L’égo à l’origine de la dérive décisionnelle dans l’ivnestissement

ego-bourse-derive-finance-synapses

À l’origine des biais cognitifs qui nous pompent l’air : l’égo

 « Je pense, donc je me perds. »
 
Voilà une réflexion personnelle, certes, mais peut-être pas si absurde. Une formule qui revient sans cesse titiller mon esprit d’investisseur attentif, attaché aux données précises et à l’analyse rigoureuse.
 
Elle marque un renversement modeste — mais peut être salutaire — du célèbre « Cogito ergo sum » de Descartes : “je pense, donc je suis”.
 
Daniel Kahneman (2011) l’a bien montré dans Thinking, Fast and Slow : la majorité de nos décisions ne sont pas guidées par un “moi rationnel”, mais par un ego narratif, obsédé par la cohérence bien plus que par la vérité.
 
D’autres auteurs ou chercheurs y font aussi référence comme le mythe narratif du soi. Une construction purement mentale et introspective de ce qui est… même quand ça n’est pas.
 
Tourner en rondruminer, ou se perdre dans ses pensées ne sont que des moyens plus commodes de faire allusion à cette nature de l’egoCe sont des formulations familières pour désigner une réalité biologique bien documentée : la narration du soi prend parfois toute la place.
 
Et en bourse, penser “trop” peut rapidement conduire à penser « mal ». Et ça ne coûte pas seulement du temps. Ça coûte de l’argent. Et parfois, tout ce que l’on a mis des années à construire.

 L’ego : une interface biologique, pas une entité absolue

 Là où Descartes voit dans l’ego et la pensée une fondation indivisible — la pensée comme noyau de l’identité — les neurosciences modernes y voient une construction dynamique et malléable.
 
Pour les chercheurs Francisco Varela et Antonio Damasio, l’ego est un processus émergent, enraciné dans les boucles corps-esprit. Il ne naît pas d’une conscience transcendante. Il n’est pas le fruit d’une âme. Il émerge parce que le corps a besoin d’un centre de cohérence opérationnelle pour fonctionner. L’ego serait à la fois l’impulsion pour agir, mais aussi la matrice pour agir de manière cohérente.
 
Comme le BIOS d’un ordinateur. Une sorte de micro-logiciel embarqué, une interface indispensable à la mise en route de la machine dans son ensemble, un système de démarrage qui pose les fondations de la cohérence interne nécessaire au fonctionnement global.
 
Il n’a pas d’intention en soi. Il cherche simplement à mettre de l’ordre pour que la suite se passe le mieux possible. Il façonne ce que nous vivons en transformant les perceptions en récits manipulables. Il ne s’agit pas d’un mécanisme moral, mais plutôt d’un protocole de liaison avec le monde.
 
Nous ne pensons donc pas parce que nous sommes.
Nous sommes parce que le monde est.

Et nous pensons… parce que nous essayons de nous y adapter. De le comprendre.
A ce titre, on peut se demander quelle part de notre ego filtre à l’excès ou déforme la réalité simplement pour la rendre plus accessible ?

 Deux qualités, deux pièges
 
L’ego, en tant qu’interface, possède deux fonctions majeures – qui deviennent aussi ses pièges :
 
Il recherche la concordance des éléments.
Peu importe qu’elle soit exacte ou fausse, rationnelle ou mythique.
Il aligne les pensées pour qu’elles “tiennent debout” dans notre histoire personnelle.
Il est donc le principal berceau des biais cognitifs qui nous préoccupent tant : biais de confirmation, dissonance cognitive, effet Dunning-Kruger, illusion de contrôle, etc…
Il établit des connexions.
Il crée des liens neuronaux, émotionnels, et finalement narratifs.
Mais sans mise à jour de ces connexions, elles peuvent devenir rigides, inopérantes, voire inadaptées à ce que le monde est devenu.
On ne voit plus le monde tel qu’il est, mais tel qu’on pense qu’il est ou devrait être.
 
Pour un investisseur même aguerri, ces deux qualités peuvent vite venir renforcer des biais naturels comme la sur-confiance en ses capacités, du fait de son expertise. Cela revient, même lorsque le marché nous a donné tort, à refaire l’histoire dans sa tête pour se convaincre qu’on avait malgré tout raison quelque part, à un moment. Que notre échec n’est pas dû à un manquement intellectuel, mais à une décision non prise, tout simplement.

De quoi soulager notre ego intérieur qui se retrouve dans la confortable position d’être assuré d’avoir finalement raison d’une certaine manière.
  
Self-referential processes & Default Mode Network : le théâtre de l’ego
 
Pour mieux appréhender le fonctionnement de l’ego, les neurosciences parlent des self-referential processes : des mécanismes mentaux qui nous permettent de nous référer à nous-mêmes dans le temps, l’espace social et la narration intérieure.
 
Ces mécanismes activent le Default Mode Network (DMN), identifié dès les années 30 par Hans Berger et cartographié en 2001 par Marcus Raichle.
 
Le DMN est actif quand l’attention n’est tournée vers aucune tâche extérieure.
Il s’active en tâche de fond : souvenirs, projections, regrets, comparaisons sociales… C’est le théâtre intérieur de l’ego.
 
Quand on se trompe en bourse, on privilégie souvent une introspection – que l’on justifie comme une analyse de la situation – alors que ce n’est qu’un comportement programmé du DMN qui puise dans ses mécanismes pour renforcer l’ego et s’assurer de différer cet échec… en tournant en boucle sur le sujet par le prisme du soi.

C’est le moment où les « si j’avais su » apparaissent. On déporte la faute sur un hypothétique tiers qui nous aurait mal informé, en oubliant complètement que la responsabilité incombe pourtant à chacun de savoir quoi faire de l’information qu’on lui donne.
 
Dans ces moments-là, l’ego s’emballe. Il court-circuite les réseaux attentionnels actifs – ceux qui nous permettent d’analyser, d’adapter, d’agir en intégrant de nouvelles données extérieures.
 
On ne traite plus ces données, on entretient une narration.
Et il peut devenir très délicat de s’en départir pour mieux agir.
On comprend donc pourquoi le maître des biais cognitifs est indubitablement l’ego.
 
Apprendre à penser… sans se perdre
 
Laisser ce système tourner en boucle, c’est laisser un ego imparfait diriger seul l’interprétation du réel.
 
On survalorise des convictions personnelles.
On lit des demi-signaux que le marché ignore.
On extrapole à 10 ans sans voir que tout peut basculer en 24h.
 
Dieu nous est témoin que la bourse n’est pas une affaire de vérités objectives mais d’interprétations empilées, par construction, puisqu’elle intègre des millions d’individus – d’ego – tous faits différemment.
 
Privilégier sa vision, trouver les ressorts pour se convaincre d’avoir raison et enfin limiter sa pensée à la seule fenêtre de son point de vue constituent inévitablement un empilement de risques fondamentaux sur les marchés. Un piège majuscule à l’origine de tout le reste.
 
Et ce piège ne concerne pas que les novices. L’expérience ne protège pas des biais.
Elle les masque sous des justifications mieux formulées.
 
Le néophyte croit qu’il ne comprend rien, alors que le sachant croit qu’il comprend tout.

 Quand l’expérience rigidifie l’ego
 
La neuroscience théorique pose un point de vue intéressant sur l’ego. Il n’est pas ce petit quelque chose qui nous rend unique et incarné, mais serait un simple programme interne émergent plus ou moins pertinent.

Mais qu’en disent les expérimentations réalisées sur le sujet ? Observe-t-on réellement cette manifestation automatique de l’ego ?
 
En 2000, Barber et Odean avaient déjà démontré dans une expérience dont nous vous avions déjà parlé que les investisseurs masculins, forts de leur ego, avaient tendance à agir de manière plus frénétique sur les marchés. Et cela, sans générer de performance additionnelle pour autant.

Paul Slovic évoque quant à lui l’ego comme une rigidité narrative. Une matrice mentale encadrante et limitante qui a dû mal à se renouveler facilement.
 
L’ego cherche à protéger le récit construit autour de l’expertise. Et plus ce récit est prestigieux, plus la remise en question devient douloureuse, voire impossible.
 
L’étude de Benedict G. C. DellaVigna & Joshua M. Pollet (Investor Inattention and Friday Earnings Announcements – 2009) en est une parfaite illustration.
 
Elle montre que les investisseurs de tout profil réagissent moins bien aux publications faites le vendredi, avant la clôture du weekend.
 
Pourquoi ?
 
Parce que les données invalidant leur scénario d’investissement les obligent à remettre en cause leur récit intérieur… à la veille d’un moment censé être une coupure, une pause sur les marchés. De quoi gâcher deux jours de repos bien mérités ! Leur cadre mental interne prend par conséquent le pas sur l’attention aux données nouvelles.
 
Les investisseurs filtrent les infos selon ce qui confirme leur récit… et ignorent le reste. L’étude concluait que c’est le besoin conscient de préserver une logique interprétative qui pousse les investisseurs à ignorer les données hors cadre.

Clairement, l’ego apprécie, plus qu’on ne saurait l’imaginer, de ne voir… que ce qu’il veut voir.
 
L’une des voies à privilégier pour aligner son ego avec le monde réel reste, d’après les travaux Aronson, E., Turner, J. A., & Carlsmith, J. M. réalisés en 1963, la confrontation de points de vue contradictoires qui favorise la restructuration cognitive et réduit la rigidité identitaire.

Un ego assoupli devient plus perméable aux signaux extérieurs. Il laisse entrer l’information, la nuance, la contradiction utile. Et cela change tout. Car une pensée moins rigide permet de mieux décider, plus vite, et plus justement.
 
C’est pourquoi, chez Synapses, nous faisons le choix délibéré de croiser les voix, les regards et les expertises, même divergentes. Que ce soit dans nos formats publics ou dans nos offres payantes, nous cultivons le débat plutôt que le dogme, la confrontation plutôt que l’isolement.
 
Le partage d’expérience n’est pas un supplément de confort : c’est un accélérateur de lucidité. Il permet de désamorcer les récits intérieurs trop sûrs d’eux, de rééquilibrer les perceptions, et de revenir aux faits.
 
Et c’est ainsi, progressivement, avec rigueur et ouverture, qu’on apprend à penser moins pour se perdre… et plus pour agir.

Retour en haut