Dette : la France au bord dE LA crise ?

La dette publique française s’impose de nouveau au premier plan des débats économiques et politiques. Alors que l’endettement s’est accru de plus de 1 000 milliards d’euros depuis 2017, la question de sa soutenabilité devient essentielle. Dans cet entretien, Patrick Artus, conseiller économique auprès d’Ossiam analyse la situation des finances publiques françaises, les besoins d’investissement, les risques de déclenchement d’une crise et les perspectives pour les marchés financiers, en particulier le CAC 40.

Stabiliser l’endettement : une marche extrêmement haute

Vincent Bezault : Depuis 2017, la dette française a progressé de plus de 1 000 milliards d’euros. Comment enrayer cette spirale infernale ?

Patrick Artus : La première réflexion consiste à examiner les conditions qui permettraient de stabiliser le taux d’endettement public. À moyen terme, il faudra de toute façon parvenir à cette stabilisation. Mais on oublie souvent une partie de l’équation.
Le discours le plus courant consiste à dire qu’il suffit de supprimer le déficit public primaire, c’est-à-dire le déficit hors charges d’intérêts, pour stabiliser le ratio dette/PIB. Or, la réalité est plus exigeante.
La France connaît désormais une situation dans laquelle son taux d’intérêt à dix ans (environ 3,5 %) est supérieur à son taux de croissance de long terme en valeur (autour de 2,5 %). Dans ce contexte, la simple disparition du déficit primaire ne suffirait pas. Il faudrait atteindre un excédent primaire d’environ un point de PIB pour enrayer la dérive.
Or, aujourd’hui, le déficit primaire de la France représente presque 4,5 points de PIB. Cela signifie qu’il faudrait améliorer la situation budgétaire de près de 6 points de PIB pour stabiliser la dette. C’est un effort considérable, qui illustre à quel point la marche est haute, sans doute plus haute que ce que l’on veut bien reconnaître.

Les ambitions portées par le plan France 2030 existent déjà, mais le rapport Draghi va beaucoup plus loin. Il plaide pour des investissements massifs dans la transition énergétique, le numérique, la formation et l’éducation. On peut estimer que ces dépenses supplémentaires représenteraient environ 4 points de PIB, dont la moitié serait financée par l’État et l’autre moitié par les entreprises. Concrètement, cela signifie 2 points de PIB supplémentaires à la charge des finances publiques.
À cela s’ajoute la hausse programmée des dépenses militaires, qui devrait représenter environ 1 point de PIB.
Si l’on fait le calcul, il faut 2,5 points de PIB pour stabiliser la dette, auxquels s’ajoutent 2 points pour les investissements recommandés par le rapport Draghi et 1 point pour les dépenses militaires. Nous atteignons ainsi près de 8 points de PIB d’efforts nécessaires. C’est absolument colossal et l’on ne voit pas clairement aujourd’hui comment parvenir à un tel ajustement.

Une mauvaise pratique budgétaire

Vincent Bezault : Une telle équation signifie-t-elle que l’on sacrifiera forcément les investissements ?

Patrick Artus : Ce serait une erreur, mais c’est malheureusement la pratique habituelle des gouvernements. En France, la tradition des Premiers ministres successifs a été de se concentrer uniquement sur la stabilisation du taux d’endettement public, sans prendre en compte les besoins d’investissements supplémentaires. Cela se traduit par une politique budgétaire restrictive visant, après quelques années, à stabiliser le ratio dette/PIB.
Je considère qu’il s’agit d’une mauvaise pratique et d’une mauvaise communication. Le discours devrait être différent. Il faudrait dire clairement que l’objectif est de disposer des moyens nécessaires pour mettre en œuvre les investissements suggérés par le rapport Draghi. Cela implique d’accepter un déficit public élevé pendant une période prolongée, mais en contrepartie de changer profondément l’orientation des dépenses publiques.
Concrètement, il ne s’agit plus de financer des dépenses de consommation, comme les retraites, les prestations sociales ou les dépenses de santé, mais de privilégier des dépenses d’investissement susceptibles de générer à terme davantage de croissance, d’innovation et de modernisation de l’économie.
C’est un message que l’on peut faire passer aux Français. Ceux-ci n’acceptent pas que l’on réduise les remboursements de soins ou que l’on gèle les retraites uniquement pour stabiliser la dette. En revanche, si les mêmes mesures s’accompagnent de l’annonce que les économies dégagées seront investies dans des secteurs d’avenir, alors le discours devient socialement et politiquement plus acceptable.

Réorienter la dépense publique plutôt que la réduire

Vincent Bezault : Mais n’y a-t-il pas un problème global de niveau de dépense publique ?

Patrick Artus : Bien sûr, mais je pense que l’essentiel est ailleurs. Il ne s’agit pas tant de réduire la dépense publique que de la réorienter. Prenons un exemple : les dépenses de transfert représentent environ 32 % du PIB. Si l’on décidait de les geler pendant trois ou quatre ans, il ne faudrait pas utiliser les économies pour réduire le déficit public, mais les affecter explicitement aux investissements.
Ces investissements pourraient être publics, mais aussi prendre la forme d’aides au secteur privé. Regardez l’exemple de l’Allemagne avec le plan MERZ : l’une des mesures les plus efficaces fut l’accélération des amortissements pour les entreprises réalisant des investissements supplémentaires. Ce type d’approche est bien plus productif qu’une simple contraction de la demande.
La priorité numéro un n’est donc pas de réduire immédiatement le déficit public, mais bien de transformer la nature des dépenses afin de promouvoir des dépenses productives et d’assurer la modernisation de l’économie, en suivant les recommandations du rapport Draghi.

Le scénario d’une crise paroxystique

Vincent Bezault : Pourtant, vous paraissez écarter un scénario de crise paroxystique. N’est-ce pas là une manière un peu hâtive de trancher ?

Patrick Artus : Pour être clair, aucun parti politique en France ne défend aujourd’hui une stratégie de réorientation budgétaire vers l’investissement. La droite et le centre se concentrent sur la stabilisation rapide du taux d’endettement, tandis que la gauche veut augmenter les impôts pour accroître les dépenses de transfert. Il n’y a donc aucun acteur politique qui souhaite mettre en œuvre les recommandations du rapport Draghi.
C’est regrettable, d’autant que des pays comme l’Italie ou l’Allemagne s’engagent davantage dans cette voie.
Concernant le risque d’une crise brutale, je pense qu’il est limité. Le cas du Royaume-Uni avec Liz Truss a montré qu’un marché obligataire peut sanctionner violemment un gouvernement. Mais la situation de la France est différente : nous faisons partie de la zone euro et bénéficions de la protection de la Banque centrale européenne. La BCE ne laisserait jamais planer un risque de défaut sur la dette française. Elle interviendrait, sans doute en échange de conditions de redressement budgétaire, mais elle interviendrait.
Il faut aussi rappeler que la crise des pays du Sud en 2010 n’était pas une crise de la dette publique, mais une crise du financement extérieur. Ces pays affichaient des déficits courants massifs. La France, elle, a enregistré un excédent courant l’an dernier et seulement un léger déficit cette année, grâce à ses excédents dans les services et les revenus qui compensent le déficit commercial.
Nous ne sommes donc pas exposés à une crise de balance des paiements. La seule crise possible serait une crise budgétaire interne, mais pas une crise de financement extérieur.

Une dérive lente et persistante

Vincent Bezault : Quel est alors le scénario que vous jugez le plus probable ?

Patrick Artus : Le scénario le plus vraisemblable est celui d’une dérive lente. Concrètement, le Trésor devra, trimestre après trimestre, offrir des taux plus élevés pour attirer des investisseurs étrangers.
Je ne crois pas à une crise brutale. Une crise violente est toujours liée à un problème de balance des paiements, et ce n’est pas le cas de la France. Le scénario le plus probable est celui d’une dégradation progressive, avec un écart de taux qui ne cesse de se creuser vis-à-vis de l’Allemagne. Aujourd’hui, le spread est d’environ 80 points de base. Il pourrait atteindre 100 points à la fin de l’année, puis 130 ou 150 points à la fin de l’année prochaine.
À un certain moment, cela nécessitera une réaction politique. Mais tant que ce seuil n’est pas atteint, la situation continuera de se dégrader lentement, sans déclencher de crise soudaine.

Spectre d’une mise sous tutelle de la France

Vincent Bezault : Certains évoquent néanmoins la possibilité d’une mise sous tutelle de la France. À quel moment un tel scénario pourrait-il se produire, selon vous ?

Patrick Artus : Une mise sous tutelle interviendrait uniquement si l’Agence France Trésor ne parvenait plus à financer les besoins de déficit par ses opérations habituelles. Ce serait le cas si, lors des adjudications d’OAT, la demande devenait insuffisante pour couvrir l’offre. Dans une telle situation, la France devrait recourir soit au Transmission Protection Mechanism de la BCE, soit à des prêts du Mécanisme européen de stabilité (MES) ou d’autres institutions européennes.
Dès lors que nous dépendrions de financements extérieurs de ce type, il faudrait accepter les conditions strictes qui les accompagnent. Ces conditions sont bien connues : elles impliquent un plan de consolidation budgétaire, une réduction des dépenses publiques et une baisse des prestations sociales.
Mais nous en sommes encore très loin. Le ratio de couverture des adjudications d’OAT est actuellement de 2,5, ce qui signifie qu’il y a deux fois et demie plus de demandes que d’offres. Tant que cette situation perdure, la France peut continuer à se financer, certes à des conditions de plus en plus coûteuses, mais sans difficulté insurmontable.

France : une croissance étouffée

Vincent Bezault : Vous avez décrit une économie française étouffée, marquée par une croissance quasi nulle. Pouvez-vous préciser ?

Patrick Artus : La réalité est préoccupante. Depuis plusieurs années, la croissance ne repose plus sur des gains de productivité, mais uniquement sur la hausse du taux d’emploi. Or, cette dynamique a ses limites.
Par ailleurs, la montée des spreads de taux d’intérêt a des conséquences négatives sur l’investissement. Les entreprises hésitent à investir, le secteur immobilier est pénalisé, et l’incertitude générale ne fait qu’accroître ces blocages.
Dans ce contexte, je pense que la France sera confrontée à une croissance quasi nulle non seulement cette année, mais aussi les prochaines. Les projections qui tablent sur un retour à plus de 1 % de croissance dès l’an prochain me paraissent beaucoup trop optimistes.

Dette française et stratégie obligataire

Vincent Bezault : Du point de vue des marchés, faut-il aujourd’hui s’exposer à la dette française ?

Patrick Artus : Selon moi, non. Tant que les spreads continuent à se creuser, que la BCE a mis fin à ses baisses de taux et que les taux allemands se sont stabilisés, il n’y a aucun intérêt à acheter de la dette française. Le carry trade ne compense pas la hausse attendue des taux.
En revanche, certains investisseurs institutionnels, comme les assureurs ou les caisses de retraite, sont contraints par leurs allocations stratégiques de conserver une part importante d’OAT. Ils continueront donc à acheter, indépendamment de la rentabilité immédiate.
S’agissant des investisseurs étrangers, leur part reste stable autour de 54 %, ce qui montre qu’il n’y a pas de fuite massive. Ces investisseurs savent qu’il n’y a pas de risque de défaut grâce au rôle de la BCE. Ils se satisfont également du spread de 80 points de base par rapport à l’Allemagne, qui constitue un rendement attractif dans un contexte européen.

Le CAC 40 face à une sous-performance persistante

Vincent Bezault : Et concernant les marchés actions, les actions françaises ne risquent-elles pas de sous-performer durablement ?

Patrick Artus : La sous-performance est déjà visible. Le CAC 40 affiche des résultats inférieurs à ceux d’autres indices européens, notamment le DAX allemand, et ce malgré la bonne tenue des banques et des entreprises de la défense.
Cela signifie qu’en dehors de ces secteurs spécifiques, beaucoup de sociétés françaises connaissent de fortes contre-performances. Cette situation devrait probablement se prolonger. Il est clair que les investisseurs assimilent la dette publique et la fragilité budgétaire de la France à un risque accru pour les actions françaises.
Ainsi, le CAC 40 est pénalisé par cette perception et pourrait rester durablement en retrait par rapport à ses concurrents européens.

France : un risque politique à l’horizon 2027

Vincent Bezault : L’élection présidentielle de 2027 pourrait-elle accroître la défiance vis-à-vis des actifs français ?

Patrick Artus : À ce stade, ce risque n’est pas intégré par les investisseurs étrangers. Mais il est évident qu’au fur et à mesure que l’échéance approchera, ils scruteront les sondages. Si les résultats préfigurent une instabilité politique ou des programmes économiques jugés peu crédibles, la défiance pourrait s’accentuer.
Cela représente une incertitude supplémentaire, qui s’ajoute à la dérive actuelle des finances publiques. Les marchés pourraient réagir plus brutalement lorsque cet horizon politique deviendra un facteur déterminant.

Le scénario le plus probable, selon Patrick Artus 

Vincent Bezault : Pour conclure, si l’on résume vos propos, vous ne croyez pas à une crise brutale mais plutôt à une lente dégradation.
Patrick Artus : C’est exactement cela. La France n’est pas dans la situation des pays du Sud lors de la crise des dettes souveraines, ni dans celle du Royaume-Uni lors de la crise obligataire provoquée par Liz Truss. Elle n’est pas confrontée à une crise de la balance des paiements, et elle pourra continuer à se financer.
Mais en laissant filer la dépense et en se focalisant uniquement sur la stabilisation budgétaire, on sacrifie les investissements nécessaires. Ce choix affaiblit les perspectives de croissance future. La trajectoire est celle d’une dérive lente mais inexorable, qui pourrait déboucher, à terme, sur une intervention européenne assortie de conditions strictes.
En attendant, les investisseurs doivent s’habituer à une France qui paiera de plus en plus cher pour se financer et à un CAC 40 condamné à sous-performer durablement.

Retrouvez l’intégralité de cet entretien en cliquant sur la vidéo ci-dessus

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