Pour Pierre Sabatier, président de Primeview et de l’AUREP, une chose est claire : les règles du jeu économique mondial sont en train de changer. Une recomposition en profondeur, aux conséquences déjà visibles sur les marchés actions et les devises. Reste une question brûlante : Faut-il continuer à miser sur le dollar ou recentrer ses positions sur la zone euro ?
Il est trop risqué aujourd’hui de surpondérer les actifs en dollars
Vincent Bezault : Lors d’une précédente émission, vous appeliez à la prudence sur les marchés actions, qu’ils soient américains, européens ou asiatiques. Vous évoquiez une période de réécriture des règles du jeu, amorcée sous Donald Trump. Selon vous, cela engendre de l’incertitude et une volatilité accrue, susceptibles de figer les comportements économiques. Dans ce contexte, même en réduisant son exposition aux actions, un investisseur français ne devrait-il pas privilégier, dans sa poche actions, les actifs européens ? Cela permettrait de s’abriter d’un risque de change, notamment si les autorités américaines poursuivent leur stratégie de dépréciation du dollar.
Pierre Sabatier : C’est une excellente question, car elle touche à un sujet fondamental dans l’allocation d’actifs aujourd’hui : celui des taux de change. On constate effectivement une forte volatilité du dollar. Nous sommes passés de 1,07 ou 1,08 à 1,03 contre l’euro, puis récemment autour de 1,13. Ces mouvements rapides sont significatifs. Pour un investisseur international, le change est un paramètre difficile à maîtriser.
Le dollar a longtemps bénéficié de plusieurs facteurs structurels favorables : un taux de croissance potentiel supérieur à celui de la zone euro ou du Japon, une politique monétaire restrictive donc des taux plus élevés, et un statut de monnaie de réserve mondiale jamais démenti. L’euro, malgré ses ambitions, n’a jamais réussi à s’imposer comme alternative crédible pour les banques centrales.
La combinaison de ces éléments a entraîné une appréciation continue du dollar, qui a largement soutenu les investissements en actifs américains. Même des placements moyens ou peu performants ont été rattrapés par les effets de change positifs pour les Européens. Cette situation a perduré pendant plus d’une décennie.
Mais aujourd’hui, les cartes sont rebattues. Non pas que les fondamentaux aient radicalement changé, mais parce que l’incertitude géopolitique et monétaire complique les anticipations. Et sur les marchés, lorsque l’on ne sait pas, la meilleure stratégie, c’est l’humilité. Cela signifie revenir à une position neutre sur les devises, ce que nous avons fait depuis quelque temps.
Prévoir les taux de change est un exercice périlleux
Vincent Bezault : Prenons le temps d’expliquer ce qui détermine la force ou la faiblesse d’une devise.
Pierre Sabatier : Il faut rappeler que les mouvements de devises dépendent de nombreux facteurs. Il y a bien sûr les écarts de croissance potentielle entre les zones, mais aussi les décisions des banques centrales, les flux de capitaux internationaux, les tensions géopolitiques ou encore la perception du risque.
Le premier déterminant de la valeur d’une devise, c’est la qualité des actifs sous-jacents, elle-même étroitement liée au niveau de croissance du pays. Une croissance élevée traduit généralement une bonne dynamique du secteur privé, notamment des entreprises. Cela se reflète dans des profits en hausse, ce qui attire naturellement les investisseurs. À l’inverse, dans un pays à faible croissance, les opportunités d’investissement sont moins nombreuses et moins rentables. Or, les États-Unis disposent d’un potentiel de croissance plus élevé que la plupart des autres grandes économies. Ce seul facteur structurel pousse à investir dans les actifs américains.
À cela s’ajoute une politique monétaire divergente. En Europe, les taux directeurs ont commencé à baisser, sous l’impulsion de la Banque centrale européenne. À l’inverse, les États-Unis maintiennent une politique encore restrictive, avec des taux plus élevés. Cette divergence crée un avantage pour les capitaux qui cherchent du rendement, car un investisseur a intérêt à s’endetter en euros pour acheter des obligations américaines plus rémunératrices. C’est le principe du carry trade, qui contribue à renforcer le dollar. Cette tendance n’a pas encore été inversée, et les récentes déclarations des responsables monétaires américains pourraient même la renforcer.
Existe-t-il une alternative crédible au dollar ?
Pierre Sabatier : Si le dollar devait perdre son statut de monnaie de réserve, encore faudrait-il le remplacer par une devise crédible. Or, aucune autre monnaie ne s’impose vraiment aujourd’hui.
Prenons le yuan chinois. Il est adossé à une économie puissante, mais à un régime autoritaire, avec des interventions politiques directes dans l’économie. Rappelons ce qui s’est passé au début des années 2020 : les grands patrons des géants technologiques chinois ont été arrêtés, rééduqués, puis réintroduits sur le marché. Cela envoie un message fort aux investisseurs : les règles peuvent changer à tout moment.
L’euro, de son côté, souffre de failles structurelles. L’union monétaire européenne s’est construite sans réelle union budgétaire ni capacité législative unifiée. C’est une zone monétaire incomplète, donc vulnérable. En cas de crise, l’euro reste une monnaie fragile.
Et quelles autres alternatives ? Le franc suisse ? La couronne norvégienne ? Ce sont des monnaies solides, mais les volumes en circulation sont bien trop faibles pour en faire des devises de réserve mondiales. Il reste l’or, qui bénéficie actuellement de l’incertitude ambiante, mais lui aussi a ses limites. Le système de parité or-dollar a été abandonné dans les années 1970 car il devenait insoutenable. Il n’y avait tout simplement pas assez d’or pour soutenir les échanges mondiaux.
En résumé, même si l’envie de diversification monétaire grandit, aucune solution de remplacement du dollar n’est satisfaisante à ce jour. Voilà pourquoi, même affaibli, le dollar conserve son rôle prépondérant dans l’économie mondiale.
Recontinentalisation : vers une nouvelle logique économique
Vincent Bezault : Nous sommes dans une ère de recontinentalisation de l’économie. La production se relocalise, les échanges se réorganisent autour de blocs régionaux. Cette tendance s’est accentuée avec l’action politique de Donald Trump. Ne faut-il pas, dans ce contexte, privilégier les investissements dans sa propre zone monétaire, en l’occurrence, l’euro pour un investisseur français ?
Pierre Sabatier : La réponse est clairement oui, mais avec des nuances importantes. Tout d’abord, rappelons que lorsqu’on parle de patrimoine, on parle de l’ensemble des actifs détenus : l’immobilier, les produits de taux, les actions, etc. Or, une part majeure du patrimoine des ménages français est investie en immobilier, donc naturellement en euros.
De même, les produits de taux (obligations d’État, fonds monétaires, etc.) sont également en euros. Ce sont des actifs liquides et visibles, qui permettent une exposition sécurisée à la monnaie locale. Cette exposition à l’euro est donc déjà bien présente.
En revanche, sur la poche actions, il faut être plus nuancé. La recontinentalisation est un phénomène réel, mais ses effets ne sont pas encore pleinement mesurables. L’Europe reste, pour l’instant, dépendante de ses exportations, notamment vers les États-Unis. Le moratoire de 90 jours accordé par l’administration américaine sur les droits de douane nous donne un peu de répit, mais rien n’est encore tranché.
Le financement public : une variable clé pour les actions européennes
Pierre Sabatier : Il existe une dynamique budgétaire en Europe qui pourrait jouer en faveur des actions européennes : le soutien public, notamment dans le domaine de la défense. L’Allemagne, traditionnellement rigoureuse sur les finances publiques, commence à changer de posture. Elle envisage des plans de relance budgétaire massifs.
Mais attention : cela ne bénéficiera aux actions que si ce financement public n’est pas assuré par les agents privés. Si la Banque centrale européenne (BCE) décide de ne pas monétiser la dette, alors ce seront les investisseurs privés qui devront financer les obligations souveraines. Ce phénomène aurait un effet d’éviction direct sur les autres actifs, notamment les actions et l’immobilier.
L’allocation de l’épargne devient alors un enjeu de plomberie financière. Plus il faut acheter d’obligations pour financer l’État, moins il reste de ressources pour les autres classes d’actifs. Autrement dit, le soutien budgétaire pourrait se retourner contre les actions, si mal piloté.
La prudence reste de mise sur l’ensemble des marchés actions
Vincent Bezault : Si je résume, vous recommandez donc de ne pas surpondérer les actions européennes, malgré les tensions liées à Donald Trump et la recontinentalisation. Vous préconisez une allocation équilibrée, en tenant compte de l’immobilier, des produits de taux et des devises. Et, comme vous l’avez dit précédemment, la sous-exposition globale aux actions reste de mise.
Pierre Sabatier : Exactement. La prudence reste de mise. La recontinentalisation n’est pas encore un levier assez puissant. Le financement public est une opportunité, mais aussi un risque. Quant à l’euro, son rôle dans l’allocation d’actifs doit être considéré à l’échelle du patrimoine global, pas seulement à travers les actions. Il faut donc rester sous-exposé aux actions en général, et éviter de surpondérer les titres européens spécifiquement.
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