Alors que l’euro s’est sensiblement renforcé face au dollar, la question de son impact sur la croissance européenne et les marchés boursiers se pose avec acuité. Vincent Bezault interroge Christian Parisot, président d’Altaïr Economics, sur les risques macroéconomiques, la résilience allemande et les opportunités à identifier pour les investisseurs.
Faut-il craindre un euro fort ? L’analyse de Christian Parisot sur la croissance européenne et les actions à privilégier
Euro fort : menace ou opportunité pour la croissance européenne ?
Vincent Bezault : L’euro s’est considérablement renforcé par rapport au dollar. Un euro fort est généralement préjudiciable aux marchés boursiers européens, mais surtout à la croissance européenne. J’ai un petit tableau qui synthétise les effets que peuvent avoir non seulement l’appréciation de l’euro, mais aussi les droits de douane américains, qu’il faut également prendre en compte.
Une appréciation de l’euro de 10 % par rapport au dollar représente généralement une baisse de 0,45 % du PIB sur un an, avec un effet négatif de 0,7 % sur deux à trois ans.
Une hausse du prix du pétrole – même si c’est moins d’actualité – enlève 0,25 % de PIB sur un an.
Et des droits de douane américains de +10 %, c’est une perte de 0,30 % de PIB pour la zone euro sur un an, et de 0,40 % sur deux à trois ans.
L’effet combiné est donc non négligeable. Est-ce que l’euro fort ne risque pas de tuer l’économie européenne et les perspectives des marchés boursiers européens ?

Christian Parisot : Je dirais qu’en théorie, oui. Si on applique ces modèles-là, on peut être très inquiet pour la croissance européenne. Déjà, nous n’avons pas un taux de croissance très élevé. Donc, si on retire tous ces éléments-là, on tombe très vite à zéro, voire en territoire négatif.
Nous avons pris ici les milieux de fourchette de plusieurs modèles économétriques, en en faisant la moyenne pour voir l’impact global. Et ce que ces modèles nous disent, c’est qu’il existe un vrai risque de dégradation très violente de l’économie européenne.
Alors, l’effet pétrole est peut-être à relativiser. On a eu des craintes liées aux risques géopolitiques, mais cela ne s’est pas concrétisé, heureusement. Par contre, l’appréciation de l’euro est bien réelle. Et les droits de douane, eux, sont bel et bien une menace.
Vincent Bezault : Donc, si je comprends bien, plusieurs facteurs négatifs pèsent sur la croissance européenne, ce qui remet en question les scénarios que l’on pouvait encore avoir.
Christian Parisot : Exactement. On garde en tête cette image d’une croissance européenne qui, bien que peu dynamique, résistait tout de même. Mais l’euro s’est apprécié non seulement face au dollar, mais aussi face au yuan chinois. Et là, c’est un vrai paradoxe : acheter des produits chinois va coûter encore moins cher, ce qui représente une grosse pression pour nos industriels européens.
La Chine était déjà un concurrent important, avec une forte compétitivité et des avancées technologiques, notamment dans l’automobile. Si, en plus, on lui accorde un avantage de change, cela devient un facteur très négatif pour la croissance européenne.
Ce sont les alertes que nous envoient les modèles, en réaction aux mouvements du début d’année. Ceci dit, il faut nuancer. On sent qu’il se passe quelque chose en
Europe. Les marchés n’ont pas surréagi à l’appréciation de l’euro. C’est le signe que les choses ne se passent pas comme d’habitude. Et un élément central vient de l’Allemagne.
L’Allemagne change de stratégie : un tournant structurel ?
Vincent Bezault : Vous faites allusion à la politique économique allemande ?
Christian Parisot : Oui. C’est surtout le message que l’Allemagne nous envoie : « Je change de modèle de croissance. » Et ce changement est bienvenu. Pourquoi ? Parce que l’euro fort arrive à un moment où, de toute façon, l’extérieur ne pouvait plus être un moteur pour la zone euro.
Cela aurait été plus problématique dans un contexte de forte croissance du commerce mondial. Mais ce n’est pas le cas. On est probablement à l’aube d’un retournement du commerce mondial.
Vincent Bezault : Nous avons justement un graphique issu de la recherche de S&P Global. Il montre les commandes à l’export passées par les directeurs d’achat au niveau mondial. On constate que ces commandes sont clairement en baisse. C’est un indicateur avancé du commerce mondial, et la courbe orangée montre bien cette dynamique négative.

Christian Parisot : C’est vrai. Et c’est tout le paradoxe. On a eu un très bon premier trimestre, et même un début de deuxième trimestre solide. Cela s’explique par la constitution de stocks de précaution aux États-Unis, avant l’annonce par Donald Trump, début avril, de ses fameux droits de douane.
Les entreprises américaines ont anticipé, en stockant pour échapper à ces hausses tarifaires. Par exemple, les brasseurs belges ont constitué deux ans de stock aux États-Unis – et ce dès novembre, bien avant l’arrivée de Trump.
Alors bien sûr, ce n’est pas possible pour tous les produits. Walmart a signalé que pour les produits frais, c’était très compliqué. Mais pour certains secteurs, cela a été fait.
Stocks, chaînes d’approvisionnement et digestion à venir
Vincent Bezault : Alors que certaines entreprises n’ont pas pu stocker – comme Walmart pour les jouets de Noël –, d’autres ont pu le faire massivement. Cela entraîne des à-coups sur les chaînes d’approvisionnement
, en fonction des annonces de Donald Trump.
Christian Parisot : Exactement. Des enquêtes nous montrent que, sur un même mois, les déclarations de Trump peuvent provoquer soit une ruée sur les achats, soit une interruption complète. Cela crée un effet de yoyo. FedEx en a témoigné : un coup en surchauffe, un autre sans aucune commande. Ces à-coups sont bien réels.
Mais quoi qu’il arrive, ces stocks devront un jour être consommés. Qu’il s’agisse de matières premières, de produits semi-finis ou de stocks intermédiaires, cela va forcément peser sur le commerce mondial.
Même si un accord commercial était trouvé, même si le risque de droits de douane disparaissait, une fois l’incertitude levée, les industriels vont d’abord chercher à utiliser les stocks existants. Et ça, cela signifie ralentissement du commerce mondial.
Vincent Bezault : Et le coût de stockage aujourd’hui ?
Christian Parisot : Une enquête menée auprès des logisticiens américains nous indique que le coût de stockage est revenu à son point haut post-pandémie. Il est très élevé, alors même que la demande n’est pas au rendez-vous. Ce n’est pas une question de tension sur les chaînes d’approvisionnement, mais bien de coût excessif.
Cela renforce le besoin de réduire les stocks dès que l’incertitude sur les droits de douane s’estompera. Les industriels américains arbitreront et la première mesure sera de baisser les niveaux de stock. Encore une fois, cela confirme que le commerce mondial va ralentir.
Pas de soutien extérieur pour la croissance européenne
Vincent Bezault : Pour l’Europe, cela signifie que le commerce extérieur ne pourra pas être un moteur dans les prochains trimestres.
Christian Parisot : C’est tout à fait ça. Il va falloir digérer cette période. Même avec un accord, même sans droits de douane, la consommation de stocks va freiner les échanges. Il n’y aura pas de moteur de croissance sur la seconde moitié de l’année, ni probablement au début de l’année prochaine.
L’Europe ne pourra pas compter sur le commerce mondial. On a eu une bonne surprise au premier trimestre, mais on va le payer ensuite.
Vincent Bezault : Est-ce que cela condamne définitivement les actions européennes ?
Christian Parisot : La réponse est clairement non. Ce n’est pas nouveau, mais les actions européennes, notamment certaines, surperforment depuis le début de l’année. Pourquoi ? Parce qu’on attend les fameux plans de soutien, les investissements militaires européens, le plan allemand d’infrastructures, etc.
Et surtout, l’Allemagne a franchi une étape majeure en augmentant le salaire minimum. Cela montre une volonté de relancer la croissance via la demande intérieure. L’Allemagne a compris que, après plusieurs trimestres de stagnation, elle ne peut plus compter que sur elle-même.
Elle ne peut plus espérer une relance via l’extérieur. Et c’est là que le changement est profond.
Euro fort et relance allemande : un nouveau paradigme
Ce changement allemand est structurel, pas conjoncturel. L’Allemagne tourne la page du modèle mercantiliste porté par Angela Merkel, basé sur les excédents commerciaux et la demande extérieure.
Aujourd’hui, cette demande extérieure n’est plus accessible comme avant. Les États-Unis deviennent plus protectionnistes, la Chine affronte ses propres difficultés. Elle n’est plus le moteur de croissance qu’elle a été. Et surtout, la concurrence chinoise s’est largement exacerbée.
La Chine a rattrapé son retard, notamment dans les biens d’investissement allemands, et peut désormais produire pour son propre marché, voire concurrencer l’Allemagne à l’export.
L’Allemagne le sait, et elle change de stratégie. Elle mise désormais sur sa demande intérieure pour relancer son économie.
Vincent Bezault : Cela veut-il dire qu’un euro fort n’est plus forcément un handicap ?
Christian Parisot : Exactement. Il faut changer notre raisonnement. La force de l’euro n’est plus aussi problématique. Les modèles économiques utilisés jusqu’à présent sont basés sur une Allemagne dépendante de l’extérieur. Or ce n’est plus le cas.
Désormais, l’Allemagne veut stimuler sa croissance domestique, et dans ce cadre, un euro fort est une bonne chose. Cela permet de payer moins cher les importations, ce qui redonne du pouvoir d’achat à la demande intérieure.
Prenons un exemple : vous croyez que les États-Unis auraient pu surperformer comme ils l’ont fait avec un dollar faible ? Pas du tout. Le dollar fort a été un soutien à la consommation post-Covid. Il a permis aux ménages américains de consommer à bas prix, pas seulement américain d’ailleurs. Ce n’est pas un frein, c’est un levier.
Donc, dans le cas d’une croissance portée par la demande intérieure, un euro fort est un atout, pas un problème.
Vincent Bezault : C’est un changement de perspective assez radical…
Christian Parisot : Oui, et les modèles économétriques vont devoir intégrer ce changement structurel. Si l’Allemagne reste sur cette voie, la sensibilité de la croissance européenne à l’euro va diminuer.
Faut-il s’exposer aux entreprises allemandes ?
Vincent Bezault : Je remarque que vous parlez principalement de l’Allemagne, alors que ma question portait sur l’Europe dans son ensemble.
Christian Parisot : L’Allemagne, c’est la première économie européenne, donc incontournable. Et oui, en termes d’allocation, cela implique clairement de s’exposer aux entreprises allemandes. Peut-être même plus aux petites qu’aux grandes.
Pourquoi cette focalisation sur l’Allemagne ? Parce que c’est là que se passent les choses importantes. Le Sud de l’Europe se porte bien – Espagne, Portugal, Italie. Le vrai problème, c’est la France. On doit dire les choses comme elles sont : la France est aujourd’hui le canard boiteux. Elle souffre d’un problème de politique budgétaire, qui est au mieux neutre, sinon restrictive.
À l’inverse, l’Allemagne combine politique budgétaire expansionniste et politique monétaire accommodante. Les deux moteurs sont au vert. En France, la contrainte budgétaire limite les marges de manœuvre. Et donc, très clairement, les actifs allemands sont aujourd’hui plus attractifs.
Vincent Bezault : Vous évoquez plus spécifiquement les petites capitalisations ?
Christian Parisot : Oui, car même si les marchés ont déjà joué la thématique allemande, tout n’est pas encore intégré. Certains compartiments sont encore sous-exploités. Notamment les Small Caps européennes, qui restent très décotées par rapport aux indices globaux.
Historiquement, on paie plus cher les petites valeurs que les grandes capitalisations, car elles offrent plus de potentiel de croissance. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Les valorisations sont faibles, bien qu’elles aient commencé à se redresser.

Pourquoi miser sur les Small Caps européennes
Vincent Bezault : Quels sont les atouts des Small Caps, en particulier allemandes ?
Christian Parisot : Il y en a trois principaux.
Premièrement, ces valeurs bénéficient pleinement des phases de détente monétaire. Les petites entreprises sont très sensibles au coût de refinancement, et aujourd’hui, la BCE a clairement affiché sa volonté de soutenir l’économie. Elle ira même en dessous du taux neutre, ce qui est favorable aux PME.
Deuxièmement, ce sont des entreprises domestiques, qui ne dépendent pas de l’extérieur. Cela signifie qu’elles sont moins exposées au risque de change. Et dans le contexte actuel, avec les mouvements erratiques du dollar, ce n’est pas négligeable.
On l’a un peu oublié ces dernières années, mais l’effet de change peut effacer la performance d’un investissement, surtout pour un investisseur européen sur des valeurs américaines.
Troisièmement, ces valeurs permettent de jouer la croissance européenne. Si vous êtes convaincu que la croissance viendra désormais de l’Europe – et surtout de l’Allemagne –, alors c’est le bon segment.
Vincent Bezault : En termes relatifs, vous pensez que le plan allemand aura un effet plus rapide que prévu ?
Christian Parisot : Oui. Initialement, les instituts allemands prévoyaient un effet du plan de relance en 2026. Mais dans leurs dernières prévisions, ils parlent désormais d’un impact dès le quatrième trimestre de cette année.
Cela signifie que le plan allemand va se déployer plus rapidement, comme promis par le ministre de l’Économie. Cela crée une thématique forte : taux bas, croissance allemande, pas de risque de change – c’est très favorable aux Small Caps.
Voici la partie 6, toujours dans le même format rigoureux. Cette section traite de la perception du marché, du consensus sur les Small Caps et de la question cruciale des flux.
Flux, confiance et timing : les clés du rebond
Vincent Bezault : Il reste un point à éclaircir : si les fondamentaux sont bons, pourquoi ce segment tarde-t-il à réellement décoller ?
Christian Parisot : C’est là que réside le paradoxe. J’ai échangé avec plusieurs de mes confrères stratégistes et économistes, et aujourd’hui il y a une sorte de consensus : les Small Caps, en particulier allemandes, doivent être surpondérées dans les portefeuilles.
Ce que je viens de dire n’est pas un secret de marché. Tout cela est déjà connu. Et pourtant, même si ces valeurs ont un peu mieux performé, le mouvement reste modeste.
Pourquoi ? Parce que les flux ne suivent pas. Les investissements vers les fonds spécialisés dans les Small et Mid Caps ne sont pas encore massifs. Il y a même, je dirais, un traumatisme collectif.
Vincent Bezault : Vous voulez dire que les investisseurs ont du mal à y croire ?
Christian Parisot : Exactement. Cela fait des mois, voire des années, qu’on parle du retour des Small Caps. Mais on ne l’a pas encore vraiment vu.
Ce sont des marchés de flux : ce sont de petites capitalisations, donc si l’argent n’y rentre pas, ça ne monte pas. Les investisseurs internationaux, notamment les grands fonds américains, n’iront pas spontanément sur ce segment.
Vincent Bezault : Parce qu’ils cherchent de la liquidité ?
Christian Parisot : Voilà. Ils préfèrent les grandes capitalisations, plus liquides, plus visibles. Ils ne peuvent pas, vu de loin, évaluer précisément une petite entreprise locale. Ils ne rencontreront pas le chef d’entreprise, ils ne feront pas d’analyse fine. Donc ils évitent ce risque.
Ce sont donc les investisseurs locaux, européens, qui doivent reprendre confiance. Il faut que les épargnants européens croient en leur économie, qu’ils acceptent de diversifier leur portefeuille vers ces petites et moyennes valeurs. C’est ça, aujourd’hui, la clé du redémarrage.
Une décote persistante, mais un potentiel intact
Depuis quelques mois, on observe enfin un frémissement : les collectes dans les fonds dédiés aux Small et Mid Caps repartent légèrement à la hausse.
Cela confirme que nous ne sommes pas arrivés trop tard. Au contraire, il est encore temps d’investir sur ce segment, qui reste largement sous-valorisé.
Vincent Bezault : On peut d’ailleurs l’illustrer par le ratio de valorisation entre Small et Large Caps ?

Christian Parisot : Oui, très clairement. Le graphique montre le ratio des PE des Small Caps européennes par rapport à celui des Large Caps.
Aujourd’hui, on est dans une zone de discount marquée. Historiquement, les Small Caps se payaient avec une prime importante. Ce n’est plus le cas. Cela signifie qu’il y a encore beaucoup de place pour un rattrapage.
Vincent Bezault : Il reste toutefois à convaincre les investisseurs de revenir sur cette classe d’actifs.
Christian Parisot : C’est tout l’enjeu. Peut-être qu’avec le temps, la prise de conscience s’imposera. Le message aujourd’hui, c’est que l’euro fort n’est plus une menace structurelle pour la croissance européenne, grâce au virage stratégique de l’Allemagne.
La croissance ne repose plus sur le commerce mondial, mais sur la demande domestique, soutenue par des plans de relance. Cela change complètement la perspective.
Et surtout, les valorisations des Small Caps européennes restent extrêmement faibles. Même si elles ont un peu rebondi, on est encore très loin des niveaux historiques. C’est ce qui explique que l’opportunité est toujours là.
On n’a pas raté le coche, au contraire. Le potentiel est réel – mais le réveil du marché dépendra des flux, de la confiance, et du retour progressif des investisseurs européens sur ce segment.
La synthèse de Vincent
L’euro fort n’est plus aussi dommageable qu’auparavant pour la croissance européenne, notamment parce que l’Allemagne a changé de cap. Elle tourne le dos au modèle mercantiliste des années Merkel, consciente que la croissance mondiale – minée par la concurrence chinoise et les politiques de repli commercial comme l’America First de Donald Trump – ne sera plus un moteur fiable.
D’où l’importance croissante d’une croissance domestique, soutenue par des plans de relance
. Dans ce contexte, un euro fort devient moins problématique, et même potentiellement favorable.
En matière d’investissement, cela implique de privilégier les valeurs domestiques, et en particulier les entreprises allemandes, qui bénéficieront des mesures de soutien actuellement déployées.
Par ailleurs, la valorisation des Small Caps européennes reste très attractive, malgré un léger rebond récent. On reste loin des niveaux historiques, faute de flux d’investissement significatifs sur cette classe d’actifs.
Comme l’a dit Christian, cela signifie qu’on n’a pas raté le coche. Le potentiel est encore là.
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