10$ : la limite fondamentale de l’honnêteté intellectuelle ?

10_DOLLAR_LIMITE_Synapses

Si vous percevez une rémunération, quelle qu’en soit la forme — salaire, indemnité ou dividendes — il est très probable que vous soyez… un menteur. Aussi curieux et radical que cela puisse paraître, c’est la conclusion à laquelle on peut parvenir en examinant de près une expérience menée par les chercheurs Arthur R. Cohen et Jack W. Brehm à l’Université de Yale en 1962. Tout porte à croire que 10$ est la limite fondamentale de l’honnêteté intellectuelle.
 
Ces deux chercheurs, qui ont consacré une large part de leur carrière à décrypter les rouages de la psychologie humaine, ont conduit une expérience auprès d’étudiants de Yale concernant de récentes interventions policières sur le campus.
 
Dans le cadre de cette étude, ils ont expliqué à certains étudiants qu’ils avaient besoin de recueillir des arguments favorables à l’intervention de la police, et justifiant aussi bien sa simple présence sur le campus que ses démonstrations de force.

De la dissonance cognitive au mensonge 

L’hypothèse formulée par Brehm et Cohen fut la suivante : alors qu’une écrasante majorité des étudiants réprouvaient ces interventions policières, ceux qui seraient fortement rémunérés pour émettre un avis favorable n’auraient pas l’impression de se trahir, car ils se convaincraient qu’ils ne mentent que pour obtenir l’argent promis. L’objectif était donc de tester à la fois la sincérité des convictions par rapport à une rémunération donnée, mais aussi de savoir si une rémunération très faible pouvait ébranler le point de vue intime des participants, jusqu’à le faire changer. L’intuition de Cohen était que ceux qui étaient très faiblement rémunérés ne pourraient pas se sentir suffisamment motivés par cette faible rémunération. Ils accepteraient donc de participer à l’étude de leur propre initiative, quitte à changer leur point de vue sincèrement.
 
Continuons l’explication de cette expérience, et intéressons-nous à cette limite fondamentale de l’honnêteté intellectuelle.
 
Tout d’abord, précisons que les étudiants étaient libres de participer ou non. Aucune contrainte ni pression — hormis celles prévues par le déroulé même de l’expérience — n’est venue altérer la sincérité initiale de la démarche des participants.
 
Phase 1 :
Elle consistait à collecter des avis auprès de tous les étudiants. Cette collecte a recueilli essentiellement des avis négatifs, comme anticipé dans les hypothèses initiales.
Phase 2 :
Les chercheurs ont ensuite formulé la demande suivante : « Nous avons déjà reçu beaucoup d’opinions négatives ; accepteriez-vous de nous donner des arguments en faveur de la police ? ». Les étudiants qui acceptaient de rédiger cet essai favorable à la police recevaient une rémunération variant de 0,50 $ à 10 $.
Phase 3 :
Les chercheurs demandaient à nouveau aux étudiants qui avaient participé à la phase 2 de s’exprimer sur les interventions policières. Ils pouvaient donc rester du même avis, soit défavorable, ou en changer, et se montrer favorables aux interventions des forces de l’ordre. Les chercheurs ont alors constaté deux choses très intéressantes.
 
La première, c’est que ceux qui avaient été le plus payés, et reçu par conséquent 10$, n’avaient pas changé fondamentalement d’avis. Ils étaient de nouveau défavorables à la police. Mais comme l’étude était rémunérée, ils avaient accepté, sans pour autant changer d’avis, d’aligner leur réponse avec ce qu’on attendait d’eux (des arguments en faveur de la police) en considérant l’exercice comme un pur travail. Ils avaient donc émis un avis qui n’était pas le leur.

La seconde, en revanche, c’est que les étudiants les plus faiblement rémunérés avaient réellement changé d’avis et épousaient sincèrement les vues de ceux qui défendaient la présence et les interventions policières. Cohen et Brehm ont vu dans ce changement de point de vue la démonstration que ces étudiants ont adapté leur vision des choses de façon à résoudre une forte dissonance cognitive. En effet, la modicité de leurs rémunérations leur interdisait de se dire qu’ils effectuaient un réel travail. L’argent n’étant pas une motivation suffisante pour mentir, et cherchant cependant à accéder aux souhaits des deux professeurs (recueillir des avis en faveur de la police), exprimer une opinion pro-police ne devenait tolérable qu’en épousant celle-ci. Pour le dire autrement, être payé peanuts pour faire quelque chose de peu satisfaisant est mentalement inacceptable. Le cerveau a donc tendance à trouver une parade face à cette situation émotionnellement fort désagréable. Ici, la solution toute trouvée fut de changer sincèrement de point de vue, plutôt que d’admettre avoir été sous-payé pour se trahir.
 
L’étude met en lumière que les plus faibles rémunérations sont à l’origine d’un changement de conviction profond, tandis que les plus fortes rémunérations déclenchent des changements de point de vue momentanés et non définitifs, en ligne avec l’attente du moment. Impressionnant et tellement contre-intuitif de noter que les rémunérations les plus fortes invitent au mensonge avec une élégante simplicité. Le travail justifie l’action. La fin justifie les moyens.

Pour changer les attitudes de quelqu’un, il faut le “forcer” à émettre librement un nouveau comportement. Et tout porte à croire, d’après Brehm et Cohen, que le niveau de rémunération est un déclencheur imparable.

Finance et biais cognitifs : entre sincérité et mensonges

Si l’on rapporte cette expérience à l’investissement financier, il est clair que la sincérité et la pertinence des réponses que peuvent recueillir des investisseurs auprès de sociétés cotées fluctue bien logiquement et assez régulièrement en fonction des intérêts de leurs dirigeants. C’est pourquoi il est bon de se donner le temps de l’analyse pour mieux cerner ce qui se cache derrière les communiqués de presse et les chiffres publiés. C’est ce que nous faisons sur Synapses.

Retour en haut