
Le niveau d’endettement de la France peut-elle provoquer une crise d’ampleur ? Pour certains, la France fonce effectivement droit le mur. Pour d’autres, la situation reste gérable tant que la confiance des marchés tient. Christian Parisot, président d’Altaïr Economics, remet les choses en perspective et combattre les idées reçues.
Vincent Bezault : On a beaucoup entendu de choses à propos de la dette française. Il est vrai que la question préoccupe tout le monde, mais les avis sont très partagés. Certains annoncent la catastrophe, d’autres nous expliquent qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Comment expliquer un tel écart d’analyse alors que tous les économistes disposent des mêmes données ?
Oui je pense qu’il y a beaucoup d’éléments qui rentrent en compte comme toujours c’est pas un sujet simple, c’est à dire que pour dire que un jour la France va pas pouvoir rembourser sa dette, c’est pas qu’un qu’une seule donnée, c’est à dire que souvent on parle du ratio dette sur PIB comme ce ratio.
Christian Parisot : Beaucoup d’éléments entrent en compte comme toujours. Dire qu’un pays va un jour se retrouver dans l’incapacité de rembourser sa dette ne dépend pas d’un seul paramètre. Souvent, on se focalise sur le ratio dette/PIB comme s’il était la clé de tout. Mais c’est une erreur.
Regardez le Japon : il affiche une dette publique supérieure à 200 % du PIB, et pourtant, il n’a pas fait faillite. Il n’a pas fait défaut non plus. C’est bien la preuve que ce ratio n’est pas en soi un indicateur de risque de défaut.
La dette, ce n’est pas seulement une question de niveau, c’est une question de structure, de confiance et de dynamique. Il faut donc examiner un ensemble d’indicateurs.
Et puis il faut garder à l’esprit une idée essentielle : un pays souverain ne meurt pas. Contrairement à une entreprise, il n’a pas d’horizon fini. Le vrai sujet n’est donc pas la dette en soi, mais sa soutenabilité, c’est-à-dire la capacité à en assurer le service sur la durée. Et cette soutenabilité dépend d’un ensemble de paramètres : le niveau d’épargne nationale, le taux d’intérêt auquel on emprunte, la confiance des marchés, la charge de la dette, et la dynamique de croissance. On ne peut pas conclure à partir d’un seul ratio.
France : comment mesure la gravité de la situation ?
Vincent Bezault : Donc, on ne peut pas résumer la situation française à un ratio unique ?
Christian Parisot : Absolument pas. C’est une tentation compréhensible – avoir un chiffre magique au-delà duquel on serait « en danger » -, mais c’est illusoire. Il n’y a pas de seuil universel. Certains aimeraient pouvoir dire : « au-delà de 100 % du PIB, c’est la faillite ». Mais ce n’est pas ainsi que les finances publiques fonctionnent.
Ce qui compte, c’est l’équilibre d’ensemble, et surtout, la dynamique. Une dette élevée peut être parfaitement soutenable si les taux sont faibles, si la croissance est solide et si les investisseurs conservent confiance. L’inverse est vrai : une dette plus modeste peut devenir insoutenable si la croissance s’effondre et que les taux s’envolent.
Il faut aussi raisonner sur le temps long. Un pays ne rembourse jamais sa dette en une génération. La France, comme d’autres, vit avec un endettement qui se renouvelle en permanence. Le vrai sujet n’est pas « peut-on rembourser ? », mais « peut-on continuer à la refinancer sans difficulté ? ».
Une charge d’intérêt encore supportable ?
Vincent Bezault : On entend souvent dire que la charge de la dette est devenue insoutenable. Est-ce vraiment le cas ?
Christian Parisot : Aujourd’hui, la charge d’intérêt représente environ 2 % du PIB. Ce n’est pas négligeable, mais c’est loin d’être dramatique. Pour comparer, les États-Unis consacrent plus de 4 % de leur PIB au paiement des intérêts. Et pourtant, on ne parle pas de crise de la dette américaine.
La France bénéficie encore des conditions d’emprunt très favorables qu’elle a obtenues ces dernières années. Pendant une décennie, les taux étaient historiquement bas. L’État a pu se financer presque gratuitement. Cette période nous protège encore aujourd’hui, car une grande partie de la dette ancienne reste à taux très faible.
Autrement dit, le coût de la dette est supportable. On n’est pas dans une situation où le service de la dette écrase le budget. Bien sûr, c’est de l’argent qui ne va ni à l’éducation, ni à la recherche, ni à l’investissement productif, et c’est regrettable. Mais ce n’est pas non plus une charge qui met en danger la stabilité financière de l’État.
Ce qu’il faut regarder, ce n’est pas seulement le montant absolu de la dette, mais son coût réel dans le temps. Et à ce titre, la France reste dans une zone relativement sûre, du moins pour l’instant.
France : une possible dégradation ?
Vincent Bezault : Donc, la situation n’est pas alarmante aujourd’hui, mais elle pourrait le devenir ?
Christian Parisot : Oui, si les taux d’intérêt réels augmentaient durablement. Le problème vient du fait que la France a un endettement élevé. Si on devait refinancer progressivement tout cet encours à des taux plus élevés, la charge d’intérêt finirait par exploser.
Mais dire qu’aujourd’hui la dette est insoutenable serait une exagération. Elle pourrait le devenir sous certaines hypothèses : si la croissance restait faible, si les taux montaient trop, ou si la confiance des marchés se détériorait.
Pour le moment, nous n’en sommes pas là. Mais la vulnérabilité existe : plus la dette est élevée, plus elle devient sensible à toute variation des taux.
L’État ne rembourse pas sa dette
Vincent Bezault : Vous l’avez dit, un pays ne meurt pas. Cela veut dire que la dette n’a pas vocation à être remboursée ?
Christian Parisot : Exactement. C’est une notion qu’il faut bien comprendre : l’État ne rembourse jamais le capital de sa dette, il paie uniquement les intérêts. Il renouvelle continuellement les emprunts arrivés à échéance.
Ce qui compte donc, c’est la confiance. Tant que les investisseurs acceptent de prêter à des conditions raisonnables, la dette reste soutenable.
Le vrai critère, c’est la base taxable, autrement dit le PIB. Si le PIB croît, le poids relatif de la dette diminue. C’est pour cela qu’on dit souvent que la dette se résout par la croissance. Mais encore faut-il que la croissance soit là.
La dette en soi n’est pas dangereuse. Ce qui l’est, c’est une économie stagnante. Si la richesse nationale ne progresse plus, alors le ratio dette/PIB augmente mécaniquement, même si les dépenses restent stables.
C’est pour cela que je dis souvent : ce n’est pas l’endettement qui tue, c’est l’absence de croissance.
Le véritable enjeu pour la France
Vincent Bezault : Finalement, la vraie question n’est-elle pas la qualité de l’usage qu’on fait de cette dette ? Après tout, une dette qui finance la croissance n’a pas le même effet qu’une dette qui finance les dépenses courantes.
Christian Parisot : C’est effectivement un point fondamental. S’endetter n’est pas un problème en soi, à condition que l’argent emprunté soit utilisé pour financer des investissements productifs — ceux qui génèrent de la croissance future, de la richesse, et donc des recettes fiscales.
Si l’endettement sert à payer les salaires des fonctionnaires ou les dépenses de fonctionnement, il ne produit pas de retour économique. C’est alors une dette stérile. En revanche, si l’on s’endette pour investir dans les infrastructures, la recherche, l’éducation, la transition énergétique, ou encore pour moderniser l’économie, cette dette devient vertueuse.
Regardez les États-Unis. Leur dette coûte plus cher que la nôtre, mais elle finance souvent des baisses d’impôts ciblées ou des plans d’investissement massifs. Pareil pour l’Allemagne : quand Berlin s’endette, c’est généralement pour améliorer les infrastructures, soutenir l’industrie, ou accélérer la transformation écologique. Dans ces cas-là, le rendement de l’investissement est supérieur au coût de la dette, ce qui rend l’endettement parfaitement soutenable.
L’équation est simple : tant que le retour sur investissement dépasse le taux d’intérêt, il n’y a aucun problème de solvabilité.
Vincent Bezault : En France, on ne peut pas en dire autant…
Christian Parisot : Malheureusement non. Chez nous, une part importante de la dette sert à financer les dépenses de fonctionnement de l’État. Ce n’est pas nouveau, mais le problème s’aggrave. Nous utilisons l’endettement pour maintenir le niveau de vie budgétaire, pas pour investir dans la croissance future.
Or, il faut bien comprendre que seule la croissance permet de réduire le poids de la dette. Si l’on s’endette sans créer de richesse supplémentaire, le poids de la dette finit par devenir un frein à la croissance elle-même. C’est un cercle vicieux.
La France, championne de la fiscalité ?
Vincent Bezault : Revenons sur le niveau des prélèvements obligatoires. Si la dette ne peut plus être réduite par la croissance, reste l’arme des impôts. Mais on entend souvent que la France a déjà atteint un niveau record de prélèvements obligatoires. Est-ce vraiment un obstacle à la soutenabilité de la dette ?
Christian Parisot : C’est même un des principaux points de fragilité du modèle français. Nous avons un taux de prélèvements obligatoires supérieur à 45 % du PIB, le plus élevé du monde développé. Cela signifie que la marge de manœuvre fiscale est quasiment nulle.
Augmenter encore les impôts ne produirait sans doute pas de recettes supplémentaires, et risquerait même d’en faire baisser certaines. C’est exactement ce qu’illustre la courbe de Laffer, du nom de l’économiste américain Arthur Laffer.
Cette courbe montre qu’au-delà d’un certain point, l’impôt détruit sa propre base : plus on taxe, moins on perçoit. Les agents économiques adaptent leur comportement. Certains évitent l’impôt, d’autres travaillent moins, d’autres encore s’expatrient.
Et la France en a déjà fait l’expérience à plusieurs reprises.
Plus d’impôt ne veut pas dire plus de recettes
Christian Parisot : Prenez un exemple concret : celui de l’emploi à domicile. Pendant des années, les ménages pouvaient déduire une partie des dépenses liées à l’emploi d’une aide à domicile ou d’un professeur particulier. Quand l’État a décidé de réduire ces déductions fiscales pour faire des économies, il a provoqué une explosion du travail dissimulé.
Les gens se sont adaptés. Au lieu de tout déclarer, ils ont réduit le nombre d’heures officielles et payé une partie “au noir”. Résultat : non seulement les recettes fiscales ont baissé, mais le secteur lui-même s’est contracté.
Autre exemple : la fiscalité du patrimoine. Quand on taxe le capital à un niveau supérieur à son rendement, cela devient confiscatoire. Les détenteurs de patrimoine cherchent à s’en protéger, parfois en quittant le pays. Ce n’est pas une question morale, c’est une simple logique économique.
Et puis il y a le cas emblématique de la taxation du tabac. Pendant longtemps, l’État augmentait les taxes en pensant accroître ses recettes. Mais au bout d’un moment, les consommateurs ont commencé à acheter leurs cigarettes à l’étranger ou sur le marché parallèle. Résultat : les recettes fiscales ont chuté, bien plus vite que prévu.
Tout cela montre qu’il existe une limite naturelle à la pression fiscale. Nous y sommes. Chaque hausse d’impôt produit désormais moins de rendement.
C’est ce qu’on appelle la fatigue fiscale : à force de trop taxer, on décourage la production et on fragilise la base imposable. Et dans ces conditions, vouloir redresser les comptes publics par la seule fiscalité est une impasse.
France : une perte de crédibilité budgétaire
Vincent Bezault : Autrement dit, on ne peut plus compter sur les impôts pour stabiliser la dette. Est-ce que cela veut dire que la France n’a plus de levier crédible ?
Christian Parisot : Disons qu’elle a perdu en flexibilité. On ne peut plus vraiment augmenter les impôts sans casser la croissance, et réduire les dépenses massivement est politiquement très difficile.
Le résultat, c’est que la France reste coincée dans une logique de déficit chronique. Elle ne parvient plus à réduire structurellement son déficit public, ce qui inquiète les marchés. Car derrière cette incapacité à rééquilibrer les comptes, il y a un doute sur la volonté politique de le faire.
Les investisseurs ne s’arrêtent pas au niveau de la dette, ils regardent la trajectoire et la cohérence des politiques publiques. C’est la crédibilité de l’État qui conditionne sa capacité à emprunter à bon prix.
La confiance des marchés : le juge de paix
Vincent Bezault : En somme, tout repose sur la confiance des marchés. Est-ce que la France risque une sanction sur ce terrain-là ?
Christian Parisot : À court terme, non. Mais à moyen terme, c’est un risque réel. La France reste un pays solide, membre de la zone euro, avec un cadre institutionnel stable et une épargne abondante. Ces atouts lui assurent encore des conditions de financement favorables.
Mais attention : environ 50 % de la dette française est détenue par des non-résidents. Cela veut dire que la France dépend en partie de la confiance étrangère.
Si cette confiance venait à s’éroder, même légèrement, les investisseurs exigeraient des taux plus élevés pour continuer à prêter. Et c’est là que le cercle vicieux pourrait s’enclencher : hausse des taux ; hausse de la charge de la dette ; aggravation du déficit ; nouvelle perte de confiance.
C’est une mécanique auto-réalisatrice, et c’est ce qu’il faut absolument éviter.
Un effet de ciseaux entre taux et croissance
Vincent Bezault : Si on résume, le risque n’est pas immédiat mais il existe. Est-ce qu’il vient surtout du différentiel entre la croissance et les taux d’intérêt ?
Christian Parisot : Exactement. C’est ce qu’on appelle l’effet de ciseaux. Tant que les taux d’intérêt restent inférieurs à la croissance nominale, la dette est gérable. Mais dès que les taux dépassent la croissance, le poids de la dette augmente mécaniquement, même si l’État ne dépense pas plus.
Et c’est précisément ce qui se passe aujourd’hui : la croissance nominale française tourne entre 0,5 % et 1 %, l’inflation reste autour de 0,7 %, et nous empruntons à des taux proches de 3,5 %. Autrement dit, le coût de la dette augmente plus vite que la richesse créée.
C’est une situation dangereuse à long terme, car elle oblige l’État à faire des efforts budgétaires simplement pour stabiliser sa dette, sans même parler de la réduire. Il faut alors soit baisser les dépenses, soit augmenter l’épargne publique. Et comme on ne peut pas jouer sur les impôts, la marge est très faible.
La maturité de la dette française nous protège… pour l’instant
Heureusement, tout n’est pas noir. La France a eu la bonne idée d’allonger la maturité moyenne de sa dette. Cela veut dire que l’État ne doit pas refinancer tout son stock chaque année. En moyenne, il renouvelle ses emprunts tous les 8 à 10 ans.
C’est un bouclier temporaire. Cela nous laisse du temps avant que la hausse des taux ne se répercute pleinement sur la charge d’intérêt. En clair, nous bénéficions encore de la période bénie où l’État empruntait à des taux nuls, voire négatifs.
Mais ce répit n’est pas éternel. Si les taux restent élevés plusieurs années, leur impact se fera sentir progressivement. C’est à ce moment-là que la charge de la dette pourrait devenir réellement préoccupante.
À court terme, la situation est donc supportable, mais structurellement fragile. Et ce qui la rend encore plus délicate, c’est notre dépendance à la conjoncture européenne.
La France, vulnérable dans la zone euro ?
Vincent Bezault : Justement, quel rôle joue l’appartenance à la zone euro dans cette équation ?
Christian Parisot : Elle joue un rôle double. D’un côté, c’est une protection : l’euro nous met à l’abri des crises de change et des paniques bancaires. Les marchés savent que la BCE peut intervenir en dernier ressort pour éviter un effondrement. Cela rassure les investisseurs.
Mais de l’autre, c’est aussi une contrainte. La France n’a plus la main sur sa politique monétaire. Les taux sont décidés à Francfort, en fonction de la moyenne de la zone, pas de la situation spécifique de chaque pays.
Et aujourd’hui, la France est dans une situation paradoxale : une inflation plus faible que ses voisins, une croissance plus molle, mais des taux d’intérêt identiques. Autrement dit, une politique monétaire trop restrictive pour son économie.
Si la BCE maintient des taux élevés pour freiner la surchauffe en Allemagne ou aux Pays-Bas, la France, elle, étouffe. Elle subit une politique de taux qui n’est pas calibrée pour sa propre conjoncture.
C’est exactement ce qui s’est produit en Italie il y a quelques années : l’économie stagnait, mais les taux montaient. Résultat, le pays s’enfonçait encore plus, car la charge de la dette augmentait alors même que la croissance ralentissait.
La prime de risque française
Vincent Bezault : Est-ce que la France risque de connaître une situation similaire ?
Christian Parisot : Nous n’en sommes pas là, mais c’est un scénario à surveiller. Pour l’instant, la prime de risque française reste contenue. Mais elle pourrait remonter si les marchés estiment que la France ne maîtrise plus ses finances publiques.
Il faut savoir que les marchés évaluent chaque État de la zone euro en fonction de deux critères : sa dynamique économique et sa discipline budgétaire.
Or, sur ces deux points, la France n’est pas dans la meilleure position. Sa croissance est atone, et sa trajectoire budgétaire reste floue. Si rien ne change, les investisseurs demanderont une rémunération supplémentaire pour continuer à prêter.
Cela se traduirait par une hausse des taux longs français par rapport aux taux allemands. C’est ce qu’on appelle la pentification de la courbe : les taux à 30 ans augmentent plus que ceux à 10 ans, signe que les marchés doutent de la soutenabilité à long terme.
C’est déjà arrivé à l’Italie, et cela pourrait se reproduire ailleurs. Ce serait le signe d’une asphyxie progressive, pas d’une crise brutale.
France : un scénario d’asphyxie lente
Vincent Bezault : Vous parlez d’asphyxie. Est-ce que c’est ça, le scénario de la “mort lente” que vous évoquez souvent ?
Christian Parisot : Oui, c’est exactement cela. Il n’y aura pas de faillite soudaine, pas de choc de confiance immédiat. Ce que nous risquons, c’est un affaiblissement progressif.
C’est un peu comme une économie qui se vide de son énergie sans s’en rendre compte. Chaque année, un peu plus de croissance est grignotée par le service de la dette. Chaque année, les marges de manœuvre budgétaires diminuent. Et dans le même temps, le niveau d’imposition reste trop élevé pour relancer l’activité.
On finit par entrer dans une forme de stagnation prolongée, où tout devient plus difficile : réformer, investir, innover. Ce n’est pas une explosion, c’est une lente érosion.
Et c’est peut-être le pire des scénarios, parce qu’il ne crée pas de réaction immédiate. On s’habitue à vivre dans une économie molle, à croissance zéro, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour en sortir.
L’Italie, un exemple à suivre ?
Vincent Bezault : Vous évoquez souvent l’Italie comme un contre-exemple. Quelles leçons la France doit-elle en tirer ?
Christian Parisot : L’Italie est un cas d’école. Pendant des années, elle a été piégée par ses propres taux d’intérêt. L’économie stagnait, la dette était très élevée, et les investisseurs exigeaient une rémunération plus forte pour compenser le risque. Résultat : la charge de la dette augmentait, ce qui creusait encore le déficit.
C’est ce qu’on appelle un cercle vicieux. Plus la dette semble risquée, plus les taux montent, et plus elle devient difficile à soutenir. L’Italie a mis des années à s’en sortir, grâce à une discipline budgétaire imposée et à l’appui implicite de la BCE.
La France n’en est pas là, mais elle doit éviter de suivre le même chemin. Si notre croissance reste durablement inférieure à la moyenne européenne et que notre dette continue d’augmenter, les marchés pourraient nous appliquer une prime de risque similaire.
L’euro protège, mais ne sauve pas
Vincent Bezault : Vous avez mentionné la BCE. Est-ce qu’on peut compter sur elle pour éviter ce genre de dérapage ?
Christian Parisot : La BCE est une force de stabilisation, mais ce n’est pas un sauveur automatique. Son rôle est de garantir la stabilité de la zone euro, pas de financer les États individuellement.
Elle dispose de plusieurs outils, comme le Transmission Protection Instrument (TPI), qui lui permet d’intervenir si un pays voit ses taux diverger sans justification économique. Mais ces interventions sont conditionnelles : elles supposent que le pays concerné respecte les règles budgétaires européennes.
Autrement dit, la BCE peut aider, mais elle ne peut pas tout faire. Si la France perd sa crédibilité budgétaire, elle ne pourra pas compter sur un “chèque en blanc” de Francfort. La politique monétaire protège, mais elle ne remplace pas une gestion saine des finances publiques.
C’est pour cela qu’il est crucial de préserver la confiance. Une fois qu’elle est perdue, il faut des années pour la regagner.
France : une lente perte de vitalité économique
Vincent Bezault : Au fond, le danger n’est pas la crise, mais la perte de vitalité du pays ?
Christian Parisot : Exactement. Ce que nous vivons, c’est une érosion lente de nos capacités de croissance. La dette ne provoque pas une explosion, elle agit comme une compression continue.
Regardez autour de nous : la France dépense énormément, mais le service public se dégrade. L’éducation souffre, la santé est sous tension, la justice manque de moyens, et pourtant les budgets n’ont jamais été aussi élevés.
C’est le symptôme d’un État qui dépense mal. L’argent est là, mais il n’est pas orienté vers la productivité, la modernisation, ou l’investissement d’avenir. C’est ce qui rend la situation si frustrante : on a la dépense, mais pas les résultats.
Et cette inefficacité finit par peser sur la croissance, sur les salaires, sur le pouvoir d’achat, sur tout. Un pays qui n’investit plus dans sa propre performance finit par perdre sa valeur ajoutée.
Le cercle vicieux de la stagnation
Vincent Bezault : Vous parlez d’un enchaînement durable : dette élevée, faible croissance, stagnation. Est-ce réversible ?
Christian Parisot : Théoriquement oui, mais c’est très difficile politiquement. Parce que pour s’en sortir, il faut des réformes structurelles profondes : sur la dépense publique, la fiscalité, le marché du travail, la formation. Ce sont des chantiers lourds et impopulaires.
Mais si on ne les fait pas, le pays s’enfonce dans un modèle d’étouffement progressif. Moins de croissance signifie moins de recettes fiscales, donc plus de dette, donc plus de dépenses d’intérêts. Et ainsi de suite.
Ce scénario n’a rien de spectaculaire. Il n’y a pas de crise soudaine, pas de faillite. Simplement, la France s’épuise lentement. C’est pour ça que je parle de “mort lente” : une dégradation progressive, imperceptible à court terme, mais inévitable si rien ne change.
La confiance, encore et toujours
Vincent Bezault : La clé, c’est donc la confiance ?
Christian Parisot : Absolument. Tant que les marchés croient à la capacité de la France à tenir ses engagements, il n’y a pas de risque de crise. Mais la confiance, c’est fragile. Elle ne repose pas seulement sur les chiffres, mais sur la cohérence du discours politique, sur la visibilité des réformes, et sur la crédibilité de l’action publique.
Une dette n’est soutenable que si les investisseurs croient que le pays a les moyens – et la volonté- de la gérer. Dès que ce doute s’installe, les taux montent, et la mécanique s’emballe.
Le drame, c’est que dans un contexte où la croissance mondiale ralentit, les marges de manœuvre deviennent de plus en plus étroites. La moindre erreur de trajectoire se paye cher.
Et aujourd’hui, la France flirte dangereusement avec cette limite : ni en crise, ni en rémission. Simplement bloquée.
Un scénario à la japonaise ?
Vincent Bezault : Certains comparent la situation française à celle du Japon. Vous partagez ce parallèle ?
Christian Parisot : En partie, oui. Le Japon vit depuis trente ans avec une dette colossale, mais il a deux avantages : une épargne domestique massive et un excédent courant. Cela veut dire que le pays finance sa propre dette avec l’argent de ses citoyens.
La France, elle, a un déficit courant, même modéré. Elle dépend donc en partie de l’épargne étrangère. C’est une différence majeure.
Si les Japonais financent leur État, ils ne peuvent pas le sanctionner en vendant leurs obligations. Les marchés étrangers, eux, le peuvent. C’est pour cela que le Japon n’a jamais connu de crise de financement, malgré un ratio dette/PIB supérieur à 250 %.
La France, en revanche, doit maintenir la confiance de ses créanciers internationaux. C’est faisable, mais cela demande de la discipline et de la cohérence.
Quelle influence sur les investissements ?
Vincent Bezault : Est-ce que cette situation commence déjà à se refléter dans le comportement des marchés financiers ?
Christian Parisot : Oui, et c’est un signal que beaucoup sous-estiment. Les marchés actions traduisent déjà une prime de risque implicite sur la France. Les grandes valeurs internationales – dans le luxe, l’aéronautique, l’énergie- continuent d’attirer les investisseurs. Mais les valeurs domestiques, celles qui dépendent de la conjoncture française, sont boudées.
Les banques, la distribution, l’immobilier, la construction : tous ces secteurs souffrent d’une croissance interne atone et d’un niveau d’endettement privé élevé.
Cela crée une fracture au sein même du CAC 40. D’un côté, des champions mondiaux qui vivent de la demande américaine ou asiatique ; de l’autre, des acteurs tournés vers le marché français, pénalisés par la stagnation.
Ce n’est pas un hasard si la Bourse de Paris sous-performe régulièrement les grands indices mondiaux. C’est le reflet d’une économie qui peine à générer de la croissance interne durable.
Le risque France
Vincent Bezault : Vous voulez dire que le “risque France” revient ?
Christian Parisot : Exactement. On assiste à la réapparition d’un écart de perception au sein même de la zone euro. Pendant des années, tout le monde empruntait au même taux, ou presque. Mais petit à petit, les investisseurs différencient à nouveau les pays selon leur discipline budgétaire et leur dynamisme économique.
C’est une évolution insidieuse, mais très révélatrice. Cela veut dire que la France est de plus en plus vue comme un pays « intermédiaire » : ni en crise comme l’Italie, ni exemplaire comme l’Allemagne.
C’est cette zone grise qui est dangereuse, car elle entretient un flottement permanent. Le pays ne s’effondre pas, mais il ne progresse plus. On ne parle pas ici de faillite, mais d’un affaiblissement structurel.
France : Les marges de manœuvre se réduisent
Vincent Bezault : Est-ce qu’il reste des leviers pour éviter cette lente érosion ?
Christian Parisot : Il en reste, mais ils exigent du courage politique. Le principal, c’est la croissance par la productivité. Cela passe par un travail patient : réforme de la dépense publique, simplification administrative, amélioration de la formation, et investissement dans la recherche et l’innovation.
Ce sont des leviers qui ne produisent pas d’effet immédiat, mais qui redonnent du souffle à long terme. Il faut aussi repenser la qualité de la dépense publique : réduire ce qui entretient la rente et renforcer ce qui soutient l’investissement.
Le second levier, c’est la réallocation de l’épargne. La France est un pays riche en épargne privée, mais une partie considérable dort sur des produits sans risque, au lieu d’être orientée vers le financement de l’économie réelle.
Si l’État parvient à canaliser cette épargne vers les entreprises, les infrastructures ou la transition écologique, il pourra relancer la croissance sans creuser la dette. Mais pour cela, il faut recréer de la confiance dans la stratégie économique.
France : une confiance à reconquérir
Vincent Bezault : On en revient toujours à la confiance…
Christian Parisot : Oui, parce que c’est le nerf de la guerre. La confiance, c’est ce qui permet à un pays endetté de continuer à vivre normalement. Et elle repose sur trois piliers : la crédibilité budgétaire, la visibilité politique et la cohérence économique.
Aujourd’hui, la France envoie des signaux contradictoires. On parle de rigueur, mais on multiplie les dépenses. On parle d’investissement, mais on gèle les crédits. On parle de réforme, mais on diffère les décisions.
Tant que cette incohérence persiste, les investisseurs resteront prudents. Et la prudence des investisseurs, c’est exactement ce qui entretient la stagnation.
Nous ne sommes pas à la veille d’une crise de financement. Mais nous sommes dans une situation où la dette agit comme un poids mort, freinant la croissance et la capacité d’action publique.
C’est le scénario de la mort lente : un pays qui ne tombe pas, mais qui s’enlise.
La Synthèse de Vincent
Que va-t-il se passer sur les marchés ?
Les valeurs de qualité qui constituent les Sélections Elite sont toujours délaissées. Nous continuons à y voir une opportunité, car le marché peut raconter ce qu’il veut, in fine la qualité finit toujours par payer.