Une vie de patrimoine effacée

Une vie de patrimoine effacée - Synapses

En bourse, il est coutume de rappeler qu’il faut avoir des convictions, mais jamais de certitudes. L’adage semble plein de bon sens, presque évident. Mais est-il si simple à mettre en œuvre ? Combien ont déjà vu, ou vécu, qu’en un instant, une interprétation bancale de cette maxime puisse conduire à une vie de patrimoine effacée ?
 
🔎 Convictions, oui…  certitudes, non  : un principe plus complexe qu’il n’y paraît
 
Appliquer cette règle est d’autant plus ardu que nous entretenons  parfois avec nos investissements des liens affectifs ou personnels.
 
Des exemples ?
 
Quand nous achetons des actions de la société pour laquelle nous travaillons, ou lorsque nous nous sommes investis émotionnellement et psychiquement dans un projet immobilier, nous nous sommes bien souvent trop engagés pour conserver la lucidité requise. 
 
Mais quels peuvent bien être les mécanismes à l’œuvre pour qu’un investisseur puisse se laisser déborder à ce point, jusqu’à sombrer avec le navire ?
 
Est-ce l’héroïsme d’un commandant de bord ? Ou plutôt une forme d’entêtement cognitif, qui se joue dans les tréfonds de l’esprit de ces investisseurs qui se font battre… par eux-mêmes ?
 
Car oui, l’ennemi numéro 1 de l’investisseur n’est pas le marché, ni la politique, ni le temps. C’est lui-même.
 
Quand l’attachement personnel brouille le jugement financier
 
Parmi les pièges mentaux qui menacent sa lucidité, il en est un, insidieux, charmant même, qui opère souvent sans que l’on s’en rende compte. Il porte l’agréable sobriquet de biais de familiarité. Ce qui le rend presque inoffensif à première vue — presque rassurant. Et pourtant…
 
Le biais de familiarité, c’est cette tendance naturelle à privilégier ce que l’on connaît, non parce que c’est mieux, mais parce que c’est connu. C’est le fait d’accorder plus de confiance à ce qui nous est proche, quotidien, personnel, même si les données objectives ne le justifient pas.
 
On y succombe quand on choisit d’investir dans une entreprise dont on utilise les produits, ou dont on habite à proximité, ou pire encore : dans celle qui nous emploie. Parce qu’on croit en saisir l’ADN. Comme si on savait ce qui s’y passait vraiment.
 
Ce biais crée une illusion : l’illusion de compétence par proximité. Il nous pousse à croire qu’être familier avec une marque, un nom, un visage ou une structure équivaut à la comprendre. Et donc qu’elle est fiable.
 
C’est précisément ainsi que notre cerveau se comporte lorsqu’il est sous l’emprise du biais de familiarité. Il se met en mode veille, convaincu que les bonnes réponses seront systématiquement apportées par cette « famille » hypothétique — qui n’est qu’une construction mentale — représentée par des pairs, des collègues, des conseillers ou des gens de confiance, en qui nous misons tout.
 
Et tout… c’est trop.
 
Même lorsqu’on est dirigeant ou salarié de sa propre entreprise, concentrer toute son attention uniquement sur celle-ci, à travers le tropisme de l’attachement au travail peut coûter un patrimoine.
 
C’est exactement ce qu’il s’est passé en 2001.
 
L’entreprise américaine Enron, qui officiait dans le secteur de l’énergie, était l’action que tout le monde s’arrachait. Sa capitalisation boursière avait explosé, atteignant 67 milliards de dollars en un rien de temps. Une ascension fulgurante, dont la vélocité n’avait jamais été vue auparavant ! 
 
Pour se remettre dans le contexte, voilà la composition des 20 plus grandes capitalisations du S&P 500 en 2001. Enron n’en faisait certes pas partie, mais on peut constater néanmoins que les top capi distançaient alors moins leurs suivantes que dans les classements de 2024 ou 2025.

À cette époque, il y avait certes des leaders. Mais il n’y avait pas encore de méga-sociétés quasi-intouchables. Toute entreprise sérieuse, bien positionnée, avec des perspectives claires et des données financières rassurantes, pouvait tirer son épingle du jeu auprès des investisseurs.
 
Enron était de ce bois-là.
 
Le biais de familiarité : ce qu’on connaît… nous piège 
 
Avant le scandale de 2001, Enron était perçu comme une success story emblématique de l’innovation dans le secteur de l’énergie. La société était souvent citée comme un exemple du dynamisme économique exceptionnel de l’Amérique.
 
Fortune Magazine avait désigné Enron comme l’entreprise « la plus innovante des USA » pendant 6 années de suite, de 1995 à 2001. Le Financial Times lui avait même attribué, en 2000, le prix de « Compagnie énergétique de l’année ».
 
Le chiffre d’affaires était en hausse moyenne de 65 % par an sur la décennie précédente, le résultat net très solide, avoisinant le milliard de dollars en 2000. Autant dire que, sur le papier, l’entreprise méritait l’attention des investisseurs : les données factuelles étaient plutôt bonnes.
 
Alors que s’est-il passé ? Pourquoi invoquer le biais de familiarité pour revenir sur l’un des plus gros scandales boursiers américains de ces dernières décennies ?
 
Parce que la fraude comptable à l’origine du scandale — qui visait essentiellement à maintenir artificiellement la valorisation boursière — a été, malgré eux, appuyée par les salariés eux-mêmes.
 
Investis dans leur travail, fervents défenseurs du groupe, il ne leur manquait plus qu’une proposition convaincante pour transformer leur dévotion en un investissement supposé juteux.
 
Des salariés devenus investisseurs… jusqu’au naufrage
 
Ce fut chose faite lorsque les dirigeants leur proposèrent de miser une partie de leurs économies — donc de leur salaire — dans les actions de la société.
 
Sur le principe, ce genre d’association dirigeants/salariés est tout à fait acceptable, voire même appréciable.
 
Seulement, il est très difficile de conserver sa clairvoyance lorsqu’on devient investisseur dans sa propre entreprise. Et plus encore lorsque les postes occupés sont éloignés de la direction.
 
Le premier réflexe des collaborateurs d’Enron, en tant qu’investisseurs, fut de miser sur les personnes qui dirigeaient le groupe, et non sur des données objectives qui auraient dû — ou au moins pu — les faire sourciller.
 
Investir dans « son » entreprise, celle pour laquelle on trime chaque jour, revient parfois à miser sur un individu (un dirigeant) en qui on pense pouvoir avoir confiance, simplement parce qu’on le côtoie ou sur une entité (le groupe)  qui a peut-être été clémente à notre égard (avantages, augmentation…) – ce qui nous amène à confondre sa bienveillance à notre égard avec son honnêteté ou sa solidité.
 
Pour ces employés, il n’y avait pas lieu de douter, ni de fact-checker les chiffres communiqués par l’entreprise. Cet aveuglement induit par la familiarité avec l’actif dans lequel on investit n’est pas sans danger.
 
Les salariés d’Enron, grisés par l’envol de la valorisation, galvanisés par le sentiment d’être au cœur d’une aventure unique, se sont convaincus qu’investir avec leurs propres deniers dans l’entreprise qu’ils faisaient briller était une décision logique et saine.
 
Le hic est que ce biais de familiarité crée une illusion de sécurité. En pensant connaître l’entreprise parce qu’on y travaille, on finit par omettre tout le reste.
 
Et ce fameux “reste”, c’étaient les ajustements comptables, plus que douteux, qui visaient à effacer les pertes pour que les chiffres paraissent toujours… impeccables. Positifs. En amélioration constante.
 
Car oui, qu’on se le dise : investir paraît toujours plus naturel quand tous les voyants sont au vert. À l’inverse — alors que c’est souvent là qu’il faudrait agir —, miser sur un dossier compliqué est rarement séduisant au premier abord.
 
Le prix de la fidélité aveugle : un patrimoine effacé
 
Au final, les discours rassurants des dirigeants d’Enron auront suffi à convaincre des milliers de salariés d’acheter en masse des actions du groupe.
 
On parle d’environ 1,3 milliard de dollars d’actions Enron détenues par plus de 11 000 salariés. On estime même que dans leurs plans 401(k) — qui correspondent au plan retraite des citoyens américains — 62 % des actifs investis étaient des actions Enron.
 
Ces chiffres sont déjà effroyablement élevés, mais deviennent tragiques lorsqu’on sait que ces salariés/investisseurs ont littéralement tout perdu en moins d’un an.
 
1,3 milliard, évaporés en silence, quand la vérité s’est fracassée contre les écrans.
 
Et inutile de préciser qu’ils n’avaient que peu de recours pour limiter la casse : la plupart ne pouvaient pas vendre leurs actions à cause de périodes de gel imposées sur leurs actifs. C’est courant dans l’actionnariat salarié : il faut attendre plusieurs mois, voire années, avant de pouvoir vendre.
 
Et quand la société coule… il ne reste plus qu’à couler avec, qu’on le veuille ou non.
 
Le vrai problème que soulève le scandale Enron, par le prisme du biais de familiarité, c’est à quel point un investissement basé sur la confiance, voire la foi, est souvent plus risqué qu’un investissement pour lequel on s’est évertué à peser le pour et le contre. Même imparfaitement. Parce que l’on s’accorde le temps d’y réfléchir. Et cela fait bien souvent toute la différence.
 
Mais lorsqu’on a le sentiment de le connaître par cœur, on se précipite.
Et c’est précisément ce que le biais de familiarité nous pousse à faire.
L’investissement n’est pas propice aux familiarités, mais à l’étude.
Il n’admet que trop peu le luxe de se reposer sur autrui pour bien faire. 

La meilleure arme dont vous disposez pour performer sur les marchés, elle n’est pas entre les mains d’autrui, mais entre les vôtres.

Et cela passe par la pratique et l’analyse. 

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