Bourse : Jouer l’IA différemment

Portés par la croissance et par l’essor de l’intelligence artificielle, les marchés américains sont-ils en capacité de prolonger leur ascension ? L’emballement des valorisations et certains risques doivent nous rappeler la fragilité du moment, d’après Patrick Artus, qui invite à être plus que jamais sélectif.

Croissance solide et soutien monétaire

Vincent Bezault : Les marchés américains évoluent près de leurs plus hauts, mais semblent marquer une pause malgré une politique monétaire plus accommodante. La Réserve fédérale a suspendu la réduction de son bilan et la probabilité d’une baisse de taux est estimée à 80 %. Pourtant, les marchés hésitent. À quoi attribuez-vous cette attitude prudente ?

Patrick Artus : Il est vrai que l’économie américaine se porte bien, ce qui peut surprendre. Beaucoup redoutaient que les droits de douane, les restrictions sur l’immigration ou encore certaines orientations anti-science pèsent sur la croissance. Or, ces effets négatifs ne se matérialisent pas aujourd’hui. Le pays a enregistré 3,8 % de croissance au deuxième trimestre et les chiffres du troisième devraient avoisiner 4 %, même si leur publication a été retardée par le shutdown.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette croissance ne repose pas essentiellement sur la consommation des ménages, globalement pessimistes. Elle provient surtout de la dynamique d’investissement des entreprises, notamment dans l’intelligence artificielle, les data centers ou encore les infrastructures technologiques. Depuis le début de l’année, l’investissement des entreprises contribue à environ 1,25 point de croissance supplémentaire. Autrement dit, plus de la moitié de la croissance américaine provient aujourd’hui de l’IA, ce qui est considérable.
Par ailleurs, les résultats des entreprises – qu’il s’agisse des EPS ou des bénéfices par action – dépassent largement les attentes depuis le début de l’année. À cela s’ajoute la perspective de baisses de taux en 2025. Le marché anticipe ainsi un taux directeur autour de 3 % en fin d’année prochaine, un niveau cohérent avec la situation économique et favorable aux actions. Tous ces éléments devraient logiquement soutenir la hausse des marchés.

Des valorisations extrêmes et des doutes sur la rentabilité de l’intelligence artificielle

Vincent Bezault : Si tout converge vers une poursuite de la hausse, pourquoi observe-t-on malgré tout de l’hésitation ?

Patrick Artus : Deux facteurs majeurs expliquent ce doute. D’une part, la valorisation des marchés américains atteint des niveaux rarement vus depuis la bulle internet. D’autre part, des interrogations émergent quant à la capacité de l’IA générale à générer des profits suffisants au regard des investissements colossaux qu’elle exige.
Une étude estime que les besoins d’investissement sur les huit prochaines années atteindront 15 000 milliards de dollars pour les entreprises développant des modèles d’IA générale. Les revenus générés, eux, demeurent très modestes. L’exemple d’OpenAI est révélateur : 12 milliards de dollars de revenus mais 19 milliards de pertes sur les neuf premiers mois de l’année, avec un besoin d’investissement de 1 500 milliards sur sept ans.
Dans ces conditions, certains doutent qu’un tel capital puisse être valorisé de manière rentable. Le recul récent de Meta, d’environ 30 % depuis ses plus hauts, illustre parfaitement la manière dont le marché réagit à la perspective de marges comprimées par des dépenses massives.

Risque financier, dette privée et vulnérabilités structurelles

Patrick Artus : Au-delà de l’IA, des risques financiers existent aux États-Unis. Le marché de la dette privée et du crédit privé, utilisé notamment pour financer les data centers, est exposé. La déréglementation bancaire, déjà entamée, constitue également un point d’inquiétude. L’histoire nous enseigne qu’une déréglementation bancaire se termine rarement bien.

Ces risques ne suggèrent pas un effondrement imminent, mais bien des tensions financières possibles. Ils contribuent eux aussi à la prudence actuelle des investisseurs.

Quelle exposition privilégier dans l’univers de l’intelligence artificielle ?

Vincent Bezault : Vous évoquiez la nécessité de segmenter le marché de l’IA. Comment effectuer cette distinction ?

Patrick Artus : La première distinction concerne les entreprises développant des modèles d’IA générale (comme Google ou OpenAI) et celles travaillant sur des modèles spécialisés. Les secondes présentent des besoins d’investissement beaucoup plus faibles et des perspectives de rentabilité nettement meilleures. C’est le cas de sociétés comme Mistral AI en France. Ce sont donc ces modèles spécialisés qu’il faut privilégier.
Ensuite, il faut distinguer les fournisseurs de technologies pour l’IA – tels que les fabricants de semi-conducteurs, les producteurs d’électricité, les gestionnaires de réseaux ou les entreprises liées à la consommation d’eau – des entreprises qui développent elles-mêmes les modèles. L’IA crée de nouvelles raretés, notamment l’électricité et l’eau, ce qui rend ces fournisseurs particulièrement attractifs.
Enfin, la distinction entre utilisateurs et fournisseurs de modèles d’IA est essentielle. En théorie, ce sont les utilisateurs qui captent l’essentiel des gains de productivité. Mais si le marché reste très concentré, avec quelques géants seulement, ces derniers pourraient s’approprier la majeure partie des profits, au détriment des utilisateurs.
Pour toutes ces raisons, il est aujourd’hui plus judicieux de s’intéresser aux fournisseurs et aux modèles spécialisés, plutôt qu’aux développeurs de modèles généraux.

Toute la chaîne de valeur de l’IA est-elle sous surveillance ?

Vincent Bezault : Ce que vous expliquez, Patrick, c’est qu’il faut analyser toute la chaîne de valeur de l’IA et identifier les entreprises en fonction de leur avantage compétitif. Vous insistez sur l’idée que, pour le moment, ce sont surtout les fournisseurs qu’il faut privilégier. Les utilisateurs viendront peut-être ensuite, mais rien n’est encore clair à ce stade.

Patrick Artus : Absolument. Il faut être sélectif et tenir compte du risque d’instabilité financière aux États-Unis. Ce risque provient de multiples sources, notamment la déréglementation bancaire, qui se termine rarement bien. La prudence est donc de mise.
Deuxième point : il faut clairement privilégier les entreprises développant des modèles spécialisés d’IA, bien plus rentables, plutôt que celles travaillant sur des modèles généralistes extrêmement coûteux. Enfin, la priorité doit aller aux fournisseurs : producteurs d’électricité, acteurs de la conception de réseaux, fabricants de composants, entreprises liées à la gestion de l’eau… Tous bénéficieront mécaniquement d’une demande en forte croissance, alimentée par l’essor de l’IA.

IA : valorisation et sélectivité

Vincent Bezault : L’idée centrale, si je vous entends bien, c’est qu’il s’agit d’un travail de stock-picking le long de la chaîne de valeur. Et il faut accepter que les grandes entreprises technologiques ne soient pas forcément les meilleures opportunités aujourd’hui.

Patrick Artus : Oui, il faut faire très attention aux grands noms de la tech. Leur valorisation est souvent élevée et leurs besoins d’investissement peuvent peser sur la rentabilité future. Les opportunités se trouvent plutôt du côté d’acteurs plus discrets, mais essentiels au fonctionnement de l’écosystème IA.

L’IA comme invention majeure, mais source d’inconnues économiques

Vincent Bezault : Cette vague IA a poussé les marchés à des niveaux de cherté extrêmes. Pourtant, compte tenu de la course aux armements que se livrent les grandes entreprises technologiques, peut-on vraiment imaginer un reflux durable ?

Patrick Artus : L’intelligence artificielle est effectivement une invention majeure. Les études les plus pertinentes estiment que plus de 40 % des tâches professionnelles seront profondément modifiées par l’IA. C’est considérable et cela va transformer les économies.
Mais plusieurs inconnues demeurent. Les premières sont financières : le volume colossal d’investissements nécessaires et la structure industrielle du marché, encore incertaine.
Les secondes sont macroéconomiques. L’une des plus importantes porte sur la relation entre travail et IA : cette technologie est-elle complémentaire ou substituable au travail humain ?

IA complémentaire ou substituable : un pivot macroéconomique

Dans le scénario idéal, l’IA serait complémentaire au travail : elle enrichirait les tâches, améliorerait l’efficacité des salariés sans détruire d’emplois. C’est un modèle de diffusion des gains de productivité susceptible de bénéficier à l’ensemble de l’économie.
Mais ce n’est pas ce que l’on observe pour l’instant. Les premiers effets montrent des destructions d’emplois dans la logistique, la tech, les services juridiques, le conseil, etc. L’IA semble donc plutôt substituable au travail. Cela signifie que de nombreux salariés perdront leur emploi en raison de l’automatisation, et qu’il faudra leur trouver des postes dans des secteurs moins productifs.
Si ces travailleurs sont redéployés dans des activités à faible productivité – comme ce fut le cas avec Internet, qui avait généré une forte croissance de l’emploi dans les transports ou la livraison – alors la productivité globale de l’économie risque de stagner, voire de se fragmenter.

Une économie à deux vitesses et des inégalités renforcées

Vincent Bezault : Cela veut dire que les gains de productivité resteront concentrés dans les entreprises technologiques, tandis que les secteurs traditionnels absorberont une main-d’œuvre moins qualifiée ?

Patrick Artus : Oui. On se dirige vers une économie à deux vitesses :
d’un côté, des secteurs massivement utilisateurs d’IA, très productifs, employant peu de salariés ;
de l’autre, des secteurs traditionnels absorbant la main-d’œuvre déplacée, mais avec une productivité plus faible.
Dans ce scénario, on gagne du PIB, mais on ne gagne pas forcément en productivité moyenne. Et cela renforce mécaniquement les inégalités : inégalités de revenus, de patrimoine, mais aussi d’âge, car ce sont souvent les salariés les plus jeunes qui occupent des postes de « juniors » menacés par l’automatisation.
Dans les pays dotés de systèmes redistributifs puissants – comme en Europe – cela peut être amorti. Aux États-Unis, où la redistribution est très limitée, ces évolutions risquent d’accentuer des inégalités déjà très fortes.

La hausse des actions peut-elle se poursuivre ?

Vincent Bezault : Revenons à la question initiale : dans ce contexte, peut-on malgré tout envisager une poursuite de la hausse des actions américaines ? Peut-être pas un rallye de Noël, mais une dynamique positive dans les prochains mois ?

Patrick Artus : Tout dépend. Je suis convaincu qu’une correction interviendra sur les grandes valeurs technologiques américaines. Elles sont trop chères et il y aura des déceptions sur leur rentabilité future. Cela ne signifie pas un effondrement, mais une baisse de 15 à 20 % du Nasdaq, par exemple, nous ramènerait simplement aux niveaux du 1er janvier. Rien d’extraordinaire.
Cela dit, la macroéconomie peut prolonger l’euphorie : personne n’imaginait une croissance à 4 % au troisième trimestre. La baisse des taux, elle aussi, peut soutenir le marché. Par ailleurs, les entreprises technologiques ne renonceront pas à leurs investissements : ils sont au cœur de leur stratégie. Elles pourraient accepter une rentabilité du capital plus faible plutôt que d’abandonner la course à l’IA.

Entre valorisations élevées et liquidités disponibles : une stratégie prudente

Vincent Bezault : En résumé, il faut privilégier un stock picking sélectif le long de la chaîne de valeur, tout en gardant à l’esprit que le marché est cher. Autrement dit, conserver un peu de liquidité pour profiter d’une éventuelle correction ?

Patrick Artus :
Exactement. La valorisation reste élevée, une correction est probable. Mieux vaut conserver des liquidités pour saisir les opportunités lorsqu’elles se présenteront.
 

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