Sous le vernis de l’euphorie de la Bourse, le feu couve. Pour Christian Parisot (Altaïr Economics), l’inflation ressemble à une flamme sous la cendre, discrète mais persistante, dans une économie où le pouvoir d’achat vacille et où la Fed, divisée, peine à tracer une ligne claire. Notre invité, lui, penche en faveur d’un scénario peu réjouissant pour la première puissance économique mondiale. Face à l’exubérance américaine, l’Europe offre une partition plus discrète : ni éclatante ni défaillante, mais suffisamment résistante pour justifier un choix sélectif de valeurs.
Inflation américaine : un choc annoncé mais différé
Vincent Bezault : On a longtemps redouté un choc d’inflation lié à la hausse des droits de douane. Or, ce choc n’est pas encore clairement visible, même si l’inflation reste au-dessus de ce que souhaiterait la Réserve fédérale. Ce choc est-il une simple arlésienne que l’on ne verra jamais arriver ou, au contraire, est-ce imminent ?
Christian Parisot : La première question à poser est simple : qui paie réellement les droits de douane ? Car les droits de douane constituent une forme de fiscalité additionnelle. L’argent perçu entre bien dans le budget de l’État américain, ce qui signifie qu’il est bien prélevé quelque part.
Les données montrent que ce ne sont pas les pays exportateurs vers les États-Unis qui assument cette charge. L’indicateur clé pour le démontrer, ce sont les prix à l’importation : ils sont calculés avant application de la taxe et continuent de progresser malgré la hausse des droits de douane. Cela signifie que les exportateurs maintiennent des prix élevés, auxquels s’ajoutent ensuite les taxes douanières. L’essentiel du coût est donc supporté par les importateurs américains, et les estimations indiquent qu’à peine 16 % de la taxe est absorbée par les exportateurs.
La question devient alors : est-ce le consommateur américain ou les entreprises importatrices qui en subissent l’impact ? Pour l’instant, les estimations suggèrent que plus de 60 % de la charge est prise en compte par les entreprises américaines, qui l’encaissent sur leurs marges. Pourquoi ne pas la répercuter immédiatement dans les prix ? Parce que nombre d’entre elles avaient anticipé les droits de douane et constitué d’importants stocks de précaution. Elles écoulent aujourd’hui ces stocks sans répercuter la totalité du surcoût. Mais, à terme, elles ne pourront pas éviter d’ajuster leurs prix, car il est impossible d’augmenter brutalement de 15 %, 20 % ou 30 % du jour au lendemain.
L’effet sera donc progressif : il touchera d’abord les biens importés, puis se diffusera à d’autres secteurs via des effets indirects. Par exemple, une hausse du prix des machines à laver finira par impacter les services qui les utilisent. Ce phénomène de propagation rend probable une transmission de l’inflation dans le temps.
U.S. : Choc de prix ou inflation durable ?
Vincent Bezault : Peut-on dire que ce choc, même s’il est attendu, restera circonscrit dans le temps et donc pas si préoccupant ?
Christian Parisot : Oui, je suis d’accord. Il s’agit d’un choc de prix ponctuel. Lorsque l’on parle d’inflation au sens strict, on évoque une hausse généralisée et auto-entretenue des prix, alimentée par des boucles prix-salaires. Ici, nous sommes face à une augmentation du niveau des prix liée à une taxation supplémentaire.
Une fois l’ajustement effectué, la hausse ne se répétera pas, sauf à imaginer que Donald Trump modifie les droits de douane tous les mois, ce qui n’est pas le cas. En revanche, il faut être attentif à la réaction des acteurs économiques. Deux scénarios sont possibles :
Les salaires suivent, et la dynamique devient inflationniste car elle se nourrit d’elle-même.
Les salaires ne progressent pas, ce qui entraîne une baisse du pouvoir d’achat et donc un effet récessif sur la consommation.
La question centrale est de savoir si ce choc de prix aura un impact durable sur l’équilibre macroéconomique, et si oui, sous quelle forme : soit une inflation entretenue par les salaires, soit un affaiblissement de la consommation.
Les enquêtes PMI alertent sur une accélération des prix
Vincent Bezault : Pour mieux cerner l’ampleur du phénomène, regardons un indicateur. Nous disposons des données de l’enquête S&P Global sur les prix facturés par les entreprises américaines, qui ont tendance à anticiper les prix à la consommation. Ce que l’on voit, c’est une progression marquée. Comment l’interprétez-vous ?
Christian Parisot : Cet indicateur est précieux car il possède une valeur prédictive. L’enquête montre ce que les entreprises prévoient en matière de prix, et l’on observe généralement un décalage de 3 à 4 mois entre ces anticipations et leur apparition dans les statistiques officielles d’inflation.
Aujourd’hui, la tendance est claire : une accélération des prix est attendue. Si la corrélation se maintient, l’inflation américaine pourrait dépasser les 4 % dans les mois à venir.
Cela place la Réserve fédérale dans une situation délicate. Elle a commencé à envoyer un signal de détente monétaire en abaissant ses taux, arguant que l’inflation est temporaire. Mais elle devra affronter des chiffres qui montrent l’inverse. Pour préserver sa crédibilité, elle devra convaincre les marchés que cette poussée n’est que ponctuelle. Sinon, le risque est que les investisseurs croient que la Fed tolère un dérapage inflationniste, ce qui serait dangereux pour la stabilité des marchés financiers.
Le marché du travail américain face à la fragilité des embauches
Vincent Bezault : Venons-en au marché de l’emploi américain, qui concentre beaucoup d’attention. On voit bien que tout semble pivoter autour de sa dynamique. Un premier signal, c’est la remontée du chômage des jeunes. Le taux global a atteint 4,3 %, mais la hausse provient essentiellement des 16-24 ans, avec un taux de chômage de 10,5 % pour cette tranche d’âge. Que nous dit ce chiffre sur le comportement des entreprises et leurs anticipations ?
Christian Parisot : À première vue, avec un taux de chômage global de 4,3 %, on pourrait conclure que le marché du travail n’est pas réellement dégradé. Pourtant, certains indicateurs secondaires révèlent une fragilité croissante.
D’abord, on observe une hausse du nombre de personnes qui quittent le marché du travail. En général, cela traduit une difficulté à trouver un emploi ou un découragement face au manque d’opportunités. Il existe aussi des facteurs liés à la politique migratoire américaine : la lutte contre l’immigration illégale peut pousser certains travailleurs à disparaître des statistiques. Mais le fait demeure : le marché de l’emploi est moins dynamique qu’il n’y paraît.
Ensuite, ce sont les jeunes entrants qui subissent de plein fouet la situation. Les nouveaux diplômés peinent à trouver un poste. Ce signal est révélateur d’un marché du travail gelé : les entreprises gardent leurs effectifs actuels, mais n’ouvrent plus de postes pour les juniors.
Il faut souligner que les salariés déjà en emploi, notamment entre 30 et 55 ans ou au-delà de 55 ans, conservent leur poste. Il n’y a pas, pour l’instant, de vague de licenciements massifs. Mais la difficulté, c’est que si vous perdez votre emploi, vous avez peu de chances d’en retrouver un rapidement.
Un indicateur en témoigne : l’enquête de la Fed de New York auprès des ménages américains. Elle mesure la probabilité qu’un individu pense avoir de retrouver un emploi en cas de perte de poste. Cette probabilité est aujourd’hui au plus bas depuis les années 1970. C’est un signal frappant : les Américains eux-mêmes considèrent que retrouver un emploi devient très difficile.
Un gel des embauches qui pèse sur la confiance
Vincent Bezault : Ce que vous décrivez, c’est donc une situation paradoxale : peu de licenciements, mais une peur croissante de ne pas retrouver de travail. Quelles en sont les causes profondes ?
Christian Parisot : Ce paradoxe traduit bien le climat actuel. Les entreprises n’optent pas pour des plans sociaux massifs, mais elles ont gelé leurs recrutements. Plusieurs raisons expliquent ce choix.
D’abord, l’incertitude économique. Les dirigeants ne savent pas quelle direction prendra l’économie américaine dans les prochains mois. Dans ce doute, ils préfèrent conserver leurs effectifs actuels, mais éviter toute embauche nouvelle.
Ensuite, il existe une dimension technologique. Certaines entreprises testent aujourd’hui la capacité de l’intelligence artificielle à remplacer certains postes d’entrée de gamme. Cela concerne particulièrement les emplois juniors, plus exposés aux bouleversements que les postes seniors.
Enfin, les enquêtes PMI révèlent que les perspectives économiques restent très inférieures à leur moyenne de long terme. Même aux États-Unis, où la croissance paraît robuste et où les marchés boursiers affichent des records, les chefs d’entreprise se montrent extrêmement prudents.
Tout cela conduit à un marché du travail gelé. Et c’est un point crucial, car face au choc inflationniste attendu, on sait déjà que les salaires n’augmenteront pas. Pour les banquiers centraux, c’est une bonne nouvelle, car cela empêche la formation d’une boucle prix-salaires. Mais pour les consommateurs, c’est un problème majeur, car ils vont subir une hausse des prix sans compensation salariale, ce qui mine leur pouvoir d’achat.
Un signal de transition
Vincent Bezault : Un autre indicateur intéressant, c’est celui du ratio entre emplois vacants et chômeurs. Quand il est supérieur à 1, cela signifie qu’il y a plus d’offres que de demandeurs d’emploi. Aujourd’hui, il est revenu à 0,99, soit quasiment à l’équilibre. Comment l’interprétez-vous ?
Christian Parisot : Ce ratio explique beaucoup de choses sur la résilience passée du marché de l’emploi américain. Pendant des années, les entreprises étaient en sous-effectif chronique. Cela leur a permis, lors du ralentissement économique récent, de ne pas licencier : elles ont simplement annulé leurs projets de recrutement.
Mais cette marge de sécurité est désormais épuisée. Si le ralentissement se poursuit, les entreprises pourraient être contraintes de réduire leurs effectifs pour protéger leurs marges, déjà fragilisées par la hausse des coûts liés aux droits de douane.
Schéma : choc inflationniste ; consommateurs en retrait ; chiffre d’affaires en baisse ; marges sous pression ; réduction d’effectifs.
C’est pourquoi le marché de l’emploi devient plus risqué à l’avenir qu’il ne l’était encore il y a quelques mois. Tant que les entreprises avaient besoin de main-d’œuvre, elles conservaient leur personnel. Mais aujourd’hui, les choses changent : un salarié qui perd son emploi se retrouve face à un marché où les offres disparaissent. Ce n’est pas encore une dégradation brutale, mais c’est une mutation inquiétante.
U.S. : le scénario récessif en embuscade
Vincent Bezault : Au regard de tout cela, peut-on dire que le scénario récessif devient le plus probable ?
Christian Parisot : Oui, le risque récessif est bien présent. Je ne dis pas que l’économie américaine est en récession avérée, mais nous voyons apparaître des failles. Si le marché du travail était en plein emploi, avec des salaires dynamiques, le choc inflationniste pourrait être absorbé. Mais dans la situation actuelle, il risque d’agir comme une goutte d’eau supplémentaire qui fragilise l’ensemble de l’économie.
Les valorisations de Wall Street reflètent une vision beaucoup plus optimiste, parfois déconnectée de cette réalité. Mais à mes yeux, l’économie américaine n’est pas aussi flamboyante qu’on pourrait le croire.
Fed : des visions divergentes et une visibilité brouillée
Vincent Bezault : On comprend mieux, à travers vos explications, pourquoi les avis divergent au sein du comité de politique monétaire de la Réserve fédérale. Les membres du FOMC semblent incapables d’avoir une vue alignée sur l’évolution des taux directeurs à seulement quelques mois. Comment expliquer une telle dispersion ?
Christian Parisot : C’est effectivement frappant. Lorsque l’on interroge les membres du FOMC, ils livrent leurs prévisions de croissance et de politique monétaire, et ce qui surprend, c’est l’ampleur des écarts entre eux. Certains envisagent une baisse rapide des taux, ramenés autour de 2 % ou 2,5 % d’ici la fin de l’année. D’autres estiment qu’il faut plutôt viser un taux neutre autour de 3 %, mais en avançant prudemment. D’autres encore considèrent que, après une première baisse destinée à réduire le caractère restrictif de la politique, il vaut mieux ne rien faire jusqu’à la fin de l’année.
Ce qui est étonnant, c’est que tous disposent des mêmes données économiques. Pourtant, leurs lectures divergent profondément. Cela traduit bien le manque de visibilité actuel. Certains lisent dans les chiffres du marché du travail un risque récessionniste, d’autres au contraire y voient une économie encore solide, portée par la consommation et l’investissement.
La dispersion des prévisions pour la fin d’année est révélatrice : à un horizon aussi court, ne pas savoir si les taux doivent baisser fortement ou rester stables, c’est un signe d’incertitude exceptionnelle. Cela devrait inciter à la prudence.
Une euphorie boursière difficile à justifier
Vincent Bezault : Dans ce contexte, vous semblez perplexe face à l’euphorie actuelle de Wall Street. Vous considérez que les marchés financiers prennent peut-être trop de libertés avec la réalité économique ?
Christian Parisot : Exactement. Ce qui me surprend, c’est l’écart entre l’incertitude que reflètent les débats de la Fed et la confiance que manifestent les marchés. L’indice de volatilité VIX reste étonnamment bas, alors que les banquiers centraux eux-mêmes reconnaissent ne pas savoir où ils vont à horizon trois mois.
Les marchés jouent un scénario très précis, presque idyllique : une croissance qui se maintient à un rythme correct, autour de 1,5 à 2 %, un marché du travail qui se fragilise sans basculer, et une Fed qui abaisse ses taux. Autrement dit, la combinaison parfaite : la croissance et la détente monétaire.
Avant la dernière réunion du FOMC, les anticipations étaient même celles d’une baisse très agressive des taux, tout en projetant une croissance autour de 3 %. Ce paradoxe interrogeait déjà : comment concilier une économie jugée si solide et, en même temps, un besoin urgent de détente monétaire ?
Depuis, les anticipations ont été un peu révisées : les marchés comprennent que la Fed sera plus prudente et moins agressive dans ses baisses. Pourtant, les actions ne corrigent pas. Cela montre que les investisseurs restent complaisants et convaincus que, de toute façon, la croissance américaine restera suffisamment robuste pour soutenir les profits, tout en bénéficiant de la baisse des taux.
Le poids des flux monétaires dans la logique de marché
Vincent Bezault : Si l’on vous suit, les marchés semblent jouer le scénario du « beurre et de l’argent du beurre ». Comment expliquer cette confiance ?
Christian Parisot : Les marchés résonnent surtout en termes de flux financiers. On estime qu’il y a aujourd’hui environ 7 000 milliards de dollars placés sur les produits monétaires américains. Si les taux d’intérêt reculent avec les baisses de la Fed, ces placements vont rapporter beaucoup moins. Les investisseurs chercheront donc à réallouer cet argent, et la destination naturelle, ce sont les actions.
C’est cette logique qui alimente l’optimisme actuel : une croissance jugée suffisante, pas de choc majeur, une Fed qui baisse ses taux, et des flux colossaux prêts à se déverser vers les actions. C’est un argument puissant pour justifier la poursuite de la hausse de Wall Street.
Le risque, bien sûr, c’est un changement de scénario. Deux cas de figure peuvent se présenter. D’abord, si l’inflation se révèle plus forte que prévu, la Fed ralentira ou suspendra ses baisses, et l’argent restera sur le monétaire. Ensuite, si la conjoncture déçoit et que les profits des entreprises s’avèrent nettement inférieurs aux attentes, les investisseurs n’auront pas envie de quitter la sécurité du monétaire pour acheter des actions trop chères.
Dans les deux cas, une correction pourrait intervenir rapidement. L’histoire montre que, lorsqu’un scénario de marché change, la réaction est souvent brutale.
L’intelligence artificielle : moteur structurel mais valorisations sous tension
Vincent Bezault : Si l’on se tourne vers l’intelligence artificielle, peut-on dire qu’il s’agit d’une thématique qui reste prioritaire et relativement immunisée contre les risques récessifs que vous avez évoqués ?
Christian Parisot : La réponse est nuancée. Oui, sur le fond, l’IA est une thématique solide et appelée à rester au cœur de la dynamique d’investissement. Non, parce qu’elle n’est pas complètement à l’abri des aléas de la conjoncture.
Concrètement, il est évident que l’on ne va pas cesser du jour au lendemain de construire des data centers ou d’acheter des puces Nvidia. Les carnets de commandes sont pleins, la demande est là, et même pour l’année prochaine, une grande partie de la production est déjà vendue. Cela donne une visibilité exceptionnelle.
Cependant, les grands groupes qui portent cette dynamique –Microsoft, Meta Platforms et d’autres- ne sont pas totalement immunisés. Meta reste dépendant des revenus publicitaires, sensibles à la conjoncture. Microsoft dépend aussi des dépenses des entreprises. Même quelque chose d’aussi banal que la vente de licences Windows est liée au nombre d’employés : moins d’embauches, moins de logiciels achetés.
On peut donc dire que l’IA offre une assise structurelle grâce aux investissements massifs déjà engagés, mais que ces entreprises ne sont pas complètement coupées du cycle économique. En cas de ralentissement brutal, elles en ressentiraient les effets, même si ce serait de manière atténuée.
Une valeur refuge… mais à prix d’or
Vincent Bezault : Vous considérez donc que l’IA peut jouer un rôle de valeur refuge, mais pas à n’importe quel prix ?
Christian Parisot : Exactement. Une partie du marché a traité ces valeurs comme des refuges : quoi qu’il arrive, elles auront de la croissance, car leurs carnets de commandes sont remplis. Mais il faut garder à l’esprit que ce sont aussi des titres chers, dont les valorisations sont élevées.
Quand le marché est euphorique, tout monte. Les actions liées à l’IA bénéficient alors de l’appétit pour le risque. Mais si le climat change, si la confiance s’effrite, ce sont souvent les valeurs les plus chères qui souffrent les premières. En cas de correction, ces titres pourraient donc subir des dégagements rapides, non pas parce que leur modèle économique est remis en cause, mais parce qu’ils constituent des points de sortie faciles pour les investisseurs en quête de liquidités.
Autrement dit, l’IA n’est pas remise en cause en tant que thématique de long terme. Mais à court terme, son niveau de valorisation expose à un risque de correction si le marché devait changer de scénario économique.
Le marché obligataire américain : un scénario favorable sous conditions
Vincent Bezault : Venons-en maintenant au marché obligataire américain. Compte tenu de ce que vous décrivez sur l’inflation et sur le marché du travail, comment faut-il se positionner ?
Christian Parisot : Tout dépend du scénario retenu. Dans mon analyse, nous sommes plutôt dans un schéma où le choc inflationniste n’alimente pas une boucle prix-salaires. Autrement dit, il s’agit d’un effet ponctuel, qui finit par peser sur la croissance, sans créer d’inflation durable.
Dans ce cas, le marché obligataire est soutenu : la Fed sera incitée à baisser ses taux de manière progressive, car elle fera face à des données économiques plus faibles. Les investisseurs trouveront donc dans l’obligataire un refuge et un rendement attractif dans ce contexte de ralentissement.
Le seul scénario négatif pour l’obligataire serait celui où le choc tarifaire entraîne une revendication salariale massive, ce qui relancerait l’inflation de manière auto-entretenue. La Fed serait alors contrainte de maintenir, voire de relever ses taux, et le marché obligataire souffrirait. Mais ce n’est pas l’hypothèse que je privilégie aujourd’hui.
L’Europe : une résilience malgré des vents contraires
Vincent Bezault : Passons à l’Europe. Les perspectives ne sont pas extraordinaires, mais n’y a-t-il pas au moins un avantage à avoir déjà intégré une grande partie du risque ? Peut-on dire qu’il n’y a pas grand-chose à espérer, mais pas grand-chose à craindre non plus ?
Christian Parisot : C’est une bonne manière de résumer la situation. L’économie européenne a fait preuve d’une certaine résilience, malgré une accumulation de chocs négatifs. Il faut se souvenir qu’elle a dû affronter la guerre en Ukraine, la flambée des prix de l’énergie, le risque de voir les exportations chinoises redirigées vers l’Europe, sans parler des tensions politiques internes, notamment en France.
Malgré cela, la croissance de la zone euro s’est globalement maintenue, même si elle reste très hétérogène selon les pays. L’Allemagne demeure en difficulté, tandis que les pays du sud de l’Europe affichent des dynamiques beaucoup plus positives.
Il existe aussi des facteurs de soutien qui commencent à apparaître. Les dépenses militaires, les investissements en infrastructures, notamment en Allemagne, devraient contribuer progressivement à l’activité. On commence déjà à voir, dans les carnets de commandes allemands, quelques signaux d’amélioration, même s’il faut corriger l’effet des commandes militaires pour mesurer la tendance réelle.
Europe : des perspectives modérées mais stables
Vincent Bezault : Peut-on alors dire que l’Europe n’a pas de perspectives flamboyantes, mais qu’elle ne sombre pas non plus ?
Christian Parisot : Exactement. Les perspectives de croissance ne sont pas spectaculaires, mais elles ne sont pas catastrophiques non plus. Les enquêtes de confiance des chefs d’entreprise, comme l’IFO allemand, restent prudentes, parfois décevantes. Mais elles montrent aussi que certains secteurs commencent à bénéficier des baisses de taux déjà mises en place par la Banque centrale européenne.
C’est particulièrement visible dans le secteur de la construction, où les pays du sud de l’Europe – Italie, Espagne – enregistrent des reprises plus nettes. Même en Allemagne, qui souffrait particulièrement, l’amélioration se fait sentir dans ce domaine. La France, en revanche, reste en difficulté, mais cela tient davantage à des problèmes structurels internes qu’à la politique monétaire.
Globalement, on ne peut pas dresser un tableau trop sombre. Le taux d’épargne des ménages européens reste élevé, l’emploi ne s’effondre pas, et plusieurs éléments conjoncturels négatifs se dissipent, comme le choc énergétique. Ce n’est pas l’enthousiasme, mais c’est une stabilité qui limite les risques d’un scénario noir.
L’Europe : l’heure du stock picking et des arbitrages géographiques
Vincent Bezault : En Europe, ne sommes-nous pas condamnés à pratiquer avant tout du stock picking ? Car à part les valeurs bancaires, qui ont surperformé ces dernières années, il semble difficile de miser sur une tendance globale.
Christian Parisot : C’est tout à fait cela. On constate aujourd’hui des écarts de conjoncture très marqués entre les pays européens. Deux éléments principaux l’illustrent : les différences de croissance et celles d’inflation.
En moyenne, l’inflation en zone euro est revenue autour de 2 %, ce qui satisfait la BCE. Mais cette moyenne est trompeuse. Entre une France à 0,8 % et une Espagne à 3 %, l’écart est considérable. Cela signifie que le chiffre de 2 % n’a pas la même signification selon le pays.
Ces divergences compliquent la lecture des investisseurs internationaux. Les non-résidents, lorsqu’ils investissent en Europe, raisonnent souvent en termes d’indices globaux comme l’Euro Stoxx 50. Mais ce raisonnement ne reflète plus la réalité. Aujourd’hui, il est indispensable de discriminer : il faut aller chercher les zones et les secteurs où la croissance existe encore et où la demande intérieure résiste.
Bancaires : encore du potentiel ?
Vincent Bezault : Vous évoquiez les banques comme secteur à part. Peuvent-elles encore bénéficier de la dynamique monétaire ?
Christian Parisot : Les banques européennes ont effectivement connu une longue période de sous-performance, mais elles ont enclenché un cycle haussier depuis environ trois ans. Elles ont profité de la remontée des taux, qui a amélioré leurs marges.
Si la BCE poursuit son cycle de baisse des taux, elles pourraient encore en tirer parti, car la détente monétaire favorise l’activité économique et soutient la demande de crédit. Certes, la BCE a déjà beaucoup baissé ses taux, mais il est possible qu’elle doive aller plus loin si l’inflation moyenne descend sous les 2 %. Et il y a aussi un facteur de change : si la Fed baisse ses taux plus vite, la BCE pourrait vouloir agir pour éviter un euro trop fort face au dollar.
Dans ce contexte, les bancaires pourraient encore bénéficier d’un soutien monétaire. Mais pour le reste du marché, la logique reste celle du stock picking, avec un prisme géographique très marqué.
Des arbitrages à l’intérieur de l’Europe
Vincent Bezault : Quels seraient alors les grands axes d’arbitrage en Europe ?
Christian Parisot : Aujourd’hui, il faut être sélectif. Si l’on compare la France et l’Allemagne, par exemple, je privilégierais l’Allemagne, où la demande intérieure commence à redémarrer et où l’investissement public, notamment dans les infrastructures, va jouer un rôle croissant. La France, en revanche, reste handicapée par des incertitudes politiques et fiscales.
L’Espagne offre également de meilleures perspectives que la France, avec une croissance plus dynamique et un marché du travail plus porteur. Bref, l’Europe doit être abordée pays par pays, secteur par secteur.
Il ne faut donc pas raisonner sur l’Europe dans sa moyenne, mais sur ses disparités. C’est la clé d’une stratégie d’investissement pertinente aujourd’hui.
La Synthèse de Vincent
Selon Christian Parisot, il y aura bien un choc inflationniste lié aux droits de douane, et que les enquêtes de prix facturés indiquent des hausses à venir qui se transmettront ensuite aux prix à la consommation. Ce choc intervient au moment où le marché du travail montre des signes de fragilité, ce qui oriente plutôt vers un effet récessif par la consommation, d’autant que les salaires n’ont pas de raison de suivre. Vous soulignez aussi que les banquiers centraux américains sont très partagés à un horizon très proche, ce qui traduit un manque de visibilité.
Il note que la Bourse joue le scénario du beurre et de l’argent du beurre avec une croissance jugée suffisante et une baisse des taux qui attirerait des flux depuis le monétaire, alors même que deux risques demeurent ouverts. Soit les entreprises absorbent le choc et leurs marges se dégradent, soit le consommateur supporte la hausse des prix, ce qui finit aussi par peser sur les marges au travers d’un chiffre d’affaires inférieur aux attentes. À ces niveaux de valorisation, Christian Parisot recommande la prudence, car même la tech et la thématique IA ne seraient pas immunisées en cas de retournement de l’appétit pour le risque.
S’agissant du marché obligataire américain, son scénario central est favorable tant qu’il n’y a pas de boucle prix-salaires, la Fed étant plutôt en réduction des taux dans un contexte de pression sur la croissance, sans bascule immédiate en récession.
Pour l’Europe, il préconise de s’en tenir au stock picking, car la moyenne de la zone euro masque de fortes disparités nationales. La situation est stabilisée sans être flamboyante et l’on doit privilégier des thématiques géographiques et des sélections au cas par cas, certains pays offrant un profil plus porteur que d’autres.
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