Dette U.S. : comment la finance a infecté l’actif le plus sûr au monde

Et si la dette américaine n’était plus si sûre ?
Pour Jacques Lemoisson, fondateur et directeur des investissements de Gate Capital Management, trois flux techniques viennent désormais perturber les prix, fausser la perception du risque et altérer la liquidité du marché obligataire américain.
Un constat lourd de conséquences pour les investisseurs, qui doivent repenser la construction de leur allocation d’actifs face à un monde où même « l’actif sans risque » n’est plus à l’abri.

Pourquoi l’« actif le plus sûr du monde » ne l’est plus tant que ça ?

Vincent Bezault : Nous recevons Jacques Lemoisson, fondateur et directeur des investissements de Gate Capital Management, pour un grand entretien consacré à un sujet de poids : la contamination de l’actif le plus sûr du monde, la dette fédérale américaine, par des facteurs techniques que les investisseurs ignorent souvent. L’objectif : comprendre ce que cela implique pour l’allocation d’actifs et la gestion de vos investissements.
Jacques, vous soutenez que les Treasuries – supposément l’étalon du risque – sont désormais « infectés » par des flux exogènes. Quelle est la nature de cette infection et pourquoi est-ce problématique ?
 
Jacques Lemoisson : Je parle d’« infection » lorsqu’un actif ne varie plus principalement au rythme de ses fondamentaux. Sur les Treasuries, trois forces non fondamentales dominent aujourd’hui : le basis trade, le carry trade et les stablecoins. Ce sont des vecteurs de liquidité qui n’obéissent pas directement à la politique monétaire de la Fed, ni à la croissance, au déficit ou à l’inflation américaine. Résultat : le soi-disant « taux sans risque » est déformé par des arbitrages susceptibles de se retourner brutalement.
 
Le basis trade : du financement à bas coût… à la contagion sur le collatéral

Vincent Bezault : Commençons par le basis trade, que nous avons déjà évoqué par le passé. Pouvez-vous rappeler le mécanisme et ses effets ?
 
Jacques Lemoisson : Le basis trade, c’est un hedge fund qui achète des Treasuries au comptant et vend en face le contrat à terme équivalent. Il capture la base et se finance à très bas coût – parfois quasi gratuit. Les titres sont déposés chez un prime broker (une entité des grandes banques d’investissement) en collatéral. En échange, le fonds obtient du levier – x10 à x40 est courant – proportionné à la valeur du collatéral.
 
Vincent Bezault : Donc les Treasuries servent de garantie. Qu’est-ce qui déclenche les problèmes ?
 
Jacques Lemoisson : Pas forcément la dette américaine elle-même. Le risque vient de l’autre jambe de la stratégie : les actifs risqués achetés grâce à ce levier (par exemple l’or). Si l’actif « levierisé » décroche – disons de -20 % – avec un levier x20, la perte devient explosive. Les risk managers exigent alors des réductions de positions ; le prime broker peut vendre le collatéral (donc liquider des Treasuries) ; le fonds peut aussi déboucler et devenir vendeur net de Treasuries. C’est le canal de contagion : un choc exogène déverse ses dégâts sur l’« actif sans risque ».
 
Vincent Bezault : On a d’ailleurs déjà observé ce phénomène par le passé.
 
Jacques Lemoisson : Oui, en 2020. Les actions chutaient et, au lieu de jouer son rôle de refuge, le marché des Treasuries a déraillé. Les enquêtes de la Fed ont mis en lumière le rôle du basis trade. Ce n’était pas un problème de fondamental de la dette, mais une mécanique technique devenue systémique par son ampleur et son levier.
 
Vincent Bezault : Autrement dit, le basis trade n’est pas « mauvais » en soi, mais sa taille et son levier peuvent transformer un arbitrage neutre en risque de marché pour les Treasuries.
 
Jacques Lemoisson : Exactement. Il faut savoir qui joue sur un actif pour comprendre ses mouvements. Ici, une vente forcée peut venir d’un perte ailleurs, sans que la macroéconomie américaine n’y soit pour quoi que ce soit.
 
Indices d’alerte : comment repérer le stress lié au basis trade

Vincent Bezault : Pour un investisseur qui veut détecter ce genre de tension avant qu’elle ne déborde, quels sont les signaux à surveiller ?
 
Jacques Lemoisson : Deux métriques doivent désormais être scrutés comme des sismographes de la finance mondiale :
Le spread repo – Fed Funds, d’abord. S’il devient positif et commence à s’élargir, cela signifie que le marché du repo – le financement à court terme garanti par des Treasuries – « tire » plus cher que le taux directeur de la Fed. Autrement dit, la liquidité s’assèche, les acteurs doivent payer plus cher pour se financer, et le système commence à se gripper.
La pentification de la courbe des taux ensuite, mesurée par l’écart entre les rendements à 2 ans et à 10 ans. Une pentification brutale n’annonce pas une reprise économique, mais souvent un changement de régime monétaire : fuite vers le très court terme, débouclage de positions à effet de levier, et signaux de tension sur la liquidité.
 
Vincent Bezault : En clair, si ces deux signaux virent à l’orange, le basis trade peut devenir « transmetteur » de choc, et la dette américaine cesser – temporairement – d’être un amortisseur.
 
Jacques Lemoisson : C’est exactement ça. Comprendre la plomberie évite de sur-interpréter la macro quand ce sont des flux techniques qui bougent le marché.
 
Ne plus confondre « référence » et « absence de risque »
Vincent Bezault : Venons-en à la gestion de portefeuille. Si les Treasuries peuvent être vendus pour des raisons techniques sans lien avec la macro, comment adapter son allocation d’actifs ?
 
Jacques Lemoisson : Je ne dis pas « zéro Treasuries ». Je dis : cessons de confondre référence de marché et absence de risque. Quand la dette américaine sert de collatéral à des arbitrages levierisés, elle devient exposée à des vents contraires qui n’ont rien à voir avec l’inflation, la croissance ou la Fed. D’où l’intérêt d’ajuster la duration, de diversifier les sources de risque et, surtout, de surveiller la liquidité plutôt que de modéliser un taux sans risque immuable.
 
Vincent Bezault : Message reçu : ré-évaluer le statut des Treasuries, sans verser dans le tout-ou-rien.
 
Jacques Lemoisson : Voilà. C’est une hygiène de gestion : pondérer le « sans risque » par le poids des flux techniques.
 
Vincent Bezault : Nous avons clarifié le basis trade et son canal de contagion. Dans la suite, je voudrais que nous détaillions le carry trade : arbitrage de taux et de change, rôle de la BoJ, et ses répercussions possibles sur les Treasuries et la dette européenne. Puis nous aborderons les stablecoins : pourquoi ces « quasi fonds monétaires » hors système bancaire modifient la demande de T-Bills et quels risques cela crée pour la liquidité. Enfin, nous reviendrons sur la fin du QT, la plomberie de la Fed et les implications pour les actions américaines.
Jacques Lemoisson : Le carry trade est la deuxième jambe du problème. Et les stablecoins sont un nouvel acheteur… avec de nouvelles fragilités.
 
Le carry trade : le jeu des écarts de taux et de change

Vincent Bezault : Passons à la deuxième jambe du système que vous décrivez : le carry trade. C’est une stratégie ancienne, très pratiquée par les marchés, mais dont les effets peuvent aujourd’hui peser lourd sur la dette américaine. Pouvez-vous nous rappeler de quoi il s’agit, et surtout pourquoi cela redevient un risque systémique ?
 
Jacques Lemoisson : Le carry trade, c’est l’art d’emprunter dans une monnaie à taux faible pour placer dans une monnaie à taux fort. C’est un arbitrage de taux, doublé d’un arbitrage de change. Le Japon a longtemps été au cœur de cette mécanique, car sa Banque centrale maintenait des taux proches de zéro, offrant un financement quasi gratuit.
On emprunte donc en yen, on convertit en dollars et on achète des actifs rémunérateurs – obligations, actions, Treasuries… Ce jeu d’écarts de taux et de devises fait couler beaucoup de liquidité dans le système.
 
Vincent Bezault : Mais cette mécanique peut se retourner contre ceux qui la pratiquent…
 
Jacques Lemoisson : Exactement. C’est un arbitrage fragile, car il dépend de deux jambes : le taux et le change. Si la Banque du Japon (BoJ) remonte ses taux, la valeur des obligations japonaises baisse. Et si, simultanément, le yen se renforce, alors la monnaie d’emprunt devient plus chère à rembourser. C’est ce que j’appelle le double effet ciseau du carry trade. Et c’est exactement ce qu’on a observé en août 2024, quand les taux japonais ont commencé à bouger et que le yen s’est apprécié : le double arbitrage s’est retourné. Résultat : des ventes massives d’actifs qui étaient financés par ces opérations, notamment de la dette américaine et de la dette européenne.

L’effet domino sur les marchés obligataires mondiaux

Vincent Bezault : Donc, à partir d’un mouvement sur le yen, on se retrouve avec une correction sur les Treasuries ?
 
Jacques Lemoisson : Tout à fait. Un choc de taux ou de change au Japon peut contaminer d’autres marchés, simplement parce que les positions de carry y sont massives.
Prenez un investisseur qui emprunte à taux zéro en yen pour acheter des Treasuries à 5 %. Si la BoJ remonte ses taux, son coût de financement grimpe. Et si, en plus, le yen s’apprécie, il perd sur les deux jambes : son portefeuille et sa conversion de devise.
Ce genre d’arbitrage est typiquement auto-entretenu : quand les pertes apparaissent, les acteurs vendent pour réduire leur levier, ce qui amplifie le mouvement initial. Et, à la fin, on se retrouve avec une vente forcée sur des obligations américaines… alors que la Fed n’a rien fait.
 
Vincent Bezault : On retrouve ici le même schéma de contagion technique que dans le basis trade.
 
Jacques Lemoisson : Oui, mais sous une forme plus globale. Le basis trade touche la structure des marchés US ; le carry trade, lui, relie les blocs monétaires. Quand le yen bouge, il fait bouger le dollar et l’euro, donc les flux mondiaux de liquidité. C’est pourquoi un dérèglement du carry peut avoir des effets multiplicateurs sur la courbe des taux américaine, même sans choc macroéconomique domestique.
 
Le Japon, l’inflation et la politique « trumpomane »

Vincent Bezault : Vous dites que le risque principal vient aujourd’hui du Japon. Pourquoi ?
 
Jacques Lemoisson : Parce que le Japon est sorti de la déflation. L’inflation y est désormais positive, ce qui met la BoJ sous pression. En théorie, elle devrait normaliser ses taux. Mais la nouvelle Première ministre, très proche de la ligne trumpienne, veut empêcher cette remontée. Elle a compris qu’une hausse de taux provoquerait une crise de change et pourrait déstabiliser les marchés mondiaux. Donc, pour l’instant, elle maintient une BoJ sous contrôle politique. C’est une stratégie court-termiste : le yen continue de s’affaiblir, ce qui soutient le carry trade, mais cela importe de l’inflation au Japon. Et, à terme, cela fera mal.
 
Vincent Bezault : Donc, tant que le yen reste faible, le carry trade tient, mais plus la devise baisse, plus le risque latent augmente ?
 
Jacques Lemoisson : Exactement. C’est une bombe à retardement. Plus le yen baisse, plus l’inflation importée pèse sur le Japon. Et quand la BoJ devra agir, les débouclements seront violents. C’est pour cela que je considère les taux japonais comme une métrique macro majeure. Un écart de taux qui se referme entre Japon et États-Unis, ou un rebond du yen, peut déclencher une chaîne de ventes sur les dettes américaines et européennes, via le carry trade.
 
Les implications pour les marchés et la dette U.S.

Vincent Bezault : Ce que vous décrivez, c’est donc une autre forme de fragilité de la dette américaine : elle peut être vendue non pas parce que les fondamentaux se dégradent, mais pour d’autres raisons.
 
Jacques Lemoisson : C’est ça. La dette américaine devient une variable d’ajustement d’arbitrages étrangers. Quand les taux japonais montent, ou quand le yen se renforce, des fonds japonais, des assureurs ou des hedge funds étrangers doivent vendre leurs Treasuries.
C’est un effet de ricochet : le carry trade alimente la demande de Treasuries quand tout va bien, mais devient un canal de liquidation quand la tendance se retourne. Et tout cela, sans qu’aucun fondamental américain n’ait changé. Voilà pourquoi je dis que la qualité de l’actif est faussée.
 
Les stablecoins : un nouvel acheteur de T-Bills… et un nouveau risque systémique

Vincent Bezault : Après le basis trade et le carry trade, vous évoquez un troisième facteur : les stablecoins. À première vue, c’est un univers très éloigné de la dette américaine. Pourquoi ce lien ?
 
Jacques Lemoisson : En apparence seulement. Les stablecoins sont des jetons numériques censés valoir un dollar – pas plus, pas moins. Pour garantir cette parité, leurs émetteurs détiennent des actifs réels en collatéral. Et devinez quoi ? Ce collatéral, ce sont en grande partie des T-Bills, c’est-à-dire des titres du Trésor américain à très court terme.
Autrement dit, les stablecoins sont devenus un nouvel acheteur structurel de la dette américaine.
 
Vincent Bezault : En somme, les stablecoins fonctionnent comme une forme de fonds monétaire privé ?
 
Jacques Lemoisson : Exactement. Ce sont des quasi fonds monétaires, mais hors système bancaire. Le Tether, par exemple – l’un des plus gros stablecoins au monde – n’appartient à aucune banque. L’argent déposé pour acheter des jetons ne passe donc pas par le système bancaire traditionnel : c’est une forme de débancarisation. Et comme ces acteurs doivent garantir la valeur de leurs jetons, ils achètent massivement des T-Bills, considérés comme « sans risque ». Résultat : le Trésor américain dispose d’un acheteur supplémentaire… mais non régulé.
 
Quand la crypto finance la dette américaine

Vincent Bezault : Il y a donc une demande structurelle nouvelle pour les titres américains, mais aussi un risque nouveau ?
 
Jacques Lemoisson : Oui. Et c’est là que le pragmatisme américain s’illustre : face à la moindre appétence des investisseurs étrangers, Washington a trouvé un relais de demande grâce aux stablecoins.
Mais cette innovation a un prix. Un stablecoin doit maintenir sa valeur à 1 $ : s’il dépasse, on crée des jetons ; s’il passe en dessous, on détruit. Et chaque création ou destruction entraîne une variation des encours de T-Bills. Autrement dit, le marché de la dette courte américaine est désormais connecté aux flux du monde crypto.
 
Vincent Bezault : Et ces mouvements peuvent parfois devenir extrêmes…
 
Jacques Lemoisson : Absolument. Nous avons vu un stablecoin dont la valeur doit toujours tournée autour de 1 $ tomber à 0,66 $, ce qui est colossal. Un autre incident a vu la création accidentelle de 300 trillions de dollars de jetons – effacés dans la foulée, heureusement, mais le simple fait que le système ait pu accepter une telle commande montre sa vulnérabilité.
Imaginez le scénario inverse : une destruction involontaire de jetons provoquant des ventes massives de T-Bills. Une simple erreur de code pourrait faire monter les taux et déstabiliser le marché monétaire mondial. C’est ce que j’appelle une contamination exogène : un flux crypto peut désormais faire bouger la courbe des taux américains.
 
Un paradoxe : plus d’acheteurs, mais plus de fragilité

Vincent Bezault : On pourrait se dire que ces acheteurs supplémentaires sont plutôt une bonne nouvelle pour le Trésor américain ?
 
Jacques Lemoisson : Oui… et non. Sur le papier, les stablecoins offrent une source de demande stable. Mais c’est un acteur hors régulation bancaire, et donc imprévisible. Les banques, elles, sont souvent contraintes dans leurs achats de dette longue par leurs ratios prudentiels. Les stablecoins, non. Ils peuvent acheter ou vendre des T-Bills instantanément, sans supervision. Cela crée un acheteur géant, mais instable, et capable de mouvements brutaux – même pour des motifs purement techniques ou informatiques.
 
Vincent Bezault : En somme, ce n’est plus le marché monétaire qui bouge la crypto, mais la crypto qui peut bouger le marché monétaire ?
 
Jacques Lemoisson : Exactement. Et c’est ça le cœur du problème. On a inversé la causalité. Les flux crypto peuvent désormais affecter les T-Bills, c’est-à-dire la base même de la courbe des taux américains. Et cela se produit dans un univers où la Fed et le Trésor n’ont aucun contrôle direct. C’est une source de risque systémique nouvelle, très sous-estimée.
 
La fin du QT : vers un retour de la liquidité ?

Vincent Bezault : Parlons maintenant de liquidité, un sujet souvent jugé technique, mais qui détermine en réalité la santé des marchés financiers. La Fed se dirige vers la fin de son quantitative tightening – le fameux QT, c’est-à-dire la réduction de la taille de son bilan.
Est-ce que cette évolution peut résoudre les tensions que vous évoquez, notamment sur la dette américaine ?
 
Jacques Lemoisson : En théorie, oui. Le QT, c’est l’inverse du QE (quantitative easing). Dans un QE, la Fed achète des titres, injecte de la liquidité et fait gonfler son bilan. Dans un QT, elle laisse expirer les obligations sans les renouveler, ce qui retire de la liquidité du système.
Le problème, c’est que cette contraction arrive dans une phase déjà tendue : fin d’année, reconstitution de la trésorerie du Trésor américain, et pressions sur les ratios bancaires. Autrement dit, la plomberie financière grince.
 
Vincent Bezault : Donc la fin du QT, si elle est bien gérée, pourrait être interprétée comme une forme de QE passif ?
 
Jacques Lemoisson : Exactement. Si la Fed annonce un arrêt ordonné, sans urgence, ce sera perçu comme une détente monétaire implicite, donc favorable aux actifs risqués.
Mais attention : si l’arrêt est brutal, c’est un signal de panique. Cela signifierait qu’il y a un problème de liquidité grave, et que la Fed doit intervenir d’urgence. Dans ce cas, la réaction des marchés serait très différente.
 
Banques régionales américaines : premiers craquements visibles

Vincent Bezault : Vous parlez de tensions sur la liquidité interbancaire. Est-ce que les banques régionales américaines ne sont pas déjà un symptôme de ce problème ?
 
Jacques Lemoisson : Tout à fait. On a tendance à l’oublier, mais la liquidité, c’est ce qui « fait le marché ». Quand elle se retire, on découvre qui nage sans maillot. Les banques régionales américaines subissent déjà des tensions de refinancement. Rien d’apocalyptique, mais on observe un recours croissant aux guichets de la Fed, notamment au Bank Term Funding Program, un mécanisme d’urgence créé pour éviter les faillites en chaîne. Cela montre qu’on est déjà dans une phase de stress modéré. Si le QT se poursuit trop longtemps, il pourrait devenir un risque systémique.
 
Vincent Bezault : Donc, en clair, on n’est pas encore en crise, mais on en voit les prémices ?
 
Jacques Lemoisson : Oui. C’est une situation tendue mais contrôlée. On peut la résumer simplement : la marée se retire, et l’on commence à voir les premiers corps. La Fed n’a plus beaucoup de marge de manœuvre : si elle continue à assécher, elle risque un accident ; si elle arrête trop tôt, elle perd en crédibilité. C’est un équilibre politique autant que technique.
 
Quand la dette privée et le shadow banking rallument la mèche

Vincent Bezault : Vous avez également mentionné la dette privée et le shadow banking. Pourquoi ces segments deviennent-ils inquiétants dans ce contexte de tension monétaire ?
 
Jacques Lemoisson : Parce que ce sont des zones grises du système financier. Le shadow banking, c’est tout ce qui se passe hors bilan bancaire : fonds de dette privée, plateformes de prêt, leasing automobile, etc. Ces acteurs se sont développés depuis la crise de 2008, précisément parce que les banques ont été bridées par la régulation. Le problème, c’est que ces structures opèrent avec des leviers élevés, parfois x7, comme en 2007-2008. Et elles ne sont ni contrôlées, ni garanties par la Fed. Quand la liquidité se resserre, ces acteurs sont les premiers à craquer. Et leurs crédits titrisés peuvent redevenir le chaînon faible du système.
 
Vincent Bezault : Donc, d’une certaine façon, on a déplacé le risque plutôt que de le supprimer ?
 
Jacques Lemoisson : Exactement. La régulation post-2008 a sécurisé le cœur bancaire, mais elle a exporté le risque vers la périphérie. Aujourd’hui, la dette privée est devenue populaire, car elle offre du rendement et verse des rétrocessions élevées aux distributeurs. Mais la transparence est faible : beaucoup d’investisseurs ne savent pas ce qu’ils détiennent réellement. Et quand J.P. Morgan augmente ses provisions pour pertes de crédit, ce n’est pas par hasard. Cela veut dire qu’ils anticipent des défauts dans ce segment.
 
Fin du QT et allocation d’actifs : quels arbitrages pour les investisseurs ?

Vincent Bezault : Si la Fed met fin à son QT, on peut s’attendre à un effet de QE implicite, donc à un soutien pour les actions américaines. Mais est-ce que cela suffit à compenser tous les risques que vous décrivez ?
 
Jacques Lemoisson : À court terme, oui. Historiquement, dès qu’on met « QE » quelque part, le marché actions réagit positivement. Si la Fed arrête de contracter son bilan, cela signifie plus de liquidité dans le système, donc plus d’appétit pour le risque. Mais il faut garder la tête froide. Le S&P 500 est déjà cher. Et l’histoire montre que ce qui est cher peut devenir plus cher, jusqu’à ce que ce soit trop cher. Donc oui, on peut voir un rallye alimenté par la liquidité, mais pas nécessairement par les fondamentaux.
 
Vincent Bezault : En somme, le moteur du marché serait plus technique qu’économique.
 
Jacques Lemoisson : Tout à fait. Le marché réagit aux flux, pas aux faits. Et aujourd’hui, les flux dépendent de décisions monétaires et de comportements techniques : débouclages de carry trade, achats de stablecoins, fin du QT… C’est pourquoi je dis que les allocations doivent être repensées. Pas dans la panique, mais avec lucidité. Si votre portefeuille est à 60 % exposé aux États-Unis, votre risque principal est américain – pas chinois, pas européen. Il faut arrêter de regarder les 3 % de Chine en se rassurant, et commencer à se poser des questions sur les 60 % de Treasuries et d’actions US que tout le monde détient.
 
Redéfinir le « taux sans risque » : un pilier à revisiter

Vincent Bezault : Si je résume : vous dites que la dette américaine, censée être l’actif le plus sûr du monde, est désormais soumise à des forces techniques – basis trade, carry trade, stablecoins – qui n’ont rien à voir avec les fondamentaux économiques.
Cela remet en cause l’idée même de taux sans risque. Est-ce encore pertinent de considérer le rendement des Treasuries comme la référence absolue ?
 
Jacques Lemoisson : C’est la question que tout le monde devrait se poser. Les modèles de valorisation utilisent encore le taux des Treasuries comme base de calcul du risque et du rendement attendu. Mais quand cet actif dépend autant de flux exogènes, on ne peut plus parler de « sans risque » au sens strict. Il reste une référence de liquidité, certes, mais pas une référence de sécurité. On devrait plutôt parler de taux de référence ajusté du risque technique. Parce que, désormais, la valeur d’un Treasury peut être affectée par un bug informatique sur un stablecoin, ou par un mouvement de change au Japon. C’est inédit.
 
Le faux sentiment de sécurité : quand la référence devient un risque

Vincent Bezault : Ce que vous décrivez, c’est une mutation structurelle du système financier : l’actif de référence devient lui-même une source de risque.
Comment les investisseurs institutionnels doivent-ils intégrer cette réalité dans leur gestion du risque ?
 
Jacques Lemoisson : D’abord en reconnaissant le biais. Beaucoup d’investisseurs institutionnels ont gardé des réflexes d’avant 2020 : « la dette américaine est la base, donc je peux dormir tranquille ». Mais aujourd’hui, elle est polluée par des flux techniques, politiques et cryptographiques. Ensuite, il faut rediversifier les références. Certaines entreprises privées ont encore une notation AAA, alors que la dette de leur pays ne l’est plus. C’est une inversion historique. Enfin, il faut réviser les modèles internes : quand le « sans risque » est volatil, tous les calculs de Value at Risk, de duration, ou de stress test deviennent faux. Et ça, beaucoup d’acteurs ne l’ont pas encore intégré.
 
Quand la liquidité gouverne tout

Vincent Bezault : Vous parlez souvent de liquidité comme du vrai moteur des marchés.
Est-ce qu’on peut dire qu’aujourd’hui, ce n’est plus l’économie qui fait les prix, mais la quantité de liquidité disponible ?
 
Jacques Lemoisson : C’est tout à fait ça. La liquidité, c’est le sang du système. Quand elle circule bien, tout va bien, même si les fondamentaux sont moyens. Quand elle se raréfie, tout s’arrête, même si les bilans sont solides.
Et c’est bien là le problème : la Fed, le Trésor et les hedge funds ont chacun une part de contrôle sur cette liquidité, mais aucun n’en a la vision d’ensemble.
Un QT trop long, un carry trade qui se retourne, ou un stablecoin qui dérape : tout cela peut provoquer une crise de liquidité mondiale sans que la macroéconomie n’ait bougé d’un iota.
 
Conséquences pour les portefeuilles : sortir du réflexe américain

Vincent Bezault : Si l’on traduit tout cela en termes d’allocation d’actifs, quelles conclusions pratiques tirer ? Faut-il se désengager des États-Unis, ou simplement repenser la pondération ?
 
Jacques Lemoisson : Il ne faut pas fuir les États-Unis, mais réévaluer son exposition.
Aujourd’hui, les investisseurs institutionnels détiennent souvent 50 à 60 % d’actifs américains, parfois plus. Et le MSCI World est monté jusqu’à 70 % d’actions américaines.
En revanche, la Chine, dont tout le monde parle, pèse 3 à 6 % dans les portefeuilles. Autrement dit, on passe notre temps à se demander s’il faut mettre 1 % de plus ou de moins en Chine, mais personne ne questionne les 60 % américains.
Or, les risques viennent de là : interférences politiques dans la Fed, leviers techniques sur les Treasuries, exposition aux flux crypto… Ce sont des signaux que tout gestionnaire devrait regarder avant de parler de diversification.
 
Reste-t-il un actif réellement sans risque ?

Vincent Bezault : Si la dette américaine n’est plus totalement sans risque, y a-t-il encore un actif refuge ? Peut-on encore parler d’un port sûr en cas de choc de marché ?
 
Jacques Lemoisson : C’est une question presque philosophique. Il existe des actifs liquides, mais plus aucun actif sans risque. Même l’or a ses volatilités, les monnaies ont leurs politiques, les obligations souveraines ont leurs leviers cachés. La vraie clé, aujourd’hui, c’est la flexibilité. Avoir la capacité de changer d’allocation vite, selon les signaux de liquidité. Et surtout, ne pas se laisser hypnotiser par des modèles hérités d’un monde où la liquidité semblait infinie et où la Fed faisait office de bouclier automatique.
 
Deux indicateurs à suivre : repo et courbe des taux

Vincent Bezault : Vous disiez tout à l’heure qu’il y a deux indicateurs simples à surveiller pour savoir si « quelque chose se fissure ». Vous pouvez les rappeler ?
 
Jacques Lemoisson : Oui.
Le spread repo – Fed Funds : quand il devient positif et s’élargit, cela veut dire que la liquidité se tend et que les acteurs doivent payer plus cher pour se financer à court terme. C’est un signal d’alerte immédiat.
La pentification de la courbe 2 ans – 10 ans : quand elle s’accentue rapidement, c’est qu’on passe d’un risque de récession à un risque de liquidité. Et dans ce cas, mieux vaut se mettre en mode défensif.
 
Vincent Bezault : deux signaux à surveiller, donc, pour estimer la vraie santé du système.

Jacques Lemoisson : Exactement. Les chiffres d’inflation, de PIB ou d’emploi mentent parfois, mais la plomberie monétaire, elle, dit toujours la vérité.

La Synthèse de Vincent

Jacques Lemoisson met en avant trois facteurs techniques majeurs qui influencent aujourd’hui le comportement d’un actif longtemps considéré comme le plus sûr au monde : la dette américaine.
Ces trois leviers sont :
le carry trade,
le basis trade,
et les achats de Treasuries par les stablecoins du marché des cryptomonnaies.
Or, ces nouveaux acteurs – les émetteurs de stablecoins– peuvent déboucler leurs positions à tout moment, pour des raisons sans rapport avec les fondamentaux de l’économie américaine. Ce phénomène introduit une vulnérabilité nouvelle dans un marché qui servait jusqu’ici de référence absolue pour les investisseurs mondiaux.
Pour autant, Jacques Lemoisson appelle à ne pas paniquer. Certes, il existe des signes de tensions et de craquements sur la liquidité, mais la Réserve fédérale américaine (Fed) dispose encore de marges de manœuvre. Selon lui, la Fed pourrait mettre fin à la réduction de la taille de son bilan — autrement dit, arrêter le Quantitative Tightening (QT).
Ce serait alors une forme de Quantitative Easing passif (QE), interprétée par les marchés comme un signal favorable pour les actions américaines.
Les marchés pourraient donc continuer à progresser, même à des niveaux de valorisation déjà élevés. Jacques Lemoisson rappelle que, dans l’histoire des marchés, ce qui est cher peut toujours devenir encore plus cher, tant que la dynamique reste soutenue par les résultats des entreprises et la liquidité disponible.
En revanche, il insiste sur la nécessité de bien mesurer les risques d’exposition. Les investisseurs détenant un indice mondial comme le MSCI World sont en réalité exposés à près de 70 % aux actions américaines. Autrement dit, avant de se focaliser sur la Chine, il faut d’abord s’interroger sur la dépendance des portefeuilles aux marchés américains, car c’est là que se concentre l’essentiel du risque.
Enfin, il conclut sur la pertinence d’analyser en profondeur la relation Chine–États-Unis, devenue un axe central de toute stratégie d’investissement mondiale, que l’on raisonne en allocation d’actifs ou en stock picking.

Les valeurs de qualité qui constituent les Sélections Elite sont toujours délaissées. Nous continuons à y voir une opportunité, car le marché peut raconter ce qu’il veut, in fine la qualité finit toujours par payer.

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