Bourse : pourquoi la Chine est incontournable

La domination financière américaine touche ses limites.
La dette, la dépendance à la Bourse et le court-termisme fragilisent l’Occident, tandis que la Chine avance ses pions et bâtit puissance sur l’épargne, la planification et la technologie.
Pour Jacques Lemoisson (Gate Capital Management), ce basculement de l’Ouest vers l’Est marque une nouvelle ère pour les investisseurs : celle où la performance viendra des marchés asiatiques et plus particulièrement chinois.

États-Unis ou Chine, le grand dilemme des investisseurs

Vincent Bezault : Nouvelle interview aujourd’hui avec Jacques Lemoisson, fondateur et responsable des investissements de Gate Capital Management. Avec Jacques, nous allons nous intéresser à ce qui est sans doute la grande question structurante en matière d’allocation d’actifs : faut-il tout miser sur les États-Unis, puisqu’on assiste à un retour au premier plan de la volonté de puissance américaine – je ne parle pas seulement de la puissance, mais bien de cette volonté de puissance – ou faut-il au contraire parier sur le rival qu’est la Chine ?
Nous allons en débattre avec Jacques, fin connaisseur de l’économie chinoise. Cette émission sera particulièrement intéressante pour tous ceux qui s’intéressent et se passionnent pour ce sujet. Mais avant de retrouver Jacques, petit rappel rituel : pour nous soutenir, car nous sommes une chaîne indépendante, abonnez-vous, partagez les émissions, commentez – nous lisons vos remarques et y répondons aussi souvent que possible. Et bien sûr, mettez un pouce vers le haut si vous appréciez nos contenus : c’est essentiel pour le référencement. Allez, on retrouve tout de suite Jacques.
J’ai envie de lancer la discussion de la manière suivante : on voit bien que, pour parler un peu trivialement, les États-Unis et la Chine se livrent à un mano a mano assez impressionnant. La Chine commence à rivaliser – façon de parler – mais rivalise tout de même de plus en plus avec les États-Unis sur le plan technologique, et sur le plan industriel, n’en parlons même pas. Néanmoins, est-ce qu’au plan financier, l’Amérique ne domine pas de la tête et des épaules ? Et faut-il en conclure que tant que cette domination financière prévaudra, dans une allocation d’actifs, il faut avant tout privilégier les États-Unis – notamment face à la Chine ?

Jacques Lemoisson : C’est une vaste question. Le risque principal, aujourd’hui, vient de la concentration des encours sur un seul marché. Quand plus de la moitié des actifs mondiaux sont exposés à la zone américaine, il faut se demander ce que l’on détient réellement. On a souvent l’impression que la solidité américaine est acquise, jusqu’à ce qu’un cycle s’inverse – et là, les corrections sont toujours brutales.
Cela ne veut pas dire qu’il faut se passer du marché américain, il reste incontournable. Mais la dépendance du système américain aux marchés financiers est extrême : la performance de la Bourse conditionne directement la confiance des ménages, et donc la stabilité politique. Les particuliers américains n’ont jamais été aussi investis en actions, ce qui crée une vulnérabilité majeure. Si les marchés décrochent, c’est tout l’édifice social et politique qui vacille.
À l’approche des élections, Donald Trump ne peut pas se permettre une correction brutale. Le problème, c’est que cette solidité apparente repose sur une dette colossale : plus de 18 000 milliards de dollars pour les ménages américains, un niveau supérieur à celui de 2008.
En face, la Chine reste sous-représentée dans les portefeuilles mondiaux, alors même qu’elle concentre aujourd’hui les moteurs les plus puissants de croissance future : la transition énergétique, l’intelligence artificielle et la robotique. Sa place dans les allocations n’est plus du tout cohérente avec son poids réel dans l’économie mondiale.

États-Unis : domination financière, mais vulnérabilités structurelles

Vincent Bezault : Alors, on va développer ça justement. Ce que tu dis, c’est qu’il faut détenir des actifs américains. On a un contexte où le pouvoir politique fera tout pour que les choses se passent bien sur les marchés financiers, parce qu’il en va de sa survie politique. C’est un facteur évidemment à prendre en considération. Et tu dis qu’en fait, ce n’est pas tant la place des États-Unis qui doit être remise en question qu’une révision : ce qu’il faut, c’est procéder à une révision de la place qu’on accorde à la Chine.
Mais je reviens tout de même à ma question initiale : est-ce que la Chine n’est pas un nain financièrement par rapport aux États-Unis ? Et, du coup, est-ce que ça ne milite pas tout de même pour une place secondaire ?

Jacques Lemoisson : Ça dépend des métriques. C’est toujours pareil, tout dépend par quel bout on regarde le problème. Si l’on regarde le PIB, pour donner un ordre de grandeur, la dette des ménages américains – environ 18 000 milliards de dollars – correspond à peu près au niveau du PIB de la Chine.
En revanche, si l’on raisonne en PIB par habitant, corrigé du pouvoir d’achat, les États-Unis restent environ trois fois et demie au-dessus de la Chine. Donc oui, très clairement, la Chine n’a pas la taille des États-Unis par tête.
Mais si l’on se place sur la dynamique de croissance, le constat est tout autre : la Chine représente environ 20 % de la croissance mondiale, alors qu’elle ne capte que 3 à 6 % des allocations d’actifs. C’est une anomalie flagrante pour un pays qui dispose désormais du deuxième marché obligataire le plus liquide au monde, et du deuxième marché actions le plus liquide.
Sur ces métriques-là, la Chine est encore derrière les États-Unis, mais l’écart se resserre. En termes de PIB global, elle progresse, portée par 1,5 milliard d’habitants, quand les États-Unis en comptent environ 350 à 360 millions. Bien sûr, ce n’est pas la même échelle, mais le mouvement de rattrapage est en cours.
Ce qui me rend très optimiste, ce sont les commentaires issus de la conclusion du plénum chinois, qui s’est achevé aujourd’hui. Ils renforcent ma conviction sur la solidité du modèle chinois. Et, à l’inverse, cela me rend d’autant plus triste de voir la faible allocation que les investisseurs consacrent encore à la Chine. Très clairement, elle mérite mieux.

Vincent Bezault : La Chine est déjà devant sur certains plans.

Jacques Lemoisson : Oui, de loin. De très loin.

Chine : un géant sous-représenté dans les portefeuilles mondiaux

Vincent Bezault : Quand on t’écoute, on comprend bien que la Chine est un acteur économique majeur, mais elle reste très peu présente dans les portefeuilles des investisseurs. Comment expliques-tu un tel décalage entre son poids économique et sa place réelle dans les allocations d’actifs mondiales ?

Jacques Lemoisson : C’est effectivement l’un des points les plus étonnants. La Chine pèse aujourd’hui environ 20 % de la croissance mondiale, mais sa part dans les portefeuilles d’investissement oscille entre 3 et 6 %. C’est une distorsion énorme.
Pourtant, le pays dispose de marchés financiers extrêmement développés : il est désormais le deuxième marché obligataire le plus liquide au monde, et le deuxième marché actions. Malgré cela, les flux internationaux restent faibles, souvent freinés par des considérations politiques, ou par la méconnaissance du marché chinois.
Quand on regarde les fondamentaux, la sous-pondération de la Chine ne se justifie pas. Son économie continue de croître, sa démographie, même en ralentissement, reste un atout en valeur absolue, et sa base industrielle demeure unique.

Vincent Bezault : Donc, selon toi, cette sous-exposition est surtout liée à une perception biaisée ?

Jacques Lemoisson : Oui, en grande partie. Les investisseurs continuent de raisonner avec des repères occidentaux, alors que la Chine est entrée dans une autre dimension. Elle a déjà dépassé de nombreux pays développés sur des segments clés : la transition énergétique, la technologie, ou encore la production industrielle de pointe.
Le pays investit massivement dans l’intelligence artificielle, dans la robotique, et dans les énergies vertes. Ce sont des thèmes porteurs, soutenus par l’État, inscrits dans une logique de long terme. Les publications scientifiques chinoises sur l’IA, par exemple, dépassent largement celles de l’Occident. On parle de trois à quatre fois plus d’articles produits chaque année.
Et ce qui est frappant, c’est que de nombreux ingénieurs partis travailler aux États-Unis ou en Europe rentrent désormais en Chine. Ils reviennent avec une expertise précieuse, qu’ils mettent au service d’entreprises locales devenues très compétitives.

Vincent Bezault : Ce retour des talents, c’est un vrai changement de cycle ?

Jacques Lemoisson : Oui, c’est le signe d’un retournement profond. La Chine n’est plus seulement l’atelier du monde, elle devient un centre de recherche, de développement et d’innovation. Elle a compris que sa puissance future dépendrait de sa capacité à maîtriser la technologie et à réduire sa dépendance énergétique.
Et c’est précisément sur ces deux axes – l’énergie et la technologie – qu’elle construit sa croissance à long terme.

Pourquoi investir en Chine malgré ses fragilités

Vincent Bezault : On parle souvent des difficultés de la Chine : le marché immobilier en crise, une consommation intérieure décevante, la question démographique, ou encore le poids de la dette locale. Pourtant, tu restes positif et tu continues à défendre l’idée qu’il faut s’y exposer. Pourquoi ?

Jacques Lemoisson : Parce que la Chine reste avant tout une histoire de long terme. Les crises que tu cites sont réelles, mais elles s’inscrivent dans une phase de transformation structurelle de l’économie. Le pays passe d’un modèle centré sur l’investissement et l’immobilier à un modèle davantage tourné vers la consommation intérieure, la qualité de production et les technologies d’avenir.
Il faut comprendre que Pékin est en train de redéfinir ses priorités. La croissance à deux chiffres des décennies précédentes n’est plus soutenable. Le gouvernement privilégie désormais la stabilité, la durabilité et l’efficacité. Ce changement de cap est sain.
Et surtout, la Chine s’impose sur des thématiques où elle a pris de l’avance : la décarbonation, l’intelligence artificielle et la robotique. Ces trois piliers structurent les plans quinquennaux, soutenus par des investissements massifs de l’État. Ce sont des secteurs où la visibilité est forte, avec des politiques publiques cohérentes.
À l’inverse, l’Europe souffre d’un manque d’investissement dans ces domaines stratégiques. La Chine, elle, avance rapidement, avec des moyens considérables et une exécution très disciplinée.

Vincent Bezault : Tu dis souvent que la Chine est en train de redevenir un pôle d’attraction pour les talents, notamment dans la tech.

Jacques Lemoisson : Oui, et c’est un phénomène très important. On observe le retour de nombreux ingénieurs et chercheurs chinois partis travailler à l’étranger, notamment chez Intel ou ASML. Ils reviennent aujourd’hui avec un savoir-faire et une expérience internationale, qu’ils mettent au service de la montée en puissance technologique du pays.
Et les chiffres parlent d’eux-mêmes : la Chine produit trois à quatre fois plus de publications scientifiques dans le domaine de l’intelligence artificielle que les pays occidentaux. Cela traduit un écosystème intellectuel extrêmement dynamique, alimenté par une stratégie nationale cohérente.
Cette combinaison – puissance industrielle, énergie maîtrisée et capital humain formé – fait de la Chine un acteur incontournable de la décennie à venir.

Vincent Bezault : Tu veux dire que, malgré ses faiblesses, la Chine a déjà enclenché une dynamique de réinvention ?

Jacques Lemoisson : Exactement. Beaucoup d’investisseurs continuent de regarder la Chine avec les lunettes du passé, en se focalisant sur ses fragilités conjoncturelles. Or, ce qu’il faut voir, c’est le mouvement de fond : la montée en gamme, l’innovation, la transition énergétique. C’est cela qui redéfinit la trajectoire du pays.
La Chine reste une économie immense, avec une capacité d’adaptation et de planification que peu de nations possèdent. C’est cette vision de long terme qui me fait rester confiant, malgré le bruit ambiant.

L’IA et les semi-conducteurs : le nouveau champ de bataille technologique

Vincent Bezault : Quand on parle de technologie, on pense évidemment aux semi-conducteurs. C’est aujourd’hui l’un des terrains de confrontation les plus stratégiques entre la Chine et les États-Unis. On voit bien que Washington cherche à freiner les ambitions chinoises dans ce domaine, notamment en limitant les exportations d’équipements. Est-ce que, selon toi, la Chine a réellement les moyens de combler son retard ?

Jacques Lemoisson : C’est le cœur du sujet. Les semi-conducteurs, c’est la clé de la puissance technologique. C’est un domaine où la bataille est ouverte, et elle va bien au-delà de l’économie : c’est une guerre de souveraineté.
Regarde TSMC à Taïwan : c’est un acteur central du jeu mondial. Les États-Unis ont bien compris qu’ils ne pouvaient pas dépendre d’un pays aussi sensible géopolitiquement pour leur approvisionnement. Ils essaient donc de relocaliser une partie de la production sur leur sol. Le problème, c’est que construire une usine de semi-conducteurs aux États-Unis prend quatre à cinq ans, quand la Chine est capable de le faire en moins de deux ans. La différence d’efficacité est abyssale.
Le PDG de Nvidia lui-même le reconnaît : la Chine progresse très vite. Il y a un an encore, 95 % des puces vendues en Chine provenaient de Nvidia. Aujourd’hui, cette part est tombée à zéro. Le marché a été entièrement repris par Huawei et Cambricon, dont le chiffre d’affaires a bondi de plus de 4 000 % depuis le mois d’août.
Les Chinois ont compris que, faute de pouvoir rivaliser immédiatement en puissance brute, ils devaient compenser par le logiciel. Ils produisent des composants moins puissants, mais ils les exploitent beaucoup mieux grâce à l’optimisation logicielle et à la gestion intelligente des données.
C’est là que se situe la vraie rupture : la Chine n’a pas seulement rattrapé une partie de son retard, elle a trouvé un autre chemin de développement technologique. Et, paradoxalement, les sanctions américaines ont accéléré cette indépendance. En cherchant à bloquer la Chine, Washington a en réalité accéléré sa montée en puissance.

Vincent Bezault : C’est un peu le paradoxe du protectionnisme américain…

Jacques Lemoisson : Exactement. Plus les États-Unis cherchent à contenir la Chine, plus ils la poussent à renforcer ses propres capacités. Ce qui se passe dans les semi-conducteurs est emblématique : c’est à la fois une guerre industrielle, technologique et stratégique.
Et derrière cette bataille des puces, il y a celle de l’intelligence artificielle, où la Chine avance à très grande vitesse. Elle forme des ingénieurs en masse, développe ses propres algorithmes, et dispose d’un volume de données colossal. Tout cela alimente un écosystème d’innovation extrêmement puissant.
En réalité, les semi-conducteurs et l’IA sont les deux faces d’une même médaille : la bataille pour la domination technologique mondiale.

États-Unis vs Chine : le rapport de force économique

Vincent Bezault : Tu as évoqué la puissance industrielle et technologique, mais il y a aussi le rapport de force économique global. Quand on regarde les chiffres, les États-Unis restent la première économie du monde, mais la Chine monte inexorablement. Comment situes-tu aujourd’hui l’équilibre entre les deux puissances ?

Jacques Lemoisson : Il faut d’abord rappeler que la Chine et les États-Unis reposent sur deux modèles complètement différents. L’un fonctionne à la dette, l’autre à l’épargne. Et cet écart structurel change tout.
Les ménages américains portent une dette d’environ 18 000 milliards de dollars, quand les ménages chinois disposent de 23 000 milliards d’épargne. Ce sont deux mondes opposés. L’un consomme à crédit, l’autre capitalise.
La Chine détient près de 25 % de l’épargne mondiale, ce qui en fait une puissance financière silencieuse. C’est un rapport de force moins visible que celui de la technologie ou de la géopolitique, mais c’est probablement le plus déterminant à long terme.
On assiste à un changement de régime global, et non à un simple cycle économique. Le monde bascule d’un modèle de consommation et d’endettement vers un modèle fondé sur la planification et l’accumulation de capital.
Les États-Unis vivent dans le court terme : leur horizon, c’est la prochaine élection ou le prochain trimestre boursier. La Chine, elle, planifie sur quinze ans. C’est une autre échelle de temps, une autre manière de concevoir la croissance.
Un autre élément clé, c’est la maîtrise des ressources stratégiques. La Chine assure aujourd’hui 90 % du raffinage mondial des terres rares, indispensables à la transition énergétique et à la production technologique. Les États-Unis, eux, en sont dépendants.

Vincent Bezault : Et l’Europe dans tout cela ?

Jacques Lemoisson : L’Europe a des atouts, mais elle souffre d’un court-termisme politique chronique. Elle dispose de gisements de terres rares, mais pas des capacités de raffinage. Résultat : elle dépend de la Chine pour transformer les matières premières indispensables à ses propres ambitions énergétiques et industrielles.

Chine : l’empire du temps long et de la planification

Vincent Bezault : Tu parles souvent du “temps long chinois”. Qu’est-ce que cela signifie concrètement en matière de politique économique ?

Jacques Lemoisson : C’est une notion centrale pour comprendre la Chine. Le pays fonctionne sur la planification, avec des objectifs clairs et des horizons de long terme. Ce n’est pas une économie qui vit au rythme des élections, mais une économie qui suit des plans quinquennaux, eux-mêmes inscrits dans une trajectoire à quinze ou vingt ans.
Regarde le développement des énergies renouvelables : aujourd’hui, elles représentent environ 18 % de la production énergétique, et Pékin vise 25 % dans les années à venir. Ces objectifs ne sont pas des slogans politiques, ils sont adossés à des moyens considérables.
Mais la planification chinoise ne s’arrête pas là. L’économie tout entière se transforme. La Chine cherche à réduire sa dépendance aux exportations et à construire un modèle centré sur la consommation intérieure et sur la qualité de la production. On ne cherche plus à produire plus, mais à produire mieux, plus proprement et avec plus de valeur ajoutée.
Cette transition est soutenue par des fondamentaux solides : un taux d’épargne élevé, un potentiel fiscal important, et une capacité budgétaire que peu de pays possèdent. Pékin peut mobiliser ses propres ressources pour financer sa croissance sans dépendre des marchés étrangers.
C’est ce qui lui permet d’afficher une croissance de 5 à 7 % par an sur la décennie à venir. Ce n’est plus la frénésie des années 2000, mais c’est une croissance soutenable et maîtrisée, fondée sur la cohérence et la planification.

Vincent Bezault : Donc, la Chine avance moins vite, mais de façon plus structurée ?

Jacques Lemoisson : Exactement. Les Occidentaux fonctionnent dans l’immédiateté, avec des politiques économiques réactives et souvent court-termistes. La Chine, elle, avance avec méthode, discipline et vision. C’est un pays qui pense en décennies, pas en trimestres.
C’est cette cohérence du temps long qui fait toute la différence. Elle explique pourquoi la Chine continue à se renforcer, même lorsque le reste du monde traverse des périodes d’instabilité.

Les conclusions du plénum chinois : feuille de route pour 2035

Vincent Bezault : Tu as mentionné tout à l’heure le plénum chinois, qui vient de s’achever. Quelles en sont, selon toi, les grandes conclusions économiques et politiques ?

Jacques Lemoisson : Elles sont très structurantes. Trois axes majeurs ressortent clairement.
Le premier, c’est la réunification pacifique avec Taïwan. Pékin réaffirme cet objectif, non pas sous l’angle militaire, mais dans une logique de stabilité régionale et de souveraineté retrouvée.
Le deuxième axe, c’est le changement de modèle économique. La Chine veut une économie tirée par la consommation, l’investissement intelligent et la production de haute qualité. L’idée, c’est de monter en gamme, d’augmenter la valeur ajoutée des biens produits localement et de stimuler la demande intérieure.
Le troisième pilier, c’est l’autosuffisance technologique. Pékin veut réduire au maximum sa dépendance vis-à-vis de l’Occident dans les domaines stratégiques : semi-conducteurs, intelligence artificielle, énergie et défense.
L’objectif à l’horizon 2035, c’est d’atteindre un PIB par habitant équivalent à celui d’un pays développé moyen. C’est ambitieux, mais cohérent avec la trajectoire engagée.
Et il y a un autre point très intéressant : l’État encourage désormais les entreprises à racheter leurs propres actions, à verser des dividendes et à redynamiser la Bourse. C’est un changement de paradigme. La Bourse devient un instrument de politique économique.

Vincent Bezault : Donc, la Chine cherche à faire de la Bourse un levier de croissance interne, comme l’a été l’immobilier auparavant ?

Jacques Lemoisson : Exactement. L’immobilier a longtemps été le moteur principal de l’enrichissement des ménages. Aujourd’hui, ce rôle se transfère vers les actions. La Bourse devient le nouveau vecteur d’enrichissement.
C’est une évolution majeure : après la fin du cycle immobilier et l’essoufflement du rendement obligataire, l’action redevient centrale dans la stratégie économique chinoise.
Ce n’est pas un hasard si le pouvoir met autant l’accent sur la stabilité des marchés financiers. L’idée, c’est de recréer un effet richesse interne, mais cette fois fondé sur le capital productif, et non plus sur la spéculation immobilière.

La Chine est-elle investissable ? Le débat politique

Vincent Bezault : On entend souvent, notamment dans les milieux financiers occidentaux, que la Chine serait difficilement “investissable”. Entre les questions politiques, la gouvernance du Parti communiste et les tensions géopolitiques, certains investisseurs hésitent à s’y exposer. Qu’en penses-tu ?

Jacques Lemoisson : C’est une question qui revient souvent. On me demande si la Chine est investissable, parce que ce n’est pas une démocratie. Ma réponse est simple : ce n’est pas un problème économique.
Les investisseurs n’ont jamais hésité à placer leur argent dans des pays qui ne sont pas démocratiques. L’important, ce n’est pas le régime politique, c’est la prévisibilité du cadre économique et la cohérence des politiques menées. Or, sur ce plan, la Chine est bien plus stable que beaucoup d’autres régions du monde.
Le vrai sujet, ce n’est pas la nature du régime, c’est la question du contrôle des capitaux. C’est cela que les investisseurs doivent comprendre : le cadre chinois est fermé par choix, mais il est maîtrisé.
Et puis il faut relativiser : on parle souvent du contrôle étatique en Chine, mais on oublie de mentionner des dispositifs comme le Cloud Act américain, qui autorise Washington à accéder à toutes les données hébergées sur des serveurs de sociétés américaines, où qu’elles se trouvent dans le monde. Ce n’est pas neutre non plus.

Vincent Bezault : Tu veux dire que les critiques adressées à la Chine sont souvent à sens unique ?

Jacques Lemoisson : Exactement. Il y a une forme d’hypocrisie dans le discours occidental. Les investisseurs acceptent volontiers de placer leurs capitaux dans des États autoritaires tant qu’ils sont alliés des États-Unis, mais s’interrogent dès qu’il s’agit de la Chine.
Pourtant, le pays s’ouvre progressivement : les procédures de visa ont été assouplies, les échanges bilatéraux encouragés, et Pékin cherche à attirer davantage d’investisseurs étrangers.
Il faut sortir de cette vision binaire : les gentils Américains d’un côté et les méchants Chinois de l’autre, ça n’existe pas. Le monde est bien plus nuancé que cela.
Ce qui compte, ce sont les fondamentaux économiques. Et de ce point de vue, la Chine reste un marché immense, diversifié, et désormais structuré autour d’un cadre beaucoup plus clair pour les entreprises étrangères.

Investir en Chine : les deux moteurs de la croissance future

Vincent Bezault : Tu viens d’évoquer la solidité structurelle du modèle chinois. Si l’on se place maintenant du point de vue de l’investisseur, sur quelles thématiques concrètes peut-on miser ? Quels sont, selon toi, les axes d’investissement à privilégier dans la décennie à venir ?

Jacques Lemoisson : Deux piliers dominent très clairement : la décarbonation et l’intelligence artificielle couplée à la robotique. Ce sont les moteurs de la croissance future en Chine.
La décarbonation est un axe stratégique majeur, soutenu par des investissements colossaux de l’État. Pékin a compris que la transition énergétique n’était pas seulement une question environnementale, mais aussi une question de souveraineté. Elle investit massivement dans les infrastructures vertes : énergie solaire, éolienne, hydrogène, batteries, véhicules électriques… La Chine est déjà le premier producteur mondial dans plusieurs de ces domaines.
Le second pilier, c’est la technologie, avec l’intelligence artificielle et la robotique au cœur du dispositif. Ces secteurs concentrent non seulement les investissements publics, mais aussi une grande partie des capitaux privés. Ils symbolisent la montée en gamme de l’économie chinoise.

Vincent Bezault : Mais pour un investisseur étranger, comment accéder à ces thématiques ? Les outils d’investissement sont-ils nombreux ?

Jacques Lemoisson : Pas vraiment, et c’est un point important. Les véhicules d’investissement disponibles sur ces thèmes restent très limités. Il n’existe que deux fonds mondiaux réellement spécialisés sur la Chine dans ces secteurs, dont celui que nous gérons chez Gate Capital.
Les ETF thématiques sont encore rares, souvent peu transparents, et couvrent mal la profondeur du marché chinois. Il faut donc être sélectif et s’appuyer sur des acteurs qui connaissent bien le terrain.
Pour les investisseurs particuliers, l’accès reste essentiellement limité aux actions H, cotées à Hong Kong. Les actions A, celles de la Chine continentale, sont en revanche réservées aux investisseurs professionnels.
Cela dit, même avec un univers restreint, il y a des opportunités considérables à long terme. L’État chinois aligne sa stratégie industrielle sur ces deux moteurs – énergie verte et technologie – et tout indique que ce sont eux qui tireront la croissance des quinze prochaines années.

Pourquoi la Chine va dominer l’IA et la robotique

Vincent Bezault : Tu cites l’intelligence artificielle et la robotique comme deux moteurs essentiels de la croissance chinoise. Qu’est-ce qui te fait penser que la Chine va réellement dominer ces domaines dans les années à venir ?

Jacques Lemoisson : Parce qu’elle dispose d’un avantage structurel colossal. D’abord, la Chine a bâti les infrastructures énergétiques et technologiques nécessaires à l’essor de ces secteurs.
Elle compte aujourd’hui près de 40 lignes à très haute tension, alors que l’Europe et les États-Unis n’en ont aucune. Cette capacité à transporter l’électricité sur de longues distances est un atout déterminant pour l’alimentation des data centers et le déploiement de l’intelligence artificielle à grande échelle.
Ensuite, la Chine est le premier producteur mondial de batteries, et elle investit massivement dans l’hydrogène vert. Cela lui garantit une indépendance énergétique essentielle pour soutenir la robotisation et les technologies à forte intensité électrique.
Mais ce n’est pas seulement une question d’énergie : c’est aussi une question de capacité industrielle et d’adoption technologique. Les usines chinoises sont parmi les plus automatisées du monde, et la diffusion de la robotique y est beaucoup plus rapide qu’en Occident.
La Chine fait face à un vieillissement démographique rapide, mais elle en a fait un levier. Là où d’autres pays voient une contrainte, elle y voit une opportunité pour accélérer la robotisation du travail.

Vincent Bezault : Tu veux dire que la Chine transforme sa démographie en avantage compétitif ?

Jacques Lemoisson : Exactement. L’automatisation devient une réponse structurelle à la baisse de la population active. C’est une approche pragmatique.
Et il faut le voir pour le croire : les usines chinoises sont ultra-robotisées, souvent plongées dans la pénombre, avec un fonctionnement parfaitement automatisé. C’est une image symbolique, mais très juste : en Chine, les robots travaillent dans l’obscurité, et tout fonctionne.
Cette supériorité ne repose pas seulement sur la technologie, mais aussi sur la discipline, la planification et l’échelle. C’est la combinaison du nombre, de la cohérence stratégique et de l’efficacité industrielle qui permet à la Chine de prendre une longueur d’avance.
C’est ce qui explique pourquoi elle est en passe de dominer durablement l’intelligence artificielle et la robotique, deux domaines qui façonneront l’économie mondiale de demain.

Leçons d’histoire et changement de paradigme mondial

Vincent Bezault : Quand on t’écoute, on a le sentiment que la Chine est engagée dans un mouvement de fond, presque historique. Tu parles souvent de “changement de paradigme”. Qu’entends-tu par là ?

Jacques Lemoisson : Il faut replacer la Chine dans le temps long de son histoire. Ce pays a déjà connu plusieurs cycles de puissance et de repli. Au XVe siècle, elle a dominé le commerce mondial, avant de se refermer sur elle-même pendant des siècles. Aujourd’hui, elle ne veut plus reproduire cette erreur.
La Chine a tiré les leçons de son passé : elle s’ouvre à nouveau, mais cette fois avec une stratégie planifiée et une volonté de puissance assumée. Elle cherche à redevenir un centre d’équilibre, non seulement économique, mais aussi culturel et intellectuel.
Et cette renaissance se voit aussi dans la façon dont le pouvoir politique intègre désormais les marchés financiers dans sa stratégie. La Bourse est devenue un instrument de politique économique à part entière. Ce que les observateurs étrangers appellent la “Shanghai Team” – un groupe d’experts qui conseille directement le gouvernement – en est l’illustration.
L’objectif est clair : créer un effet richesse par les actions, pour soutenir la consommation et compenser la fin du cycle immobilier.
Regarde les taux d’intérêt : le rendement de l’obligation chinoise à dix ans est autour de 1,65 %. Dans un environnement aussi bas, les actions deviennent naturellement plus attractives. C’est une logique d’arbitrage, mais aussi un signal politique fort : Pékin veut rediriger l’épargne vers le financement des entreprises.
Enfin, la Chine s’attaque à un autre chantier majeur : celui de la “lutte contre l’involution”, cette concurrence interne excessive qui pesait sur la productivité et les marges. Désormais, l’État pousse à la consolidation des secteurs, à la montée en gamme et à l’augmentation des salaires.
C’est une révolution silencieuse : la Chine passe de la surproduction à la qualité, de la dette à la consommation, de la course quantitative à la maîtrise qualitative.

Vincent Bezault : Tu considères donc que ce basculement dépasse la seule économie ?

Jacques Lemoisson : Oui, complètement. C’est un changement de modèle global. La Chine ne cherche plus seulement à rattraper l’Occident, elle veut inventer sa propre voie. C’est cette transformation – économique, culturelle et sociale – qui marque l’entrée dans une nouvelle ère.
Ce nouveau régime, c’est à l’échelle de la planète. Et quand je parle de régime, je ne parle pas de régime politique. Je parle d’un régime démographique, d’un régime technologique et d’un régime économique.
On pourrait dire que c’est un nouveau paradigme. En fait, le mot est plus juste que “régime” : on change de paradigme.
Nous vivons une convergence de changements de régime qu’on a rarement observée dans l’histoire. Cela s’est déjà produit, bien sûr, mais jamais avec une telle intensité. Nous assistons à un changement de civilisation – je n’aime pas employer ce terme car il est galvaudé en France sur le plan politique –, mais c’est bien de cela qu’il s’agit.
Il y a aujourd’hui un basculement du barycentre mondial, qui passe de l’Ouest vers l’Est, sans s’arrêter au milieu.
Et ce n’est pas seulement la Chine : les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud –, et désormais les BRICS+, avec les nouveaux pays qui ont rejoint cet ensemble, représenteront bientôt 60 % de la population mondiale et près de 60 % de la création de richesses mondiales.
Croire que nous restons uniques et omnipotents me paraît intellectuellement limité.

Vincent Bezault : Je te rejoins dans cette conclusion, Jacques. Je crois que le temps du nombrilisme est révolu. Il serait bon que certains en prennent conscience.
 
 
 
 

Les valeurs de qualité qui constituent les Sélections Elite sont toujours délaissées. Nous continuons à y voir une opportunité, car le marché peut raconter ce qu’il veut, in fine la qualité finit toujours par payer.

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