaceutique sous pression

Vincent Bezault : Restons un instant sur la pharmacie, parce que les droits de douane de 100 % annoncés par Donald Trump suscitent beaucoup d’interrogations. Peut-on encore investir dans ce secteur, ou est-il devenu trop risqué ?

Pierre-Yves Gauthier : La situation est très confuse. Officiellement, ces droits de douane de 100 % devraient s’appliquer aux médicaments de marque et à certaines molécules brutes à compter d’octobre 2025. Mais deux exceptions sont prévues :
pour les produits génériques ou biosimilaires,
et pour les groupes pharmaceutiques qui ont déjà lancé des capacités de production aux États-Unis.
Le problème, c’est que la communication reste floue. Les entreprises concernées gardent le silence, et les investisseurs se retrouvent dans une zone grise.
Pour l’instant, les marchés n’ont pas sanctionné massivement les groupes pharmaceutiques européens. On note une légère faiblesse de Novo Nordisk, qui produit encore beaucoup en Europe. Mais globalement, le secteur n’a pas connu de correction brutale.
C’est comme si les dirigeants, pioche à la main, voulaient montrer à Washington qu’ils construisent de nouvelles usines sur le sol américain. Les investisseurs, eux, observent et attendent. Mais cette incertitude pèse sur la visibilité.

Métaux et mines : un rebond spectaculaire

Vincent Bezault : Passons à un secteur qui connaît un tout autre sort : celui des métaux et mines. Après avoir été délaissé, il connaît un rebond marqué. Est-ce le début d’un nouveau cycle ?

Pierre-Yves Gauthier : Je ne le crois pas. Nous observons un rebond, certes, mais il est avant tout lié à deux dynamiques.
D’abord, la baisse des taux d’intérêt redonne de l’air aux entreprises du secteur des matières premières. Elle nourrit un nouvel espoir, une respiration après des années difficiles.
Ensuite, il y a un cycle d’investissement inédit : celui des États-Unis. L’essor de l’intelligence artificielle (IA) et la construction massive de data centers créent une demande inattendue pour certains matériaux. Cela va jusqu’à des biens très traditionnels : même les fabricants d’acier bénéficient de cette vague, car ils fournissent les structures nécessaires.
Mais le cœur du sujet reste le cuivre. Après une période de désaffection, il revient en force grâce à deux moteurs :
la demande des data centers,
et surtout l’électrification massive en Chine.
La Chine mène une transformation accélérée de son système énergétique, passant du charbon aux énergies renouvelables. Cette mutation consomme des quantités colossales de cuivre, pour le transport et la transformation de l’électricité.
Tous les grands groupes exposés au cuivre profitent de cette dynamique. Le marché parle même de pénurie structurelle, certains analystes affirmant qu’il n’y aura « jamais assez de cuivre ». Des banques américaines, souvent bien placées sur ces options, alimentent ce discours.

Vincent Bezault : On a vu aussi des rapprochements dans le secteur, comme l’accord entre Anglo American et Teck Resources. Cela contribue-t-il à la spéculation ?

Pierre-Yves Gauthier : Oui, clairement. Ces rapprochements renforcent la visibilité sur le cuivre et stimulent les anticipations de hausse. Les valorisations des grands groupes du secteur n’ont pas beaucoup bougé depuis plusieurs mois, mais le potentiel reste considérable. On parle de 30 % de hausse supplémentaire possible. C’est énorme, même après la reprise récente.
Toutefois, il faut garder en tête que cette phase n’est pas éternelle. Elle peut durer un an, un an et demi, mais elle finira par s’atténuer. L’IA a donné un coup d’accélérateur, mais tout cycle d’investissement connaît un contre-feu.

IA, prise de risque et valeurs de qualité

Vincent Bezault : Revenons à notre point de départ : les valeurs de qualité. Ce qui les fragilise depuis 2020, c’est finalement la combinaison de deux forces : la politique monétaire accommodante et l’attrait pour les thématiques spéculatives comme l’IA.

Pierre-Yves Gauthier : Exactement. La prise de risque est aujourd’hui la norme. Les investisseurs se tournent vers des segments porteurs, qu’il s’agisse de la tech américaine ou des matières premières, et délaissent les entreprises jugées trop « sages ».
Mais l’histoire de la bourse est cyclique. Les espoirs peuvent être déçus, les multiples corrigés, et le balancier revient toujours vers la solidité des modèles économiques. Or, les sociétés capables d’augmenter leurs dividendes année après année sont celles qui, sur le long terme, construisent la richesse actionnariale.

Bourse : une vision de long terme

Vincent Bezault : Peut-on dire que la véritable opportunité pour les investisseurs est de raisonner en horizon long, plutôt que de se laisser emporter par les tendances du moment ?

Pierre-Yves Gauthier : Tout à fait. Il faut penser en investisseur, non en trader. Les valeurs de qualité ne séduisent peut-être pas aujourd’hui, mais leur trajectoire de dividendes et leur résilience financière en font des placements incontournables pour qui se projette dans le temps.
En résumé : la qualité est délaissée dans un contexte de prise de risque, mais cela ne durera pas. Ceux qui sauront patienter récolteront les fruits d’un retour inévitable vers ces fondamentaux.

Retrouvez l’intégralité de cet entretien en cliquant sur la vidéo ci-dessus

Les valeurs de qualité qui constituent les Sélections Elite sont toujours délaissées. Nous continuons à y voir une opportunité, car le marché peut raconter ce qu’il veut, in fine la qualité finit toujours par payer.

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