Le biais d’engagement : quand notre obstination nous conduit à la perte
Notre cerveau est parfois piégé par des mécanismes cognitifs qui nous poussent à persévérer coûte que coûte dans l’erreur. Ce phénomène est connu sous plusieurs formes. Lorsqu’il se limite à une posture générale, il convient généralement de parler de biais d’engagement. Mais très vite, celui-ci se transforme en un biais beaucoup plus dangereux pour votre comportement d’investisseur ou d’entrepreneur : le biais des coûts irrécupérables.
L’un comme l’autre nous incite à poursuivre des actions infructueuses pour justifier nos actions passées, qu’elles soient d’ordre financier, temporel ou émotionnel.
Le biais d’engagement nous pousse à nous fier davantage à notre comportement et à nos valeurs passés pour éclairer nos choix futurs.
Nous sommes naturellement très sensibles au biais d’engagement, car nous essayons constamment de nous convaincre et de convaincre les autres que nous sommes des décideurs rationnels. C’est ce que l’on appelle communément la rationalisation a posteriori. Nous engageons notre énergie cérébrale et physique pour maintenir la cohérence de nos actions, quitte à défendre nos décisions et nos positions avec fermeté, aussi bien auprès de notre entourage que de nous-même, car nous pensons que cela nous donnera plus de crédibilité.
Intéressons-nous plus en détail à ce biais et aux limites qu’il pose.
Le biais d’engagement illustré : l’expérience de Staw
En 1976, le chercheur Barry M. Staw a mené une expérience révélatrice. Il a demandé à des participants de prendre des décisions d’investissement pour une entreprise totalement fictive. Cela impliquait donc que les comportements des investisseurs participants ne pouvaient en aucun s’appuyer sur un quelconque référentiel commun, sur des analyses ou des actualités. Ils devaient se fier à leur instinct et à leur propre intellectualisation de cette entreprise purement irréelle.
Après un investissement initial d’un montant donné, des informations indiquant l’échec imminent du projet ont été communiquées aux participants. Malgré ces avertissements, la majorité d’entre eux a délibérément choisi d’investir davantage, incapable d’accepter la perte initiale. Prisonniers de leur engagement précédent – c’est-à-dire leur investissement initial – ces participants se sont alors convaincus que l’attitude la plus rationnelle était de s’acharner en remettant en pot. Cette expérience a permis de mettre en lumière notre tendance à nous enliser dans des décisions passées, même lorsque la rationalité suggère de changer de cap, parce que nous n’acceptons pas que la somme investie l’ait été pour rien.
L’exemple de Kodak
Dans le monde des affaires, le biais d’engagement peut avoir des conséquences plus que désastreuses. Pour les investisseurs, ce tempérament est bien évidemment à proscrire. Il est souvent dit, en guise de conseil aux débutants qui pourraient succomber à ce biais, de ne pas chercher à attraper un couteau qui tombe.
Dans les années 2000, l’entreprise Kodak en a fait les frais.
Malgré la montée en puissance de la photographie numérique, l’entreprise a persisté dans la production de films photographiques traditionnels, convaincus de détenir la vérité sur ce marché. Forte de près d’un siècle de domination dans la technologie argentique, l’entreprise a refusé de reconnaître le changement de direction du marché. Émotionnellement lié à son histoire et à son parcours, prisonnier de son biais d’engagement, Kodak s’est entêté jusqu’à sa ruine. En 2002, la société américaine fut placée sous le chapitre 11 de la loi fédérale relative aux faillites. Après plus de 100 ans d’ascension et de révolution technologique, l’histoire du groupe prit fin à la suite de cette seule, et pourtant si banale, mauvaise décision.
Les investisseurs ne sont pas non plus épargnés par ce biais. D’autant plus lorsque le DCA (Dollar Cost Average) est érigé au rang de sacro-sainte méthode d’investissement. Acheter un titre qui baisse violemment ou continuer à investir sur un titre pour moyenner son prix d’achat à la baisse sans évaluer si l’entreprise traverse une simple mauvaise passe ou si elle court à la faillite est souvent une attitude révélatrice d’un engagement trop fort, échappant à toute forme d’objectivité, et conduisant malheureusement très souvent l’investisseur au désastre.
Continuer à soutenir une action défaillante simplement parce qu’on y a déjà consacré une somme importante ne doit pas être un argument suffisant pour poursuivre dans cette voie. Mais beaucoup le font pourtant, ce qui illustre la difficulté que nous éprouvons à reconnaître nos erreurs et à nous en détacher. pareille obstination peut conduire à des pertes encore plus importantes, et c’est la raison pour laquelle ce biais doit être pris au sérieux.
Les mécanismes cognitifs sous-jacents
Ce biais d’engagement s’avère un mécanisme de défense cognitif, car il est souvent plus confortable de s’entêter dans l’erreur que de réinitialiser son processus de raisonnement. Admettre une erreur implique de reconnaître que nos choix précédents étaient incorrects, ce qui peut être mettre à mal notre estime de nous-mêmes. Ainsi, nous préférons souvent persévérer dans une voie sans issue plutôt que d’admettre nos erreurs.
Pourtant, la principale caractéristique d’un investisseur ne doit pas être l’entêtement, mais le pragmatisme.
Bon, cela étant dit, si après avoir tourné en rond pendant deux heures dans les rues de Paris, vous refusez obstinément de demander votre chemin à Waze alors que lancer l’application prend 30 secondes… ce n’est plus un simple problème de biais cognitif. Vous êtes vraiment têtu, et vous êtes irrécupérable