Après un rebond spectaculaire de la Bourse depuis début avril, Vincent Bezault interroge Régis Yankovici, président de Luxavie, sur l’état des indicateurs de marché et sur sa stratégie d’investissement. L’occasion de faire un tour d’horizon complet entre signaux techniques, incertitudes politiques et valorisations tendues.
Vincent Bezault : Nous nous sommes vus à plusieurs reprises ces derniers mois, et à chaque fois, vous faisiez preuve d’une certaine prudence. Vos indicateurs de moyen et long terme appelaient, disiez-vous, à la circonspection. Depuis, les marchés boursiers ont connu un rebond très marqué. Ce mouvement change-t-il profondément votre lecture des perspectives boursières ?
Régis Yankovici : Il est vrai que la phase de hausse que nous venons de traverser est significative : 17 % de progression en quelques semaines. Ce rebond intervient après une phase de baisse tout aussi marquée, et dans un contexte de volatilité intraday extrêmement élevée, ce qui complique considérablement l’investissement.
Vincent Bezault : Ce rebond a été particulièrement spectaculaire. Le S&P 500 a enchaîné neuf séances consécutives de hausse, une série que nous n’avions pas vue depuis 2004.
Régis Yankovici : Absolument. Il s’agit d’excès historiques, que nous pourrons également analyser sous l’angle économique un peu plus loin dans cet échange. Ce qu’il est important de souligner d’emblée, c’est que les indicateurs que nous utilisons sont conçus dans une optique de moyen à long terme. Ils peuvent donc parfois se montrer moins précis pour fournir des signaux à court terme.
Ce qui était intéressant lorsque nous nous sommes vus en février, c’est que certains indicateurs étaient déjà dégradés, envoyant des signaux assez clairs incitant à la vente, alors même que les indices étaient proches de leurs sommets. Ce décalage donnait une force supplémentaire à notre message.
Aujourd’hui, la situation est différente : le message est plus nuancé, plus équilibré. Nous n’avons pas envie de prendre des positions tranchées sur les marchés financiers. Même si, bien sûr, il convient de s’interroger sur la solidité du rebond actuel.
S&P 500 vs obligations : ce que révèle le ratio TLT
Vincent Bezault : Passons en revue vos indicateurs. Par lequel souhaitez-vous commencer ?
Régis Yankovici : Commençons par l’un des plus complexes. Il s’agit d’un indicateur basé sur l’effet de vases communicants entre le marché obligataire et le marché actions, et réciproquement. L’idée est d’observer la performance relative de l’un par rapport à l’autre.
Le graphique que nous utilisons montre, en partie supérieure, le ratio entre le S&P 500 et le TLT, un ETF sur les obligations américaines de maturité supérieure à 20 ans, très largement traité. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les excès de comportement de ce ratio.
Nous les mesurons via une courbe inférieure qui représente le RSI (Relative Strength Index) appliqué à ce ratio. Nous avions déjà présenté cet indicateur il y a quelques mois, car il avait envoyé un signal de vente.
Vincent Bezault : Pouvez-vous nous rappeler comment il fonctionne ?
Régis Yankovici : Lorsque ce RSI dépasse 70, cela signifie que le ratio est en excès haussier, signalant une tension sur le marché actions. À ce moment-là, nous plaçons une flèche rouge indiquant une alerte. À l’inverse, quand le RSI tombe en dessous de 30, une flèche verte suggère un signal d’achat.
Ce système a globalement bien fonctionné, même si, et nous devons garder un regard critique sur nos outils, il a donné en 2023 un signal de prudence un peu trop précoce, en recommandant d’alléger. En revanche, le dernier signal, en fin d’année 2024, a été très pertinent, avec une flèche verte déclenchée quelques semaines avant le rebond.
Cela dit, comme beaucoup d’indicateurs, celui-ci est surtout efficace en phase de retournement. Or, le retournement à la baisse a eu lieu, puis le retournement haussier également. Aujourd’hui, l’indicateur se situe pile au milieu. Le message qu’il délivre est donc beaucoup plus neutre qu’il ne l’a été.
Relative Volatility Index : toujours pas de signal d’achat
Vincent Bezault : Passons à l’indicateur suivant : le Relative Volatility Index.
Régis Yankovici : Cet outil fonctionne de manière assez semblable au RSI, mais il ne se base pas sur les cours eux-mêmes, plutôt sur les écarts entre les plus hauts et les plus bas sur une période donnée. Ici, nous l’avons paramétré en hebdomadaire.
Cet indicateur possède plusieurs zones de lecture : lorsqu’il se situe au-dessus de 75, cela signifie que les marchés ont déjà fortement progressé et qu’il est trop tard pour acheter. À l’inverse, lorsqu’il est sous 25, c’est qu’ils ont beaucoup baissé, et qu’il est alors trop tard pour vendre.
Entre ces deux extrêmes, ce qui nous intéresse, c’est le passage du niveau 50. Quand l’indicateur traverse ce niveau à la baisse, cela correspond à un signal de vente. Ce mécanisme avait très bien fonctionné dans le passé.
Aujourd’hui, cet indicateur n’a pas encore amorcé de retournement haussier. Il n’envoie donc aucun signal d’achat clair. Nous ne disposons même pas d’un début de retournement, ce qui renforce notre prudence.
Vincent Bezault : C’est donc un indicateur à moyen terme.
Régis Yankovici : Tout à fait. Tous nos indicateurs ont été construits avec une logique moyen-long terme. En conséquence, ils n’attraperont jamais les points bas exacts. Nous n’achèterons pas au plus bas, mais une fois que la remontée est suffisamment solide pour justifier une confiance accrue.
Nous aurions pu développer des outils de très court terme, mais ce n’est pas notre métier. Ce que nous recherchons ici, ce sont des signaux peu fréquents mais à forte conviction.
Indicateurs boursiers : des signaux toujours neutres
Vincent Bezault : Quel autre graphique souhaitez-vous commenter maintenant ?
Régis Yankovici : Nous pouvons parler de l’advance-decline line, qui compare le nombre de titres en hausse à ceux en baisse. C’est un indicateur très lisible. Lorsqu’il passe en dessous de zéro, cela constitue un signal de vente.
Sur le graphique, j’ai représenté des flèches pour indiquer les moments où l’indicateur bascule du territoire positif au territoire négatif. Globalement, il a très bien fonctionné dans le passé. Il reflète d’ailleurs l’état général de nos indicateurs, puisqu’il a envoyé un signal de vente dès le début de l’année.
Aujourd’hui, cet indicateur est revenu au niveau zéro. Autrement dit, nous sommes dans une zone d’indécision maximale. Il sera intéressant de croiser cette donnée avec les incertitudes économiques fondamentales, notamment les événements politiques comme l’élection présidentielle américaine ou les décisions de Donald Trump.
Vincent Bezault : Il ne faut donc tirer aucune conclusion hâtive ?
Régis Yankovici : Exactement. Sur la base des indicateurs seuls, aucune décision tranchée ne peut être justifiée à ce stade.
Vincent Bezault : On est plutôt dans un moment sans conviction forte, vous le confirmez ?
Régis Yankovici : À partir des indicateurs, oui.
Vincent Bezault : Vous avez cependant, personnellement, des convictions.
Régis Yankovici : Bien entendu. Les indicateurs sont une base, mais ils ne résument pas tout. Il est essentiel de comprendre ce qui anime les marchés, ce qui en constitue les moteurs réels, et donc d’interpréter plus largement les mouvements observés.
Un rebond technique ou un vrai changement de tendance ?
Vincent Bezault : Comment qualifiez-vous le rebond que nous venons de connaître ?
Régis Yankovici : À mes yeux, il s’agit d’un rebond technique. Il traduit avant tout une perte de confiance extrême. Si l’on regarde par exemple l’indice de confiance du Michigan, on est passé, en quelques mois, d’un sommet en quinze ans à un plancher historique sur trente-cinq ans. C’est un signal très fort.
On pourrait multiplier les exemples. Les ratios bull/bear, bien qu’ils se soient un peu améliorés récemment, restent profondément négatifs. Au moment où le rebond a démarré, les niveaux de pessimisme étaient historiquement élevés. Cela signifie qu’un grand nombre d’investisseurs s’étaient protégés, voire désengagés massivement. On a sans doute assisté à des rachats de positions vendeuses, qui ont accentué mécaniquement la reprise.
Trump : une parole instable qui perturbe les marchés
Vincent Bezault : Un autre élément important concerne la parole de Donald Trump. Quel regard portez-vous sur son rôle ?
Régis Yankovici : Il y a là un élément que je trouve extrêmement préoccupant. Nous avons entendu Donald Trump déclarer que les droits de douane seraient suspendus temporairement, le temps que certains pays viennent négocier avec les États-Unis.
Est-ce rassurant ? Pour ma part, je ne le crois pas. Être dépendant de la parole d’un seul homme, aussi influent soit-il, est en soi une source d’instabilité. Cette parole est versatile, changeante, imprévisible. Et si je me permets une remarque plus directe : un tel comportement peut nourrir des soupçons. Je ne sais pas si une enquête est en cours, mais il n’est pas exclu que certains proches de l’administration aient pu profiter de ces annonces pour anticiper les mouvements de marché.
Cela dit, je ne veux pas entrer dans ce jeu. Ce qui m’importe, c’est de ne pas laisser l’investissement se transformer en pari sur des déclarations politiques.
Investir sur la parole de Trump, c’est jouer à pile ou face
Vincent Bezault : Vous dites donc qu’il est dangereux de bâtir une stratégie sur les paroles de Trump ?
Régis Yankovici : C’est même plus que cela. Chercher à anticiper ses prises de position revient, selon moi, à jouer à pile ou face. C’est incontrôlable, et cela introduit un degré d’incertitude majeur dans les marchés. Il m’arrive même de penser, ironiquement, que s’il existait un ETF baissier sur la valeur de la parole de Trump, je serais preneur. Parce que sa parole, en tant que facteur de marché, perd de sa crédibilité.
Vincent Bezault : Cela crée donc un risque pour tous les investisseurs.
Régis Yankovici : Bien sûr. Que l’on soit un particulier ou un professionnel, notre première responsabilité n’est pas de chercher la performance à tout prix, mais de gérer le risque. Or, l’incertitude générée par l’occupant de la Maison-Blanche devient un facteur de risque à part entière.
Comment protéger son portefeuille en période d’incertitude ?
Vincent Bezault : Comment, dans une allocation d’actifs, peut-on se protéger de cette parole volatile ?
Régis Yankovici : C’est une question fondamentale. La première réponse, qui s’est d’ailleurs imposée d’elle-même ces derniers mois, c’est l’or. Il faut observer ce que font les investisseurs institutionnels, mais aussi les banques centrales, qui ont acheté massivement de l’or ces derniers trimestres.
Cela dit, les chiffres récemment publiés montrent que ces acheteurs — banques centrales comme joailliers, très présents sur le marché — n’achètent pas à n’importe quel prix. Ils ont ralenti leurs achats au premier trimestre. À l’inverse, la demande via les ETF a explosé : une progression de l’ordre de 1100 % d’un trimestre à l’autre.
Nous avons observé un excès à court terme sur l’or, qui est en cours de correction. De plus, le marché entre dans une saisonnalité un peu moins favorable au deuxième trimestre. Mais, dans ce contexte, je pense que c’est un bon moment pour se positionner sur l’or : constituer une position si l’on n’en détient pas encore, ou la renforcer si l’on est encore sous-exposé.
Yen : un actif défensif face à l’incertitude ?
Vincent Bezault : Vous évoquiez également le yen comme actif de couverture.
Régis Yankovici : En effet. Être acheteur de yen contre dollar ou contre euro constitue une autre façon de se prémunir contre l’instabilité liée à la parole présidentielle. Ce qui est intéressant, c’est que, malgré le rebond des actions et celui des obligations privées — qu’il s’agisse de High Yield ou de Investment Grade —, le dollar, lui, n’a pas rebondi.
Si l’on retire les États-Unis des indices globaux, les marchés actions hors États-Unis ont atteint de nouveaux sommets, ce que le S&P 500 n’a pas fait. Je pense qu’il est temps de cesser de s’enfermer dans le narratif de l’exceptionnalisme américain : la recherche, les GAFAM… Ce discours a longtemps justifié une surexposition aux États-Unis, mais il me semble aujourd’hui dépassé.
Chine vs États-Unis : qui sortira gagnant de la guerre économique ?
Vincent Bezault : Quelle est votre position vis-à-vis de la Chine, dans ce contexte géopolitique et économique ?
Régis Yankovici : Je suis convaincu que, dans le bras de fer sino-américain, la Chine sortira gagnante. Pourquoi ? Parce que son seuil de douleur est bien plus élevé. Donald Trump reste dépendant de sa base électorale. Or, on voit que sa popularité baisse sensiblement dans les sondages d’opinion. Cela pourrait l’amener à modifier sa ligne ou à faire des annonces contradictoires, ce qu’il a déjà fait.
En face, Xi Jinping n’a pas ce type de contraintes. Il mène sa stratégie à long terme sans se préoccuper de sa cote de popularité. Cela donne à la Chine un avantage stratégique évident, notamment en matière de politique économique.
Vincent Bezault : Vous êtes donc positionné du côté chinois, sur le plan boursier ?
Régis Yankovici : Tout à fait. D’un point de vue d’allocation d’actifs, je fais le pari chinois.
Actions européennes : une vraie alternative aux États-Unis ?
Vincent Bezault : Et les actions européennes, peuvent-elles aujourd’hui constituer une alternative crédible aux actions américaines ? On a vu des flux se détourner des États-Unis pour aller vers l’Europe…
Régis Yankovici : Je traite généralement les actions européennes selon une approche sectorielle, davantage que géographique. Le secteur pharmaceutique, par exemple, m’intéresse pour son profil défensif.
Mais de manière plus globale, je considère que la zone euro, en raison de ses institutions fragiles et de ses tensions politiques, constitue une zone de trading, non un terrain d’investissement de long terme. À mes yeux, ce n’est pas une conviction structurelle.
Quand redevenir offensif sur les marchés actions ?
Vincent Bezault : Qu’est-ce qui vous ferait redevenir constructif sur les actions de manière plus large ?
Régis Yankovici : Il faut bien distinguer deux niveaux. Nous avons déjà subi la dégradation des indicateurs de confiance, comme je l’ai mentionné. Mais cette détérioration ne s’est pas encore transmise aux données économiques dures, les fameuses hard data.
Prenons le PIB : le dernier chiffre publié affiche une baisse de -0,3 %, ce qui semble mauvais. Mais ce recul est en trompe-l’œil. Il s’explique par une hausse exceptionnelle des importations, qui sont déduites du calcul du PIB. Pourquoi cette accélération des importations ? Parce que les entreprises ont cherché à constituer des stocks avant la hausse attendue des droits de douane.
Vincent Bezault : Les ménages aussi, peut-être, ont anticipé certains achats ?
Régis Yankovici : Tout à fait. Mais, pour l’instant, nous ne mesurons pas encore pleinement l’impact des décisions politiques, notamment celles de Donald Trump. Il y a une incertitude ambiante.
Vous connaissez sans doute l’adage boursier : « Il faut acheter la rumeur et vendre la nouvelle ». Mais cela ne fonctionne que si la nouvelle est bonne. Quand les nouvelles attendues sont mauvaises, il faut vendre la rumeur et acheter la mauvaise nouvelle, quand elle est enfin connue.
C’est à ce moment-là — lorsque les chiffres macroéconomiques seront véritablement mauvais, notamment sur l’emploi — que nous aurons, probablement, un point d’entrée optimal.
Valorisations boursières : trop chères pour acheter ?
Vincent Bezault : En attendant, les valorisations restent-elles élevées ?
Régis Yankovici : Absolument. On observe une révision massive à la baisse des anticipations de bénéfices pour 2025 et 2026. Le ratio de révisions négatives par rapport aux positives est aujourd’hui de 2,5 pour 1. Cela signifie que la dynamique est nettement baissière.
Même si l’on ne sait pas à quel moment ces révisions toucheront un point bas, leur direction est claire. Cela ne justifie plus, à mon sens, des ratios de valorisation élevés, comme les Price-Earnings.
Je préfère regarder les Price-to-Sales (prix sur chiffre d’affaires), un indicateur plus stable. Nous sommes actuellement autour de 3, alors que la moyenne historique américaine est entre 2 et 2,2 — ce qui est déjà élevé par rapport aux autres marchés.
Vincent Bezault : Vous jugez donc ces niveaux incompatibles avec l’incertitude actuelle ?
Régis Yankovici : Tout à fait. Nous avons une valorisation élevée, une incertitude politique et macroéconomique majeure, et des taux d’intérêt qui ne baissent pas. Ce cocktail est, selon moi, incompatible avec une stratégie offensive sur les actions.
Vincent Bezault : Donc, pour vous, il est encore trop tôt pour revenir massivement sur les marchés actions ?
Régis Yankovici : Oui, sans doute beaucoup trop tôt.
Stratégie d’allocation : comment éviter les zones à risque ?
Vincent Bezault : Si je résume, la question de départ était : est-ce que le rebond actuel remet en cause votre prudence ? Et la réponse est clairement non.
Régis Yankovici : Vous résumez parfaitement. Les indicateurs techniques ne sont ni franchement négatifs ni franchement positifs. Ils envoient des signaux mitigés, donc peu exploitables seuls.
En revanche, l’incertitude majeure générée par la parole de Donald Trump est, selon moi, le principal facteur de risque actuel. Cette versatilité dans les prises de position, ces revirements fréquents créent une volatilité difficilement gérable.
Ma stratégie reste donc prudente. Je cherche à m’écarter au maximum de cette influence, à investir dans des actifs décorrélés, ou en tout cas moins corrélés : or, yen, actifs chinois.
Vincent Bezault : Vous pensez que la Chine, avec son endurance politique, finira par gagner le bras de fer engagé avec les États-Unis.
Régis Yankovici : C’est ma conviction, oui.
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