Actions américaines : restez à l’écart ! (Patrick Artus)

Patrick Artus, conseiller économique chez Ossiam, analyse les effets de la politique économique de Donald Trump sur la compétitivité des entreprises américaines. Si le court terme est porteur, il met en garde contre la valorisation excessive des actifs américains, en particulier dans la tech, sur fond de déficits publics et de dépréciation du dollar.

Une stratégie économique efficace, mais un avertissement sur les actions américaines

Vincent Bezault : Dans l’un de vos papiers, vous écrivez que Donald Trump est en passe de réussir son pari : doper la compétitivité des entreprises américaines, gonfler leurs profits, et assurer aux grands groupes le maintien de leur position dominante. Mais dans le même temps, vous déclarez que si vous étiez investisseur, vous ne détiendriez pas d’actifs américains. Cela semble contradictoire. Pourquoi ?

Patrick Artus : Il n’y a peut-être pas réellement de contradiction, mais c’est vrai que ça peut en donner l’apparence. Clairement, Trump utilise l’arme des droits de douane pour obtenir des concessions commerciales. Il parvient à ouvrir des marchés et a obtenu l’annulation de la taxation à 15 % des multinationales pour les entreprises américaines. Il demande également – même si ce n’est pas encore acquis – que les Européens n’appliquent pas de taxe sur les entreprises numériques. Il y a des résistances, mais sa politique vise à ouvrir des marchés supplémentaires pour les entreprises américaines, pas seulement pour la tech, mais aussi pour l’agroalimentaire, l’automobile, etc., afin de faire monter leurs profits.
Alors, tout ne réussira pas. Il n’obtient pas tout ce qu’il demande dans les négociations. Il y a des compromis, mais ces compromis sont favorables aux entreprises américaines, tous secteurs confondus.

Actions : pourquoi il faut malgré tout rester prudent

Patrick Artus : Malgré cela, je pense qu’il faut être très prudent. D’abord, regardons les marchés. Les actions américaines montent, le NASDAQ et le S&P 500 sont tous deux passés nettement au-dessus de leur point haut de début d’année, et continuent à monter. C’est une réaction logique à cette victoire commerciale de Trump.
Mais il y a trois facteurs d’inquiétude.

Premièrement, la politique monétaire américaine va devenir plus expansionniste, avec des baisses de taux à court terme, surtout quand Jerome Powell sera remplacé à la tête de la Réserve fédérale. Cela signifie une poursuite de la dépréciation du dollar. Beaucoup d’investisseurs en actions américaines regrettent amèrement de ne pas s’être couverts contre le dollar au début de l’année. On était à 1,02, on est à 1,17 : cela fait 15 % de dépréciation. La couverture de change coûte environ 2 % par an, donc cela pose un problème de risque de change, qui devrait freiner les achats d’actifs américains à court terme, en particulier les actifs monétaires.

Deuxièmement, l’évolution des finances publiques américaines. Avec le vote et la mise en œuvre du Big Beautiful Bill, on va avoir une hausse très forte du déficit public, qui va dépasser 7 points de PIB dès l’année fiscale 2025-2026, et encore plus en 2026-2027. Le taux d’endettement public va augmenter d’environ 4 points chaque année. On est déjà à 120 % du PIB, et si l’on inclut la Sécurité sociale dans le calcul, on attend 160 % du PIB dans 10 ans. Cela pose un risque : la demande de Treasuries pourrait faiblir, notamment de la part des pays du Moyen-Orient, du Japon et de l’Europe.
Donc, on peut s’attendre à une hausse des taux d’intérêt à long terme, malgré la baisse des taux courts. Ce ne sera pas forcément une hausse très forte, mais je ne serais pas surpris si, à la fin de l’année prochaine, le taux d’intérêt à 10 ans des États-Unis atteignait près de 5 %. Cela signifie qu’il faut éviter le marché obligataire américain, et que c’est négatif pour les actions. En effet, les PER (ratios cours/bénéfice) baissent généralement lorsque les taux d’intérêt réels à long terme augmentent. L’inflation américaine étant stabilisée, la hausse des taux nominaux va se traduire par une hausse des taux réels à long terme.

La valorisation excessive de la tech et de l’industrie

Troisième facteur d’inquiétude : la valorisation de certains segments du marché américain. Deux secteurs sont très chers, même par rapport à leur propre passé : la technologie et les valeurs industrielles.
Dans le cas de la tech américaine, le PER est plus élevé que dans d’autres secteurs comme les utilities. Si on regarde ce ratio du cours sur le bénéfice par action, en le comparant à sa moyenne historique, on est effectivement très au-dessus. C’est particulièrement vrai dans la technologie et dans l’industrie.
Pour la tech, l’enthousiasme vient de l’intelligence artificielle, qui rend les investisseurs extrêmement optimistes quant aux profits futurs des grandes entreprises du secteur.
Pour l’industrie, c’est différent : le protectionnisme permet d’augmenter les marges des entreprises industrielles américaines. Quand vous mettez une moyenne de 15 % de droits de douane, le comportement spontané des producteurs locaux est d’augmenter leurs prix sur le marché domestique. D’après les études existantes, leurs concurrents deviennent 13 à 14 % plus chers, ce qui justifie des hausses de prix, et donc des marges plus élevées. Donc un PER élevé sur l’industrie américaine peut se justifier.
Mais pour la tech, le PER élevé repose sur une anticipation très optimiste de la rentabilité des investissements dans l’IA.

Pourquoi l’IA pourrait ne pas tenir ses promesses

Vincent Bezault : Cette anticipation sur les profits à venir liés à l’IA, vous y croyez ?

Patrick Artus : Non, je n’y crois pas. Il y a effectivement des investissements énormes dans l’IA, concentrés sur quatre entreprises : Amazon, Apple, Meta, Microsoft. Enfin, en réalité cinq, si on ajoute Alphabet (Google). Ces entreprises devraient investir 420 milliards de dollars en 2025, et 500 milliards en 2026.
Le problème, c’est qu’elles sont désormais en concurrence directe. Autrefois, leurs marchés étaient distincts : Microsoft faisait des logiciels, Apple des téléphones, Google de la recherche en ligne, Amazon de la distribution et du cloud. Aujourd’hui, elles développent toutes des langages d’IA et se battent pour promouvoir l’usage de leurs outils respectifs.
Il n’y aura pas que des gagnants. Soit le marché est petit et il sera partagé entre cinq acteurs – donc chaque part sera réduite –, soit certains seront gagnants et d’autres perdants, et ces derniers n’auront aucun profit malgré leurs investissements massifs dans l’IA.
Il y a donc une surestimation par le consensus des profits futurs liés à l’IA. D’autant plus que l’IA repose sur de l’open source, ce qui signifie que les profits ne viennent que de la publicité, pas de la vente directe de solutions d’IA. Voilà pourquoi je pense que le risque de change, le déficit public américain et la surestimation des profits liés à l’IA doivent décourager les investisseurs non américains de détenir des actifs américains, et surtout de la tech.

Des PER très élevés et une correction inévitable

Si vous regardez les valorisations actuelles : le S&P 500 affiche un PER de 27 sur les profits attendus pour 2027, le NASDAQ un PER de 32, et la tech américaine un PER de 36. Ce sont des niveaux extrêmement élevés, qui ne se justifient que si les investissements dans la tech sont hautement rentables, ce que je ne crois pas.

Vincent Bezault : Mais à court terme, n’y a-t-il pas encore un potentiel de hausse ? Les résultats des entreprises pourraient être gonflés par la baisse du dollar, qui facilite leurs ventes à l’étranger.

Patrick Artus : Oui, à court terme, on peut encore acheter de la tech américaine, voire des valeurs industrielles. Les résultats positifs de la politique de Trump leur donnent des marges supplémentaires. Mais attention : les PER reviennent toujours à leur moyenne historique. C’est ce que Robert Shiller a démontré : les marchés exagèrent les bonnes nouvelles, puis corrigent trop fortement. Il y aura donc une correction du marché américain.
Je ne sais pas quand, peut-être pas avant la fin de l’année. Je ne suis pas maître du calendrier. Mais je suis certain qu’elle aura lieu.
Faut-il encore investir dans les actifs américains ?

Si vous êtes un investisseur de court terme, vous pouvez investir dans les actions américaines, profiter des effets de la politique de Trump sur les marges et les profits. Mais si vous avez une vision de moyen ou long terme, il faut être très méfiant, car le marché est extrêmement cher, surtout dans la tech, et pour de mauvaises raisons.
Je ne sais pas quand la correction interviendra, mais elle se produira. Et donc, si vous êtes un investisseur de long terme, vous pouvez envisager de ne pas détenir d’actifs américains. D’ailleurs, Warren Buffett garde 40 % des actifs de Berkshire Hathaway en cash. Ce n’est pas qu’un point de vue personnel, c’est un sentiment partagé par de grands investisseurs américains, qui attendent une correction avant de revenir sur le marché.

 

La synthèse de Vincent

En résumé, la réticence de Patrick Artus vis-à-vis des actifs américains ne concerne pas le court terme. Il admet que la politique de Trump dope la compétitivité et la profitabilité des entreprises, ce qui peut soutenir une extension des multiples. Mais ces multiples sont déjà très élevés, et il juge la tech et l’industrie américaines historiquement chères. Cela peut s’expliquer, mais un retour à la moyenne est inévitable.
Il souligne aussi le risque lié à la dépréciation du dollar, et aux difficultés de financement de la dette américaine qui, bien qu’invisibles aujourd’hui, pourraient devenir plus aiguës. Prudence donc, si l’on est investisseur de long terme. Mais à court terme, la poursuite de la hausse des actions américaines reste plausible.

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