Marchés : Où investir en 2025 ?

Les marchés financiers semblent de plus en plus hermétiques aux crises géopolitiques et aux événements politiques majeurs. Pour comprendre cette indifférence, Vincent Bezault interroge Éric Turjeman, co-directeur de la gestion collective chez Ofi Invest Asset Management. Ensemble, ils reviennent sur les dynamiques actuelles, la résilience du marché, les valorisations, les risques sous-estimés et les choix d’investissement à privilégier dans ce contexte. Une analyse macro et microéconomique indispensable pour mieux naviguer dans un environnement incertain.

La géopolitique : un bruit de fond ignoré par les marchés

Vincent Bezault : Est-ce que la géopolitique a encore un véritable impact sur les marchés boursiers ? Peut-elle encore faire vaciller les indices ?

Éric Turjeman : La réalité, c’est que les marchés semblent désormais largement détachés des événements géopolitiques, aussi graves soient-ils. On l’a vu récemment : alors que plusieurs événements majeurs se sont produits sur la scène internationale, les marchés ont réagi avec une étonnante stabilité, voire une forme d’indifférence. Cette résilience apparente n’est pas le fruit du hasard. Elle s’explique par l’accumulation d’expériences passées où les investisseurs, en vendant trop rapidement à la suite d’un choc politique ou géopolitique, se sont retrouvés pénalisés par le rebond rapide des marchés. Il y a une sorte de mémoire collective chez les investisseurs, une forme de prudence inversée : ne pas vendre dans la panique, car l’histoire a montré que cela coûtait cher.
On peut remonter assez loin dans le passé pour trouver un moment où la géopolitique a réellement pesé durablement sur les marchés actions. Le dernier exemple marquant, c’est la guerre du Kippour en 1973. Ce conflit entre l’Égypte, la Syrie et Israël a entraîné un embargo pétrolier des pays arabes, provoquant une quadruple hausse du prix du pétrole. Le choc fut si violent qu’il a déclenché une flambée de l’inflation, une récession mondiale et une réévaluation complète de l’équilibre énergétique global. C’est un cas d’école où la géopolitique a eu un impact structurel sur l’économie mondiale, et donc sur les marchés.
Depuis cet épisode, on a certes connu d’autres conflits majeurs, mais aucun n’a généré le même niveau de perturbation durable. Les marchés ont toujours fini par s’ajuster.

Des précédents qui ont renforcé la résistance du marché

Vincent Bezault : Même des conflits de grande ampleur, comme la guerre Iran-Irak ou l’invasion du Koweït par l’Irak, n’ont pas eu d’impact structurel sur les marchés ?

Éric Turjeman : Exactement. Après le premier choc pétrolier, la guerre Iran-Irak en 1979, puis celle du Golfe en 1990, ont bien sûr eu des effets à court terme. Mais ils n’ont pas modifié la trajectoire des marchés sur le moyen et long terme. L’histoire se répète :
les Twin Towers en 2001, moment dramatique s’il en est, ont provoqué une forte chute des indices boursiers. Mais cette baisse était aussi liée à un autre facteur : l’éclatement de la bulle Internet. Trois ou quatre ans plus tard, les marchés avaient comblé leur retard.
Plus récemment, la guerre en Ukraine a suscité un choc initial. Pendant quelques semaines, les indices ont vacillé, les cours ont reculé, l’incertitude régnait. Mais très rapidement, les marchés ont absorbé l’information, et les indices ont retrouvé leur niveau antérieur.
Et que dire du Covid-19 ? L’économie mondiale a connu un arrêt brutal. Les chaînes d’approvisionnement se sont effondrées, le commerce s’est ralenti, les restrictions sanitaires ont gelé l’activité. Pourtant, après quelques mois de panique, les marchés ont repris leur marche en avant. Là encore, les investisseurs ont retenu la leçon : quelle que soit l’ampleur de la crise, tant que les bénéfices des entreprises tiennent, les marchés finissent par rebondir.

Le pétrole comme déclencheur systémique

Vincent Bezault : En somme, tant que le prix du pétrole reste sous contrôle, le marché ne réagit pas ?

Éric Turjeman : C’est exactement cela. Le prix du pétrole agit comme un déclencheur de second niveau. Tant qu’il n’explose pas, tant qu’il ne grève pas la rentabilité des entreprises, les marchés n’anticipent pas de retournement. Le baril reste le thermomètre de la stabilité mondiale. Et aujourd’hui, plusieurs éléments limitent le risque d’une envolée : l’Iran, qui représentait une menace stratégique majeure par le passé, pèse désormais moins dans l’équilibre énergétique mondial. Le détroit d’Hormuz, autrefois considéré comme un point de tension majeur, ne suscite plus les mêmes craintes. On n’a jamais vraiment cru à un blocage total de cette route stratégique. L’Asie, en particulier la Chine, a su diversifier ses approvisionnements. Résultat : les marchés restent d’une grande placidité face aux tensions régionales.
Même les grands bouleversements politiques sont absorbés. Rappelons-nous l’élection de Donald Trump en 2016 : elle avait fait chuter les marchés… pendant 24 heures. Puis les indices américains sont repartis de plus belle. Même constat avec le Brexit. À chaque fois, on annonçait une catastrophe. À chaque fois, la croissance des bénéfices des entreprises a pris le dessus.
Bénéfices et taux d’intérêt : les vrais baromètres

Vincent Bezault : Finalement, ce ne sont ni la guerre ni la politique qui guident les marchés, mais bien la microéconomie.

Éric Turjeman : Absolument. Les investisseurs ont compris que ce qui compte, c’est la capacité des entreprises à générer du résultat net, année après année. Les taux d’intérêt, qui permettent d’actualiser les bénéfices futurs, jouent aussi un rôle déterminant. Aujourd’hui, ces taux restent relativement modérés : autour de 2,5 % en Allemagne et 3,3 % aux États-Unis. Ce sont des niveaux qui n’induisent pas une pression excessive sur les valorisations.
Ce qui domine donc, c’est une lecture essentiellement microéconomique des marchés. Les événements géopolitiques n’affectent les indices que s’ils ont une traduction concrète sur les résultats des entreprises. Et pour l’instant, ce lien reste ténu.

Le retour du protectionnisme : la menace Trump et l’arme douanière

Vincent Bezault : Si la géopolitique semble désormais largement neutralisée par les marchés, qu’en est-il de la politique commerciale américaine, et notamment du risque protectionniste lié à Donald Trump ? On sait que de nouvelles barrières douanières sont évoquées. Quelle est, selon vous, la perception actuelle de ces risques ?

Éric Turjeman : C’est une question essentielle. À ce stade, les marchés ont décidé de ne plus prendre Donald Trump au sérieux, ou du moins, de ne plus réagir de manière émotionnelle à ses annonces. Le moratoire commercial accordé à l’Union européenne expire début juillet, et personne ne sait réellement quelles mesures seront mises en œuvre. Pourtant, aucune nervosité notable ne se fait sentir sur les marchés.
Plusieurs éléments expliquent cette forme de détachement stratégique. D’abord, Trump est perçu comme volatil : il peut affirmer une chose un jour, puis affirmer son contraire le lendemain. Ensuite, sa capacité à mettre en œuvre des politiques radicales est jugée limitée, notamment en raison de contre-pouvoirs internes et de la résistance de ses partenaires commerciaux.
L’exemple de la Chine est révélateur. Face aux menaces de Trump, Pékin n’a pas reculé. Au contraire, la Chine a affiché une fermeté totale dans les négociations, adoptant une posture de confrontation directe, “yeux dans les yeux”. Par ailleurs, les entreprises américaines elles-mêmes ont fait entendre leur voix : elles ont souligné à quel point ces droits de douane alourdissaient leurs coûts et affectaient leur compétitivité. Face à cette pression à la fois extérieure et intérieure, Trump a plusieurs fois reculé.
C’est ce qui a donné naissance à une expression désormais bien connue dans les milieux financiers : “Trump always chickens out”, littéralement “Trump finit toujours par se dégonfler”. C’est devenu une hypothèse de base intégrée dans les modèles de risque des investisseurs.

Le risque protectionniste n’est pas intégré dans les cours

Vincent Bezault : Mais ce raisonnement n’est-il pas en lui-même un risque ? Si un jour Trump ne recule pas, les marchés pourraient être pris de court…

Éric Turjeman : Vous avez raison, c’est un risque asymétrique. Aujourd’hui, les marchés considèrent que même s’il annonçait une hausse de 50 % des droits de douane sur les importations européennes, cela ne serait qu’un coup de bluff destiné à obtenir des concessions. Cette stratégie de négociation agressive est désormais bien identifiée, et les investisseurs parient sur une désescalade rapide.
Or, si Trump venait effectivement à appliquer de telles mesures, il y aurait un changement de paradigme. Le commerce international serait durement impacté, les chaînes de valeur perturbées, et les coûts de production augmenteraient fortement pour de nombreuses entreprises. On entrerait alors dans une nouvelle phase, avec des effets réels sur les bénéfices.
Malgré cela, le risque protectionniste n’est pas du tout intégré dans les valorisations actuelles. Cela signifie qu’en cas de réalisation brutale de ce risque, la correction pourrait être sévère. C’est une forme de pari collectif : tout le monde sait que le danger existe, mais chacun pense qu’il n’aura pas lieu.

Une prime de risque en berne malgré les incertitudes

Vincent Bezault : En d’autres termes, les marchés agissent comme s’il n’y avait aucun facteur d’incertitude majeur ?

Éric Turjeman : C’est exactement cela. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est une prime de risque très faible, voire inexistante, sur les marchés actions. Pourtant, en théorie, plus les risques sont nombreux ou difficiles à mesurer, plus la prime de risque devrait augmenter, c’est-à-dire plus les actions devraient se négocier à un prix décoté par rapport aux obligations.
Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Les valorisations ne sont pas extravagantes, mais elles ne tiennent aucun compte des aléas politiques ou économiques. On n’est pas dans une bulle comparable à celle de l’an 2000, où les price earning ratios (ratios cours/bénéfices) atteignaient des niveaux absurdes, souvent sans bénéfices en face. Mais les actions ne sont pas pour autant bon marché : 23 à 24 fois les bénéfices aux États-Unis, 14 fois en Europe. Ce sont des niveaux élevés historiquement, surtout dans un contexte où les perspectives de croissance restent modérées.
Ce déficit de prime de risque traduit une forme de complaisance collective. Il s’agit d’un comportement de marché bien connu : tant que les bénéfices tiennent, tout va bien. Mais cela peut créer une vulnérabilité latente en cas de retournement soudain.

Les marges résistent… contre toute attente

Vincent Bezault : Et pourtant, les marges des entreprises semblent étonnamment résilientes, malgré l’inflation, les droits de douane et les hausses de coûts. Comment l’expliquer ?

Éric Turjeman : C’est en effet une véritable surprise. Beaucoup d’analystes anticipaient une érosion des marges avec l’envolée des prix des intrants, des matières premières, des salaires. Et pourtant, les entreprises parviennent à faire passer ces hausses aux consommateurs.
Certes, certaines sociétés acceptent une légère dégradation de leur marge brute, mais elles ne sont pas laminées comme on aurait pu le craindre. Le consommateur continue de suivre, en p puisant dans son épargne, notamment aux États-Unis où les aides publiques distribuées pendant la crise sanitaire ont créé un matelas financier.
Cela contribue à maintenir la consommation à un niveau étonnamment élevé, ce qui soutient mécaniquement la croissance. Pour les banques centrales, cette dynamique est d’ailleurs un problème : comment justifier une politique agressive de baisse des taux alors que l’économie réelle ne donne aucun signe de faiblesse ?

Politique monétaire : la désillusion sur les baisses de taux

Vincent Bezault : Où en est-on aujourd’hui du côté de la politique monétaire américaine ? La Réserve fédérale a-t-elle encore une marge de manœuvre pour baisser ses taux, ou le marché est-il trop optimiste dans ses anticipations ?

Éric Turjeman : Le sujet est effectivement au cœur des préoccupations actuelles. Officiellement, la Fed a laissé entendre qu’il pourrait encore y avoir jusqu’à quatre baisses de taux d’ici à 2026. Si cela se concrétisait, le taux directeur américain redescendrait autour de 3,25 %, ce qui resterait un niveau historiquement modéré.
Mais ce scénario est loin d’être acquis. Le marché s’est souvent trompé dans ses prévisions. Il a parfois anticipé des hausses trop rapides, parfois des baisses trop précoces. Il y a eu une succession d’ajustements depuis deux ans, car les données macroéconomiques n’ont cessé de surprendre.
Aujourd’hui, la situation est ambiguë. D’un côté, l’inflation ralentit, ce qui plaide pour une détente monétaire. De l’autre, la résilience de la consommation et la solidité du marché de l’emploi freinent la volonté de la Fed d’aller trop vite. La banque centrale américaine ne souhaite pas raviver une dynamique inflationniste en injectant trop de liquidités trop tôt.
À ce stade, une ou deux baisses marginales supplémentaires pourraient encore intervenir, mais le mouvement d’ensemble est derrière nous. Le taux terminal attendu se situe désormais autour de 1,75 %, ce qui laisse penser que l’environnement de taux restera favorable aux entreprises, sans pour autant redevenir aussi accommodant qu’au sortir de la crise du Covid.

Une croissance des bénéfices qui surprend encore

Vincent Bezault : Ce contexte monétaire, couplé à une consommation robuste, contribue-t-il à expliquer la tenue exceptionnelle des bénéfices d’entreprise ?

Éric Turjeman : Absolument. Ce qui frappe, c’est que les profits des entreprises continuent de croître, malgré toutes les embûches économiques, fiscales ou géopolitiques. On aurait pu s’attendre à un ralentissement marqué, notamment du fait des tensions sur les coûts de production. Or, les résultats tiennent bon.
Une explication tient à la capacité des entreprises à ajuster leur stratégie commerciale. Elles parviennent à augmenter leurs prix, parfois de manière significative, sans voir leur chiffre d’affaires fléchir. Dans certains cas, cela se fait au prix d’une réduction modérée des marges, mais jamais au point de compromettre la rentabilité globale.
C’est une tendance particulièrement marquée aux États-Unis, où le consommateur final dispose encore de réserves. En Europe, la dynamique est plus hétérogène, mais certaines entreprises fortement internationalisées parviennent également à préserver leurs marges.

Bourse : des performances sectorielles très contrastées

Vincent Bezault : Pourtant, malgré cette solidité globale, on observe une grande hétérogénéité sectorielle. Certains secteurs se sont effondrés, d’autres flambent. Comment l’expliquer ?

Éric Turjeman : C’est en effet un point crucial. Si l’on regarde les indices boursiers de manière agrégée, ils semblent stables, voire légèrement haussiers. Mais cette apparente tranquillité masque des rotations sectorielles extrêmement violentes.
Prenez le secteur du luxe. Il y a trois ans, c’était l’un des segments les plus prisés des investisseurs. Des groupes comme LVMH ou Kering étaient surreprésentés dans les portefeuilles, considérés comme des valeurs de croissance incontournables. Aujourd’hui, LVMH a perdu près de 50 %, Kering jusqu’à 80 %. C’est un retournement spectaculaire. Les résultats sont revus à la baisse, le Momentum reste négatif, et la confiance s’est érodée. Ces entreprises ne sont plus traitées comme des valeurs de croissance, et donc leurs multiples se contractent fortement.
À l’inverse, le secteur bancaire, longtemps boudé, bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt. Des établissements comme Société Générale ont doublé en peu de temps, portés par un contexte de taux plus favorable et une valorisation de départ extrêmement basse. Ce rééquilibrage permet aux indices globaux de se maintenir, mais il masque une réalité de marché profondément segmentée.

Banques versus luxe : un arbitrage toujours d’actualité

Vincent Bezault : Doit-on en conclure qu’il vaut mieux miser sur les valeurs bancaires que sur le luxe aujourd’hui ?

Éric Turjeman : Ce n’est pas aussi simple. En théorie, on pourrait être tenté d’acheter le luxe, considérant qu’une baisse de 50 à 80 % constitue une opportunité d’entrée. Mais il faut bien comprendre que ces entreprises ont perdu leur statut de valeurs de croissance. Or, c’est ce statut qui justifiait leurs multiples de valorisation élevés.
Aujourd’hui, même après la correction, LVMH se traite encore à 20 fois les bénéfices. Ce n’est pas bradé. Tant que les perspectives bénéficiaires restent orientées à la baisse, il n’y a pas de catalyseur clair pour justifier un retour en grâce immédiat.
À l’inverse, les banques bénéficient d’un Momentum favorable, de perspectives bénéficiaires en amélioration, et d’un retour progressif de la confiance des investisseurs. Ce sont des actifs encore sous-valorisés par rapport à leur historique. Pour cette raison, nous continuons à privilégier le secteur financier dans nos allocations.

Dollar faible : une menace sous-estimée pour l’Europe

Vincent Bezault : Revenons sur un risque latent que les marchés semblent négliger : la dépréciation du dollar. Ce mouvement pourrait-il avoir des conséquences importantes, notamment pour les entreprises européennes ?

Éric Turjeman : C’est une question cruciale. Le repli du dollar depuis plusieurs mois constitue un facteur qu’il ne faut pas sous-estimer. Il s’agit là d’un mouvement persistant, amorcé notamment depuis la déclaration de Donald Trump du 2 avril, surnommée le “Liberation Day”. Ce jour-là, les bourses ont chuté brièvement, le désendettement américain a été mis en avant, mais le dollar a amorcé un affaiblissement durable. Ce repli ne s’est pas corrigé depuis, et c’est précisément cela qui pose problème.
Pour les entreprises exportatrices européennes, un dollar faible signifie des recettes en baisse lorsque celles-ci sont converties en euros. Cela pèse mécaniquement sur les marges opérationnelles et sur les résultats nets. Ce mouvement ne se verra pas immédiatement dans les comptes, mais il apparaîtra très probablement dans les publications semestrielles à venir, une fois l’effet de change pleinement intégré.
En revanche, pour les entreprises américaines, cette dépréciation constitue un avantage compétitif. Elle permet de gagner des parts de marché à l’export, tout en bénéficiant d’un soutien implicite à leurs bénéfices.

Bourse : le différentiel de valorisation ne suffit pas

Vincent Bezault : Et pourtant, l’Europe affiche des valorisations nettement plus attractives que les États-Unis. Cela ne suffit-il pas à attirer de nouveaux flux ?

Éric Turjeman : Malheureusement, non. Ce différentiel de valorisation existe depuis des années. L’Europe est structurellement moins chère que les États-Unis, mais cela ne se traduit pas forcément par une surperformance. Pourquoi ? Parce que la croissance des bénéfices est plus forte outre-Atlantique. Les valeurs de croissance, les leaders technologiques, les sociétés les plus innovantes – elles sont presque toutes américaines : Nvidia, Microsoft, Alphabet, Apple, etc.
En face, l’Europe affiche une croissance atone, une démographie défavorable, une fragmentation politique. Ces éléments freinent la dynamique des entreprises. Les investisseurs mondiaux — notamment asiatiques — ne connaissent même pas les valeurs européennes. Quand ils sortent de leur marché domestique, c’est en général pour aller vers les États-Unis, rarement vers l’Europe.
On observe bien quelques retours de flux, notamment de la part d’investisseurs nord-américains, mais cela ne suffit pas. Ces flux restent marginaux au regard des volumes engagés sur les marchés américains. La structure des marchés joue aussi : en Europe, les particuliers sont moins présents, les flux sont surtout institutionnels, plus lents à se mobiliser.

Une divergence persistante entre particuliers et institutionnels

Vincent Bezault : Justement, vous soulignez une disparité croissante entre les comportements des investisseurs particuliers et ceux des professionnels, notamment aux États-Unis.

Éric Turjeman : Oui, c’est un phénomène très marquant. Depuis la crise du Covid, les particuliers américains ont massivement investi en bourse. Ils ont utilisé une partie des chèques de relance pour acheter des actions, parfois sans intermédiation, via des applications comme Robinhood. Ce flux de capitaux s’est dirigé essentiellement vers les valeurs technologiques, avec un biais marqué en faveur des grandes capitalisations.
Ce sont ces investisseurs individuels qui font aujourd’hui le marché américain. Leur enthousiasme compense la prudence croissante des institutionnels, qui, eux, s’interrogent sur les valorisations, sur le niveau de la dette, sur les tensions politiques internes. De plus en plus d’acteurs professionnels annoncent vouloir réduire leur exposition aux actions américaines, voire rebalancer leur portefeuille en faveur de l’Europe ou de l’Asie, perçues comme plus stables ou porteuses de diversification.
Ce paradoxe entre les flux massifs des particuliers et la réserve des gérants professionnels contribue à alimenter les tensions sur les marchés. Pour le moment, les particuliers maintiennent les indices à des niveaux élevés. Mais que se passerait-il si ces flux venaient à se tarir ? La question mérite d’être posée.

Bourse : stock picking et différenciation stratégique

Vincent Bezault : Face à ce contexte incertain, est-ce qu’une approche plus ciblée, plus granulaire, est aujourd’hui incontournable ? Le stock picking est-il redevenu une nécessité absolue ?

Éric Turjeman : C’est plus vrai que jamais. Les rotations sectorielles sont rapides, souvent brutales, et les dynamiques internes aux indices sont de plus en plus hétérogènes. Il ne suffit plus de se positionner sur un indice large ou un secteur en espérant que tout montera. Il faut comprendre, société par société, les leviers de croissance, la structure de coûts, la politique de couverture de change, l’exposition géographique, etc.
Prenons le luxe. Kering a perdu 80 % de sa valeur, LVMH près de 50 %, et pourtant leurs valorisations restent élevées. Pourquoi ? Parce qu’un titre de croissance se paie cher tant qu’il continue à croître. Le jour où la dynamique s’arrête, les multiples s’effondrent, même si le modèle économique reste sain. Ces entreprises ne sont pas bradées. Leur statut a changé, et avec lui, la manière dont le marché les valorise.
À l’inverse, les banques, longtemps ignorées, sont revenues sur le devant de la scène. Elles profitent d’un contexte favorable, avec des marges d’intérêt solides, une meilleure gestion du risque, des bilans plus robustes. Et surtout, elles partaient de valorisations très faibles. Le potentiel reste intact.
Mais au-delà des secteurs, ce sont les caractéristiques individuelles des entreprises qui comptent. Par exemple, dans un contexte de dollar faible, toutes les sociétés exportatrices européennes ne sont pas affectées de la même manière. Certaines produisent dans la zone dollar, d’autres ont mis en place des couvertures de change efficaces. Il faut donc analyser en profondeur chaque dossier.
Plans de relance : un soutien à géométrie variable
Vincent Bezault : Un autre élément qui pourrait soutenir la dynamique européenne, ce sont les plans de relance, notamment en Allemagne. Est-ce un moteur crédible pour les marchés ?
Éric Turjeman : Oui, en partie. L’Allemagne a enclenché une politique de relance significative, notamment via le secteur de la défense. C’est ce qui explique en grande partie les performances spectaculaires de certaines valeurs liées à ce secteur. Mais attention : il s’agit d’un domaine très spécifique. Les marges sont encadrées, les contrats sont passés avec des États, et les hausses de cours récentes intègrent déjà beaucoup d’anticipations. Il faut donc rester prudent.
Par ailleurs, tous les pays européens ne disposent pas de la même marge budgétaire. En France, par exemple, les finances publiques sont sous pression, avec un niveau d’endettement préoccupant. Certains membres du gouvernement ont même évoqué une possible mise sous tutelle du FMI, signe d’une tension croissante. Dans ce contexte, la relance budgétaire a ses limites.

Dette et confiance monétaire : les signaux faibles

Vincent Bezault : Ce contexte de dette massive et généralisée à l’échelle mondiale n’ébranle-t-il pas la confiance dans la monnaie elle-même ? Peut-on rester durablement dans un système où les dettes s’accumulent indéfiniment ?

Éric Turjeman : C’est une question fondamentale. Dans un monde où l’on crée de la dette, où l’on émet massivement de la monnaie, on en vient inévitablement à s’interroger sur la valeur intrinsèque des devises. Une monnaie, rappelons-le, ne vaut que par la confiance qu’on lui accorde. Si cette confiance venait à se fissurer, les conséquences seraient majeures.
C’est peut-être l’un des risques invisibles de cette époque. Les marchés sont focalisés sur les taux, les résultats trimestriels, les valorisations. Mais le vrai cygne noir pourrait venir de là : une remise en cause de la solidité des monnaies fiduciaires. Et ce n’est sans doute pas un hasard si les cryptomonnaies connaissent un regain d’intérêt. Elles cristallisent une forme de défiance, ou du moins, de diversification prudente.

L’or : une alerte silencieuse des banques centrales

Vincent Bezault : On constate d’ailleurs que de nombreuses banques centrales continuent d’acheter de l’or. Est-ce une coïncidence ou un signal ?
Éric Turjeman : Ce n’est pas anodin. L’or reste une valeur refuge ancestrale, un actif tangible en dehors des systèmes monétaires classiques. Le fait que des institutions monétaires souveraines accumulent de l’or en dit long. Elles cherchent à se prémunir contre une perte de valeur potentielle des devises traditionnelles.
Ce mouvement est silencieux, discret, mais hautement symbolique. Il traduit une forme de pragmatisme stratégique. Dans un monde où les équilibres monétaires sont fragiles, l’or redevient un pilier de confiance.

L’obligataire : une classe d’actifs stratégique

Vincent Bezault : Enfin, que recommandez-vous aujourd’hui sur le marché obligataire ?

Éric Turjeman : Le marché obligataire offre actuellement des opportunités intéressantes, notamment via le portage. Les taux ont certes baissé, et les spreads se sont resserrés, mais on reste sur des niveaux qui restent compétitifs, notamment sur les segments investment grade et high yield.
Contrairement aux actions, où il faut souvent attendre un événement catalyseur pour déclencher une hausse, une obligation permet de toucher du rendement chaque jour. C’est une source de revenus régulière, surtout dans un environnement incertain. Le risque de défaut reste contenu pour les émetteurs bien notés, et même dans le high yield, un portefeuille diversifié permet d’absorber les aléas.
La dette émergente mérite aussi d’être regardée, malgré les risques spécifiques. Le différentiel de taux peut offrir un bon complément de rendement. À l’inverse, les fonds monétaires deviennent moins attrayants. Il y a deux ans, ils offraient du rendement sans risque. Aujourd’hui, avec la baisse des taux des banques centrales, cette situation évolue. Les rendements s’érodent, et il devient plus pertinent de s’exposer à des actifs obligataires classiques.

La géopolitique : un bruit de fond ignoré par les marchés

Vincent Bezault : Est-ce que la géopolitique a encore un véritable impact sur les marchés boursiers ? Peut-elle encore faire vaciller les indices ?

Éric Turjeman : La réalité, c’est que les marchés semblent désormais largement détachés des événements géopolitiques, aussi graves soient-ils. On l’a vu récemment : alors que plusieurs événements majeurs se sont produits sur la scène internationale, les marchés ont réagi avec une étonnante stabilité, voire une forme d’indifférence. Cette résilience apparente n’est pas le fruit du hasard. Elle s’explique par l’accumulation d’expériences passées où les investisseurs, en vendant trop rapidement à la suite d’un choc politique ou géopolitique, se sont retrouvés pénalisés par le rebond rapide des marchés. Il y a une sorte de mémoire collective chez les investisseurs, une forme de prudence inversée : ne pas vendre dans la panique, car l’histoire a montré que cela coûtait cher.
On peut remonter assez loin dans le passé pour trouver un moment où la géopolitique a réellement pesé durablement sur les marchés actions. Le dernier exemple marquant, c’est la guerre du Kippour en 1973. Ce conflit entre l’Égypte, la Syrie et Israël a entraîné un embargo pétrolier des pays arabes, provoquant une quadruple hausse du prix du pétrole. Le choc fut si violent qu’il a déclenché une flambée de l’inflation, une récession mondiale et une réévaluation complète de l’équilibre énergétique global. C’est un cas d’école où la géopolitique a eu un impact structurel sur l’économie mondiale, et donc sur les marchés.
Depuis cet épisode, on a certes connu d’autres conflits majeurs, mais aucun n’a généré le même niveau de perturbation durable. Les marchés ont toujours fini par s’ajuster.

Des précédents qui ont renforcé la résistance du marché

Vincent Bezault : Même des conflits de grande ampleur, comme la guerre Iran-Irak ou l’invasion du Koweït par l’Irak, n’ont pas eu d’impact structurel sur les marchés ?

Éric Turjeman : Exactement. Après le premier choc pétrolier, la guerre Iran-Irak en 1979, puis celle du Golfe en 1990, ont bien sûr eu des effets à court terme. Mais ils n’ont pas modifié la trajectoire des marchés sur le moyen et long terme. L’histoire se répète :
les Twin Towers en 2001, moment dramatique s’il en est, ont provoqué une forte chute des indices boursiers. Mais cette baisse était aussi liée à un autre facteur : l’éclatement de la bulle Internet. Trois ou quatre ans plus tard, les marchés avaient comblé leur retard.
Plus récemment, la guerre en Ukraine a suscité un choc initial. Pendant quelques semaines, les indices ont vacillé, les cours ont reculé, l’incertitude régnait. Mais très rapidement, les marchés ont absorbé l’information, et les indices ont retrouvé leur niveau antérieur.
Et que dire du Covid-19 ? L’économie mondiale a connu un arrêt brutal. Les chaînes d’approvisionnement se sont effondrées, le commerce s’est ralenti, les restrictions sanitaires ont gelé l’activité. Pourtant, après quelques mois de panique, les marchés ont repris leur marche en avant. Là encore, les investisseurs ont retenu la leçon : quelle que soit l’ampleur de la crise, tant que les bénéfices des entreprises tiennent, les marchés finissent par rebondir.

Le pétrole comme déclencheur systémique

Vincent Bezault : En somme, tant que le prix du pétrole reste sous contrôle, le marché ne réagit pas ?

Éric Turjeman : C’est exactement cela. Le prix du pétrole agit comme un déclencheur de second niveau. Tant qu’il n’explose pas, tant qu’il ne grève pas la rentabilité des entreprises, les marchés n’anticipent pas de retournement. Le baril reste le thermomètre de la stabilité mondiale. Et aujourd’hui, plusieurs éléments limitent le risque d’une envolée : l’Iran, qui représentait une menace stratégique majeure par le passé, pèse désormais moins dans l’équilibre énergétique mondial. Le détroit d’Hormuz, autrefois considéré comme un point de tension majeur, ne suscite plus les mêmes craintes. On n’a jamais vraiment cru à un blocage total de cette route stratégique. L’Asie, en particulier la Chine, a su diversifier ses approvisionnements. Résultat : les marchés restent d’une grande placidité face aux tensions régionales.
Même les grands bouleversements politiques sont absorbés. Rappelons-nous l’élection de Donald Trump en 2016 : elle avait fait chuter les marchés… pendant 24 heures. Puis les indices américains sont repartis de plus belle. Même constat avec le Brexit. À chaque fois, on annonçait une catastrophe. À chaque fois, la croissance des bénéfices des entreprises a pris le dessus.

Bénéfices et taux d’intérêt : les vrais baromètres

Vincent Bezault : Finalement, ce ne sont ni la guerre ni la politique qui guident les marchés, mais bien la microéconomie.

Éric Turjeman : Absolument. Les investisseurs ont compris que ce qui compte, c’est la capacité des entreprises à générer du résultat net, année après année. Les taux d’intérêt, qui permettent d’actualiser les bénéfices futurs, jouent aussi un rôle déterminant. Aujourd’hui, ces taux restent relativement modérés : autour de 2,5 % en Allemagne et 3,3 % aux États-Unis. Ce sont des niveaux qui n’induisent pas une pression excessive sur les valorisations.
Ce qui domine donc, c’est une lecture essentiellement microéconomique des marchés. Les événements géopolitiques n’affectent les indices que s’ils ont une traduction concrète sur les résultats des entreprises. Et pour l’instant, ce lien reste ténu.

Le retour du protectionnisme : la menace Trump et l’arme douanière

Vincent Bezault : Si la géopolitique semble désormais largement neutralisée par les marchés, qu’en est-il de la politique commerciale américaine, et notamment du risque protectionniste lié à Donald Trump ? On sait que de nouvelles barrières douanières sont évoquées. Quelle est, selon vous, la perception actuelle de ces risques ?

Éric Turjeman : C’est une question essentielle. À ce stade, les marchés ont décidé de ne plus prendre Donald Trump au sérieux, ou du moins, de ne plus réagir de manière émotionnelle à ses annonces. Le moratoire commercial accordé à l’Union européenne expire début juillet, et personne ne sait réellement quelles mesures seront mises en œuvre. Pourtant, aucune nervosité notable ne se fait sentir sur les marchés.
Plusieurs éléments expliquent cette forme de détachement stratégique. D’abord, Trump est perçu comme volatil : il peut affirmer une chose un jour, puis affirmer son contraire le lendemain. Ensuite, sa capacité à mettre en œuvre des politiques radicales est jugée limitée, notamment en raison de contre-pouvoirs internes et de la résistance de ses partenaires commerciaux.
L’exemple de la Chine est révélateur. Face aux menaces de Trump, Pékin n’a pas reculé. Au contraire, la Chine a affiché une fermeté totale dans les négociations, adoptant une posture de confrontation directe, “yeux dans les yeux”. Par ailleurs, les entreprises américaines elles-mêmes ont fait entendre leur voix : elles ont souligné à quel point ces droits de douane alourdissaient leurs coûts et affectaient leur compétitivité. Face à cette pression à la fois extérieure et intérieure, Trump a plusieurs fois reculé.
C’est ce qui a donné naissance à une expression désormais bien connue dans les milieux financiers : “Trump always chickens out”, littéralement “Trump finit toujours par se dégonfler”. C’est devenu une hypothèse de base intégrée dans les modèles de risque des investisseurs.

Le risque protectionniste n’est pas intégré dans les cours

Vincent Bezault : Mais ce raisonnement n’est-il pas en lui-même un risque ? Si un jour Trump ne recule pas, les marchés pourraient être pris de court…

Éric Turjeman : Vous avez raison, c’est un risque asymétrique. Aujourd’hui, les marchés considèrent que même s’il annonçait une hausse de 50 % des droits de douane sur les importations européennes, cela ne serait qu’un coup de bluff destiné à obtenir des concessions. Cette stratégie de négociation agressive est désormais bien identifiée, et les investisseurs parient sur une désescalade rapide.
Or, si Trump venait effectivement à appliquer de telles mesures, il y aurait un changement de paradigme. Le commerce international serait durement impacté, les chaînes de valeur perturbées, et les coûts de production augmenteraient fortement pour de nombreuses entreprises. On entrerait alors dans une nouvelle phase, avec des effets réels sur les bénéfices.
Malgré cela, le risque protectionniste n’est pas du tout intégré dans les valorisations actuelles. Cela signifie qu’en cas de réalisation brutale de ce risque, la correction pourrait être sévère. C’est une forme de pari collectif : tout le monde sait que le danger existe, mais chacun pense qu’il n’aura pas lieu.

Une prime de risque en berne malgré les incertitudes

Vincent Bezault : En d’autres termes, les marchés agissent comme s’il n’y avait aucun facteur d’incertitude majeur ?

Éric Turjeman : C’est exactement cela. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est une prime de risque très faible, voire inexistante, sur les marchés actions. Pourtant, en théorie, plus les risques sont nombreux ou difficiles à mesurer, plus la prime de risque devrait augmenter, c’est-à-dire plus les actions devraient se négocier à un prix décoté par rapport aux obligations.
Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Les valorisations ne sont pas extravagantes, mais elles ne tiennent aucun compte des aléas politiques ou économiques. On n’est pas dans une bulle comparable à celle de l’an 2000, où les price earning ratios (ratios cours/bénéfices) atteignaient des niveaux absurdes, souvent sans bénéfices en face. Mais les actions ne sont pas pour autant bon marché : 23 à 24 fois les bénéfices aux États-Unis, 14 fois en Europe. Ce sont des niveaux élevés historiquement, surtout dans un contexte où les perspectives de croissance restent modérées.
Ce déficit de prime de risque traduit une forme de complaisance collective. Il s’agit d’un comportement de marché bien connu : tant que les bénéfices tiennent, tout va bien. Mais cela peut créer une vulnérabilité latente en cas de retournement soudain.

Les marges résistent… contre toute attente

Vincent Bezault : Et pourtant, les marges des entreprises semblent étonnamment résilientes, malgré l’inflation, les droits de douane et les hausses de coûts. Comment l’expliquer ?

Éric Turjeman : C’est en effet une véritable surprise. Beaucoup d’analystes anticipaient une érosion des marges avec l’envolée des prix des intrants, des matières premières, des salaires. Et pourtant, les entreprises parviennent à faire passer ces hausses aux consommateurs.
Certes, certaines sociétés acceptent une légère dégradation de leur marge brute, mais elles ne sont pas laminées comme on aurait pu le craindre. Le consommateur continue de suivre, en p puisant dans son épargne, notamment aux États-Unis où les aides publiques distribuées pendant la crise sanitaire ont créé un matelas financier.
Cela contribue à maintenir la consommation à un niveau étonnamment élevé, ce qui soutient mécaniquement la croissance. Pour les banques centrales, cette dynamique est d’ailleurs un problème : comment justifier une politique agressive de baisse des taux alors que l’économie réelle ne donne aucun signe de faiblesse ?

Politique monétaire : la désillusion sur les baisses de taux

Vincent Bezault : Où en est-on aujourd’hui du côté de la politique monétaire américaine ? La Réserve fédérale a-t-elle encore une marge de manœuvre pour baisser ses taux, ou le marché est-il trop optimiste dans ses anticipations ?

Éric Turjeman : Le sujet est effectivement au cœur des préoccupations actuelles. Officiellement, la Fed a laissé entendre qu’il pourrait encore y avoir jusqu’à quatre baisses de taux d’ici à 2026. Si cela se concrétisait, le taux directeur américain redescendrait autour de 3,25 %, ce qui resterait un niveau historiquement modéré.
Mais ce scénario est loin d’être acquis. Le marché s’est souvent trompé dans ses prévisions. Il a parfois anticipé des hausses trop rapides, parfois des baisses trop précoces. Il y a eu une succession d’ajustements depuis deux ans, car les données macroéconomiques n’ont cessé de surprendre.
Aujourd’hui, la situation est ambiguë. D’un côté, l’inflation ralentit, ce qui plaide pour une détente monétaire. De l’autre, la résilience de la consommation et la solidité du marché de l’emploi freinent la volonté de la Fed d’aller trop vite. La banque centrale américaine ne souhaite pas raviver une dynamique inflationniste en injectant trop de liquidités trop tôt.
À ce stade, une ou deux baisses marginales supplémentaires pourraient encore intervenir, mais le mouvement d’ensemble est derrière nous. Le taux terminal attendu se situe désormais autour de 1,75 %, ce qui laisse penser que l’environnement de taux restera favorable aux entreprises, sans pour autant redevenir aussi accommodant qu’au sortir de la crise du Covid.

Une croissance des bénéfices qui surprend encore

Vincent Bezault : Ce contexte monétaire, couplé à une consommation robuste, contribue-t-il à expliquer la tenue exceptionnelle des bénéfices d’entreprise ?

Éric Turjeman : Absolument. Ce qui frappe, c’est que les profits des entreprises continuent de croître, malgré toutes les embûches économiques, fiscales ou géopolitiques. On aurait pu s’attendre à un ralentissement marqué, notamment du fait des tensions sur les coûts de production. Or, les résultats tiennent bon.
Une explication tient à la capacité des entreprises à ajuster leur stratégie commerciale. Elles parviennent à augmenter leurs prix, parfois de manière significative, sans voir leur chiffre d’affaires fléchir. Dans certains cas, cela se fait au prix d’une réduction modérée des marges, mais jamais au point de compromettre la rentabilité globale.
C’est une tendance particulièrement marquée aux États-Unis, où le consommateur final dispose encore de réserves. En Europe, la dynamique est plus hétérogène, mais certaines entreprises fortement internationalisées parviennent également à préserver leurs marges.

Bourse : des performances sectorielles très contrastées

Vincent Bezault : Pourtant, malgré cette solidité globale, on observe une grande hétérogénéité sectorielle. Certains secteurs se sont effondrés, d’autres flambent. Comment l’expliquer ?

Éric Turjeman : C’est en effet un point crucial. Si l’on regarde les indices boursiers de manière agrégée, ils semblent stables, voire légèrement haussiers. Mais cette apparente tranquillité masque des rotations sectorielles extrêmement violentes.
Prenez le secteur du luxe. Il y a trois ans, c’était l’un des segments les plus prisés des investisseurs. Des groupes comme LVMH ou Kering étaient surreprésentés dans les portefeuilles, considérés comme des valeurs de croissance incontournables. Aujourd’hui, LVMH a perdu près de 50 %, Kering jusqu’à 80 %. C’est un retournement spectaculaire. Les résultats sont revus à la baisse, le Momentum reste négatif, et la confiance s’est érodée. Ces entreprises ne sont plus traitées comme des valeurs de croissance, et donc leurs multiples se contractent fortement.
À l’inverse, le secteur bancaire, longtemps boudé, bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt. Des établissements comme Société Générale ont doublé en peu de temps, portés par un contexte de taux plus favorable et une valorisation de départ extrêmement basse. Ce rééquilibrage permet aux indices globaux de se maintenir, mais il masque une réalité de marché profondément segmentée.

Banques versus luxe : un arbitrage toujours d’actualité

Vincent Bezault : Doit-on en conclure qu’il vaut mieux miser sur les valeurs bancaires que sur le luxe aujourd’hui ?

Éric Turjeman : Ce n’est pas aussi simple. En théorie, on pourrait être tenté d’acheter le luxe, considérant qu’une baisse de 50 à 80 % constitue une opportunité d’entrée. Mais il faut bien comprendre que ces entreprises ont perdu leur statut de valeurs de croissance. Or, c’est ce statut qui justifiait leurs multiples de valorisation élevés.
Aujourd’hui, même après la correction, LVMH se traite encore à 20 fois les bénéfices. Ce n’est pas bradé. Tant que les perspectives bénéficiaires restent orientées à la baisse, il n’y a pas de catalyseur clair pour justifier un retour en grâce immédiat.
À l’inverse, les banques bénéficient d’un Momentum favorable, de perspectives bénéficiaires en amélioration, et d’un retour progressif de la confiance des investisseurs. Ce sont des actifs encore sous-valorisés par rapport à leur historique. Pour cette raison, nous continuons à privilégier le secteur financier dans nos allocations.

Dollar faible : une menace sous-estimée pour l’Europe

Vincent Bezault : Revenons sur un risque latent que les marchés semblent négliger : la dépréciation du dollar. Ce mouvement pourrait-il avoir des conséquences importantes, notamment pour les entreprises européennes ?

Éric Turjeman : C’est une question cruciale. Le repli du dollar depuis plusieurs mois constitue un facteur qu’il ne faut pas sous-estimer. Il s’agit là d’un mouvement persistant, amorcé notamment depuis la déclaration de Donald Trump du 2 avril, surnommée le “Liberation Day”. Ce jour-là, les bourses ont chuté brièvement, le désendettement américain a été mis en avant, mais le dollar a amorcé un affaiblissement durable. Ce repli ne s’est pas corrigé depuis, et c’est précisément cela qui pose problème.
Pour les entreprises exportatrices européennes, un dollar faible signifie des recettes en baisse lorsque celles-ci sont converties en euros. Cela pèse mécaniquement sur les marges opérationnelles et sur les résultats nets. Ce mouvement ne se verra pas immédiatement dans les comptes, mais il apparaîtra très probablement dans les publications semestrielles à venir, une fois l’effet de change pleinement intégré.
En revanche, pour les entreprises américaines, cette dépréciation constitue un avantage compétitif. Elle permet de gagner des parts de marché à l’export, tout en bénéficiant d’un soutien implicite à leurs bénéfices.

Bourse : le différentiel de valorisation ne suffit pas

Vincent Bezault : Et pourtant, l’Europe affiche des valorisations nettement plus attractives que les États-Unis. Cela ne suffit-il pas à attirer de nouveaux flux ?

Éric Turjeman : Malheureusement, non. Ce différentiel de valorisation existe depuis des années. L’Europe est structurellement moins chère que les États-Unis, mais cela ne se traduit pas forcément par une surperformance. Pourquoi ? Parce que la croissance des bénéfices est plus forte outre-Atlantique. Les valeurs de croissance, les leaders technologiques, les sociétés les plus innovantes – elles sont presque toutes américaines : Nvidia, Microsoft, Alphabet, Apple, etc.
En face, l’Europe affiche une croissance atone, une démographie défavorable, une fragmentation politique. Ces éléments freinent la dynamique des entreprises. Les investisseurs mondiaux — notamment asiatiques — ne connaissent même pas les valeurs européennes. Quand ils sortent de leur marché domestique, c’est en général pour aller vers les États-Unis, rarement vers l’Europe.
On observe bien quelques retours de flux, notamment de la part d’investisseurs nord-américains, mais cela ne suffit pas. Ces flux restent marginaux au regard des volumes engagés sur les marchés américains. La structure des marchés joue aussi : en Europe, les particuliers sont moins présents, les flux sont surtout institutionnels, plus lents à se mobiliser.

Une divergence persistante entre particuliers et institutionnels

Vincent Bezault : Justement, vous soulignez une disparité croissante entre les comportements des investisseurs particuliers et ceux des professionnels, notamment aux États-Unis.

Éric Turjeman : Oui, c’est un phénomène très marquant. Depuis la crise du Covid, les particuliers américains ont massivement investi en bourse. Ils ont utilisé une partie des chèques de relance pour acheter des actions, parfois sans intermédiation, via des applications comme Robinhood. Ce flux de capitaux s’est dirigé essentiellement vers les valeurs technologiques, avec un biais marqué en faveur des grandes capitalisations.
Ce sont ces investisseurs individuels qui font aujourd’hui le marché américain. Leur enthousiasme compense la prudence croissante des institutionnels, qui, eux, s’interrogent sur les valorisations, sur le niveau de la dette, sur les tensions politiques internes. De plus en plus d’acteurs professionnels annoncent vouloir réduire leur exposition aux actions américaines, voire rebalancer leur portefeuille en faveur de l’Europe ou de l’Asie, perçues comme plus stables ou porteuses de diversification.
Ce paradoxe entre les flux massifs des particuliers et la réserve des gérants professionnels contribue à alimenter les tensions sur les marchés. Pour le moment, les particuliers maintiennent les indices à des niveaux élevés. Mais que se passerait-il si ces flux venaient à se tarir ? La question mérite d’être posée.

Bourse : stock picking et différenciation stratégique

Vincent Bezault : Face à ce contexte incertain, est-ce qu’une approche plus ciblée, plus granulaire, est aujourd’hui incontournable ? Le stock picking est-il redevenu une nécessité absolue ?

Éric Turjeman : C’est plus vrai que jamais. Les rotations sectorielles sont rapides, souvent brutales, et les dynamiques internes aux indices sont de plus en plus hétérogènes. Il ne suffit plus de se positionner sur un indice large ou un secteur en espérant que tout montera. Il faut comprendre, société par société, les leviers de croissance, la structure de coûts, la politique de couverture de change, l’exposition géographique, etc.
Prenons le luxe. Kering a perdu 80 % de sa valeur, LVMH près de 50 %, et pourtant leurs valorisations restent élevées. Pourquoi ? Parce qu’un titre de croissance se paie cher tant qu’il continue à croître. Le jour où la dynamique s’arrête, les multiples s’effondrent, même si le modèle économique reste sain. Ces entreprises ne sont pas bradées. Leur statut a changé, et avec lui, la manière dont le marché les valorise.
À l’inverse, les banques, longtemps ignorées, sont revenues sur le devant de la scène. Elles profitent d’un contexte favorable, avec des marges d’intérêt solides, une meilleure gestion du risque, des bilans plus robustes. Et surtout, elles partaient de valorisations très faibles. Le potentiel reste intact.
Mais au-delà des secteurs, ce sont les caractéristiques individuelles des entreprises qui comptent. Par exemple, dans un contexte de dollar faible, toutes les sociétés exportatrices européennes ne sont pas affectées de la même manière. Certaines produisent dans la zone dollar, d’autres ont mis en place des couvertures de change efficaces. Il faut donc analyser en profondeur chaque dossier.

Plans de relance : un soutien à géométrie variable

Vincent Bezault : Un autre élément qui pourrait soutenir la dynamique européenne, ce sont les plans de relance, notamment en Allemagne. Est-ce un moteur crédible pour les marchés ?
Éric Turjeman : Oui, en partie. L’Allemagne a enclenché une politique de relance significative, notamment via le secteur de la défense. C’est ce qui explique en grande partie les performances spectaculaires de certaines valeurs liées à ce secteur. Mais attention : il s’agit d’un domaine très spécifique. Les marges sont encadrées, les contrats sont passés avec des États, et les hausses de cours récentes intègrent déjà beaucoup d’anticipations. Il faut donc rester prudent.
Par ailleurs, tous les pays européens ne disposent pas de la même marge budgétaire. En France, par exemple, les finances publiques sont sous pression, avec un niveau d’endettement préoccupant. Certains membres du gouvernement ont même évoqué une possible mise sous tutelle du FMI, signe d’une tension croissante. Dans ce contexte, la relance budgétaire a ses limites.

Dette et confiance monétaire : les signaux faibles

Vincent Bezault : Ce contexte de dette massive et généralisée à l’échelle mondiale n’ébranle-t-il pas la confiance dans la monnaie elle-même ? Peut-on rester durablement dans un système où les dettes s’accumulent indéfiniment ?

Éric Turjeman : C’est une question fondamentale. Dans un monde où l’on crée de la dette, où l’on émet massivement de la monnaie, on en vient inévitablement à s’interroger sur la valeur intrinsèque des devises. Une monnaie, rappelons-le, ne vaut que par la confiance qu’on lui accorde. Si cette confiance venait à se fissurer, les conséquences seraient majeures.
C’est peut-être l’un des risques invisibles de cette époque. Les marchés sont focalisés sur les taux, les résultats trimestriels, les valorisations. Mais le vrai cygne noir pourrait venir de là : une remise en cause de la solidité des monnaies fiduciaires. Et ce n’est sans doute pas un hasard si les cryptomonnaies connaissent un regain d’intérêt. Elles cristallisent une forme de défiance, ou du moins, de diversification prudente.

L’or : une alerte silencieuse des banques centrales

Vincent Bezault : On constate d’ailleurs que de nombreuses banques centrales continuent d’acheter de l’or. Est-ce une coïncidence ou un signal ?
Éric Turjeman : Ce n’est pas anodin. L’or reste une valeur refuge ancestrale, un actif tangible en dehors des systèmes monétaires classiques. Le fait que des institutions monétaires souveraines accumulent de l’or en dit long. Elles cherchent à se prémunir contre une perte de valeur potentielle des devises traditionnelles.
Ce mouvement est silencieux, discret, mais hautement symbolique. Il traduit une forme de pragmatisme stratégique. Dans un monde où les équilibres monétaires sont fragiles, l’or redevient un pilier de confiance.

L’obligataire : une classe d’actifs stratégique

Vincent Bezault : Enfin, que recommandez-vous aujourd’hui sur le marché obligataire ?

Éric Turjeman : Le marché obligataire offre actuellement des opportunités intéressantes, notamment via le portage. Les taux ont certes baissé, et les spreads se sont resserrés, mais on reste sur des niveaux qui restent compétitifs, notamment sur les segments investment grade et high yield.
Contrairement aux actions, où il faut souvent attendre un événement catalyseur pour déclencher une hausse, une obligation permet de toucher du rendement chaque jour. C’est une source de revenus régulière, surtout dans un environnement incertain. Le risque de défaut reste contenu pour les émetteurs bien notés, et même dans le high yield, un portefeuille diversifié permet d’absorber les aléas.
La dette émergente mérite aussi d’être regardée, malgré les risques spécifiques. Le différentiel de taux peut offrir un bon complément de rendement. À l’inverse, les fonds monétaires deviennent moins attrayants. Il y a deux ans, ils offraient du rendement sans risque. Aujourd’hui, avec la baisse des taux des banques centrales, cette situation évolue. Les rendements s’érodent, et il devient plus pertinent de s’exposer à des actifs obligataires classiques.

La Synthèse de Vincent

Selon Éric Turjeman, les marchés ne tiennent plus compte des tensions géopolitiques, ni d’ailleurs d’autres sources potentielles d’instabilité. La seule boussole aujourd’hui reste la croissance des bénéfices, jugée suffisante pour justifier la bonne tenue des indices. Cette confiance peut toutefois s’avérer dangereuse : lorsque les risques sont perçus comme inexistants, il convient de redoubler de prudence, d’autant que les valorisations, bien que raisonnables, offrent peu de potentiel d’appréciation supplémentaire.

Éric Turjeman insiste également sur le fossé entre la stabilité apparente des grands indices et la réalité des marchés, marquée par de fortes disparités sectorielles. Certains segments subissent des décrochages violents, tandis que d’autres sont portés par des mouvements haussiers spectaculaires. Ces rotations, souvent brutales, exigent une attention accrue des investisseurs.

Il relève par ailleurs une divergence notable entre les particuliers et les professionnels : aux États-Unis, ce sont les investisseurs individuels qui animent les marchés, tandis que de nombreux institutionnels manifestent une volonté de réduire leur exposition aux actions américaines. Ces derniers privilégient désormais, pour partie, des zones perçues comme plus stables, notamment l’Europe et l’Asie.

Sur le plan sectoriel, Éric Turjeman met en garde contre toute précipitation sur les valeurs du luxe, qui ont perdu jusqu’à 50 % par rapport à leurs plus hauts, mais dont les perspectives bénéficiaires sont revues à la baisse. Malgré la correction des cours, les valorisations demeurent élevées, et le Momentum reste négatif. Le secteur de la défense, bien qu’en forte progression, semble avoir déjà intégré une grande partie de la revalorisation liée aux plans de relance, avec des contraintes spécifiques liées à la nature des contrats publics.

En revanche, il maintient une position positive sur les valeurs financières, notamment les bancaires. Longtemps délaissé, ce secteur affiche depuis près de quatre ans des performances solides, portées par une conjoncture plus favorable.

Sur le marché obligataire, Éric Turjeman souligne l’intérêt renouvelé pour le portage, en particulier sur les segments Investment grade et high yield, y compris dans les pays émergents. Dans un contexte de baisse progressive des taux directeurs, les rendements des fonds monétaires s’érodent, ce qui redonne de l’attrait aux obligations traditionnelles, pour peu que le portefeuille soit suffisamment diversifié.

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